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Chapitre 10

La lourde porte en fer se referma silencieusement derrière les trois hommes. Ils demeurèrent dans lobscurité du couloir le temps que leurs yeux shabituent progressivement à la faible lumière qui éclairait lescalier se dessinant devant eux. Sans un mot, ils revêtirent les robes écarlates quon avait laissées pour eux à lentrée. Ils nouèrent le cordon brodé dor autour de leur taille et relevèrent leur capuche, avant de se diriger en file indienne vers le haut de lescalier. Chacun de leurs mouvements leur était familier, comme sils sétaient déjà trouvés là à de nombreuses reprises. Ils étaient bien au-dessous des fondations du château, dans un domaine secret, taillé dans le roc à lépoque où les drakkars dominaient encore les fjords. Depuis près dun millénaire, les seuls bruits de pas qui résonnaient dans ces couloirs étaient ceux des membres de la confrérie. Pendant que les trois hommes descendaient lescalier, la roche humide exhalait lessence du passé. Le calcaire poreux semblait avoir gardé en lui le souffle de leurs ancêtres et jeter un pont entre eux et le monde des esprits, qui semblait les attirer aux portes mêmes du Valhalla.

Arrivés en bas de lescalier, ils pénétrèrent dans une salle circulaire, leur sanctuaire. Dabord ils furent aveuglés par la lumière dune dizaine de torches disposées à intervalles réguliers tout autour de la pièce sur des piédestaux. De leurs longues flammes émanaient de minces volutes de fumée noire, tourbillonnant jusquau plafond en coupole. Peu à peu, ils discernèrent des arcades reposant sur douze piliers taillés dans le roc, derrière lesquelles se trouvait une allée circulaire.

Sur chaque pilier, une redoutable hache darmes, dont la lame renvoyait des éclats de lumière dorée, était fixée à laide dune lanière tressée. Au-dessus de chaque hache étaient suspendus la cotte de mailles et le casque conique dun ancien guerrier, dont la visière aux yeux vides séclairait par intermittence au rythme du vacillement de la torche la plus proche. Devant les piliers étaient disposées douze lourdes chaises en chêne identiques, ornées de sculptures danimaux et dinscriptions runiques. Et au milieu trônait une table ronde massive, dont le bois avait été usé et terni par le temps. Sur la table, un planétaire à douze branches surmonté dune sculpture plongée dans lombre prolongeait la symétrie de la pièce.

Les trois hommes entrèrent silencieusement et prirent place derrière leur chaise, autour de la table. Les mains jointes devant eux, ils sinclinèrent avant de sasseoir. Toutes les chaises étaient désormais occupées à lexception dune seule, située juste en face de lentrée. Le pilier qui se trouvait derrière elle était éclairé par une double torche et la hache étincelait comme si elle venait dêtre affûtée.

La silhouette encapuchonnée assise à gauche de la chaise vide se leva, la main droite en avant, révélant ainsi une profonde cicatrice sur sa paume. Lhomme sexprima en anglais, avec une voix grave et râpeuse.

— Herr Professor. Votre Excellence. Monsieur le président. Bienvenue. Le félag est presque au complet.

Il se rassit et posa la main gauche sur la table. Il portait à lindex une bague lumineuse, une chevalière tressée en or sur laquelle était gravé un symbole linéaire semblable aux runes sculptées dans sa chaise.

— Depuis trente générations, dit-il, nous alimentons le feu de Thor pour le retour de notre roi. Aujourdhui, les forces qui cherchent à nous détruire menacent de nouveau le caractère sacré du félag. Nous userons de tous les pouvoirs dont nous disposons pour préserver notre trésor, pour trouver lhéritage que nous a légué le roi des rois.

Il montra la chaise vide à côté de lui.

— Mais avant douvrir le conseil, nous devons compléter notre cercle.

Une autre silhouette encapuchonnée émergea de lombre de lallée, derrière la chaise vide. Dans la lueur de la double torche, sa robe semblait en feu, flamboyante comme les flammes orange dun âtre. Lhomme avait les mains jointes devant lui et le visage dissimulé derrière sa capuche.

— Avez-vous accompli la tâche qui vous a été assignée ?

— Jai commencé.

— Approchez.

Lhomme avança à côté du pilier jusquà ce quil se trouve au niveau de la hache, dont la lame scintillante nétait quà quelques centimètres de sa tête. Il leva la main droite et tira légèrement sa capuche en arrière. Il avait le teint blafard et les lèvres minces. Une cicatrice irrégulière lui traversait la joue de lœil au menton.

— Vous avez fait le serment de venger votre grand-père, notre compagnon de tolet, qui a été le dernier à occuper cette chaise. La vendetta se poursuivra jusquà ce que tous nos ennemis soient morts. Vous chercherez à savoir ce quils savent et ferez disparaître leurs informations avec eux. Votre vengeance sera terrible. Vous ferez honneur au félag et gagnerez votre place à cette table.

Lhomme debout à côté du pilier passa le doigt sur la cicatrice de sa joue en grimaçant légèrement de douleur. Il sinclina en direction de la table et lesquisse dun sourire lui traversa les lèvres. Les onze autres le regardèrent se tourner vers la hache. Il posa la paume de sa main droite sur la lame et la fit glisser en appuyant fortement sur lacier jusquà ce que le sang coule. Puis il plongea sa main ensanglantée dans sa robe pour en sortir une bague en or, identique à celle que portait lhomme assis à la table. Il fit quelques pas en avant et sassit. Tous les autres levèrent alors la main de concert : ils arboraient la même bague et la même cicatrice sur la paume.

Soudain, une rivière de feu embrasa la sculpture jusqualors plongée dans lobscurité au-dessus de la table. Les flammes, qui léchaient lintérieur du planétaire en verre, se voyaient par transparence et projetaient lombre des silhouettes encapuchonnées sur le mur, tandis quelles diffusaient sur la lame des haches et les casques vides une lumière orangée vacillante. Ils avaient été rejoints par les esprits de lancien félag, la confrérie sacrée, par les guerriers qui, encore une fois, avaient interrompu leur éternel festin au Valhalla pour revêtir leur armure et reprendre le combat.

Cette sculpture était leur emblème. Avec ses sept branches, cet arbre de vie éclairerait leur chemin jusquà lultime bataille de la fin des temps, lorsquils pourraient enfin manier la hache de guerre au coude à coude avec leur roi.

Les douze silhouettes savancèrent jusquà ce que leurs bagues se touchent. Le sang du blessé ruisselait sur les manches des autres et sur le symbole embrasé. Lorsque leurs poings se touchèrent, celui qui avait pris la parole le premier parla une dernière fois.

— Hann till Ragnaroks.

 

Jack eut limpression de se réveiller de son pire cauchemar. Il se rendit compte quil était conscient lorsquil reconnut le son de sa propre respiration, un bruit dinspiration râpeux suivi dun sifflement à travers la soupape de son détendeur. Peu à peu, il retrouva ses sensations corporelles, la douleur sourde de son ancienne blessure au côté et un élancement plus violent dans la jambe. Il avait le sentiment davoir été dans les limbes pendant une éternité, suspendu entre le monde du rêve et une certaine forme de réalité mais, lorsquil ouvrit les yeux et vit laffichage numérique qui donnait lheure dans son casque, il constata quil ne sétait écoulé que quelques minutes. À travers sa visière, il aperçut un mirage kaléidoscopique fragmenté et souillé de traînées rouges qui lui parut être une véritable hallucination. Il ferma les yeux et fut immédiatement confronté à une autre image, que son esprit refusait deffacer, la silhouette spectrale dun homme couché en face de lui, comme sil avait flotté au-dessus de son propre corps enveloppé dans un linceul et enseveli sous la glace. Puis limage séloigna alors quil flottait de plus en plus haut. Il en éprouva un soulagement profond. Pourtant, quelque chose en lui luttait désespérément pour la retenir, comme si limage de sa propre mort avait été son seul lien avec la vie.

Le bruit saccadé de sa soupape dexpiration se transforma soudain en un gigantesque bouillonnement, suivi dun sifflement perçant. Il rouvrit les yeux et vit une ligne diagonale en travers de sa visière. Il comprit quil était à moitié hors de leau, que ce quil avait vu quelques instants auparavant nétait que la lumière de sa lampe frontale se réfléchissant dans des débris de glace émaillés de sang.

Sa lampe était désormais au-dessus de leau et il discerna une paroi de glace à seulement quelques centimètres de son visage. Il tourna lentement la tête vers la droite jusquà ce quil voie lensemble de son corps. Il se trouvait à lintérieur dune cavité de la taille dune petite voiture. Au-dessus de lui, sa soupape dexpiration avait créé une poche dair. Les parois, contrairement à celles du tunnel creusé par la sonde, étaient irrégulières et se composaient de grands blocs de glace qui semblaient avoir été violemment agrégés. Certains étaient dune blancheur trouble, dautres, presque transparents, donnaient limpression que la cavité se prolongeait dans des fissures et des tunnels.

Lespace dun instant, lesprit de Jack se mit de nouveau à vagabonder. Celui-ci se sentait à labri comme dans un cocon, comme si la cavité qui sétait ouverte et lavait protégé de limpact écrasant de la glace constituait son ultime chance de salut. Puis la réalité le rattrapa et il fut saisi deffroi. La glace qui sétait brisée lorsque liceberg avait basculé lui avait donné un sursis, mais cela ne pouvait être que temporaire. Leau se déplaçait au fur et à mesure que la poche dair sagrandissait et il sentit les morceaux de glace qui sétaient accumulés sous lui sépaissir et lui paralyser les jambes. Il constata avec horreur quil allait de nouveau être gelé vivant. Mais cette fois, il ny aurait pas dissue rapide. Dans une longue agonie, le corps à demi émergé dans la poche dair, il serait progressivement asphyxié par le gaz quil expirait.

Il entendit dans son casque un grésillement qui le ramena à la vie. Linterphone se mit à siffler dans les aigus avant de crachoter à une plus basse fréquence. Cétait impensable, presque un miracle.

— Jack, tu mentends ?

— Costas.

Jack avait une voix étrange, qui lui sembla curieusement distante, mais il se souvint que le trimix contenait de lhélium.

— Bon sang, où es-tu ? demanda-t-il.

— Je te vois, mais tu ne peux pas me voir. Essaie de te retourner.

Il faut que tu sortes de leau, sinon nous serons fichus pour de bon cette fois.

La voix de Costas, calme et réfléchie malgré la gravité de la situation, constituait un retour rassurant à la réalité. Jack rassembla toute son énergie et se dressa sur les coudes. Les bras et les mains libres, il put faire pivoter son torse légèrement vers la droite, mais ses pieds et ses mollets étaient presque pris dans la glace. Il était comme happé par des sables mouvants et, à chaque fois quil tentait de sen extraire, il semblait senfoncer encore plus profondément.

— Rien à faire, dit-il dune voix haletante. Je ne peux quasiment pas bouger les jambes.

— Est-ce que tu peux atteindre ton bloc-bouteilles ?

— Tout juste.

— Bon. Prends la hache et pose-la à plat à côté de ta tête.

Jack sexécuta et tira des deux mains sur le manche en bois de la hache, quil avait glissé derrière son bloc-bouteilles. Il navait pas vraiment conscience de ce quil tenait, une hache de guerre viking provenant dun drakkar viking, une découverte qui semblait désormais purement imaginaire. Lorsquil parvint enfin à la retirer, leau avait gelé autour de sa taille et lhumidité du gaz quil expirait avait créé une pellicule de glace sur sa visière.

— Je ne vois plus rien ! sécria-t-il. La pression va augmenter maintenant quil ny a plus deau à déplacer et lhumidité du gaz que jexpire est en train de me geler le haut du corps. Cela pourrait être bien plus rapide que je ne le craignais.

— Allonge-toi sur le dos et pousse le manche de la hache aussi loin que possible au-dessus de ta tête. La sonde est bloquée dans la cavité et je vois les filaments de la bobine dans la glace, juste au-dessous de toi. Si nous parvenons à réactiver la batterie, nous pourrons peut-être faire fondre la glace qui tentoure.

Jack prit la hache et lenfonça de toutes ses forces le long dun rebord qui dépassait au-dessus des débris de glace. Au début il ne rencontra aucune résistance, mais il sétira le plus possible et la base du manche finit par toucher quelque chose de dur.

— Voilà, cest là, confirma Costas. Maintenant, déplace le manche à environ quinze centimètres sur ta gauche.

Jack sétira de nouveau et donna des coups de manche à laveuglette. Soudain, il sentit un levier sabaisser et aperçut une lumière verte à travers la pellicule de glace recouvrant sa visière.

— Parfait, tu as réussi ! La partie principale de la sonde a été écrasée quand tout a basculé, mais la bobine est reliée à une batterie indépendante, qui semble intacte. Nous navons plus quà attendre.

— Et toi, comment ça va ? demanda Jack en se laissant retomber et en essayant de faire abstraction de son environnement.

— Génial. Cloîtré dans lâge de glace. Suivez Jack Howard et vous verrez du pays !

— Sérieusement. Je ne te vois pas.

— Au début, je nai pas compris ce qui sétait passé. Si liceberg sétait retourné, nous aurions dû tomber dans loubli à mille mètres de profondeur. Puis, jai vu la sonde et tout est devenu clair. Nous avons tourné à 360 degrés et repris notre position initiale. Sous laction dune force dont jignore lorigine, liceberg a tourné sur lui-même au-dessus du seuil. Je pense quil est encore bloqué contre le rebord extérieur de celui-ci mais quil sest enfoncé plus profondément. Daprès mon profondimètre, nous sommes à 123 mètres, juste à la limite que nous autorise le trimix. Si liceberg flottait vers la mer, il aurait de nouveau basculé et nous serions à une profondeur beaucoup plus importante, perdus à jamais. Ce qui peut encore arriver à tout moment.

— Voilà qui me rassure.

— Avant quon bascule, tu as vu ce que jai vu ?

— Cétait Halfdan. Nous étions juste au-dessus de son cercueil, au centre du drakkar, où son corps aurait dû être brûlé. Nous devons être les seules personnes de notre époque à avoir vu un guerrier viking en chair et en os. Cest fantastique.

— Ça ma fait froid dans le dos. Espérons que nous nallons pas le rejoindre.

— Tu as un plan ?

— Procédons étape par étape. Déjà, il faut quon dégèle.

Pendant laccalmie qui suivit, Jack eut conscience de la parfaite immobilité de liceberg. Il nentendait que le bruit de sa respiration alors que, quelques minutes plus tôt, la glace craquait dans une cacophonie assourdissante. Dune certaine façon, cette immobilité accentuait latmosphère sépulcrale de la cavité et leur rappelait lénormité de leur situation. Ils étaient enfermés à lintérieur dun iceberg, cernés de toutes parts par des millions de tonnes de glace dure comme du roc, à la limite de la profondeur à laquelle ils pouvaient survivre, et risquaient à tout moment de tomber dans labîme. Jack commença à se sentir mal à laise. La glace nétait quà quelques centimètres de son visage et la claustrophobie le guettait. Il était toujours tenaillé par la peur de céder à la panique, comme cela avait failli lui arriver lorsque Costas lavait aidé à poursuivre sa route dans le labyrinthe de lAtlantide, six mois auparavant. Il savait que son ami le connaissait bien et que ses plaisanteries avaient pour but de lobliger à rester concentré, alors il fit leffort de penser aux différentes étapes qui finiraient peut-être par leur sauver la vie.

— Je bouge, dit-il. Je peux bouger un pied.

— Parfait. Essaie de pivoter dans ma direction.

La pellicule de glace recouvrant la visière de Jack commençait à fondre et celui-ci voyait désormais son environnement plus clairement. La bobine de microfilaments reliée à la sonde remplissait sa tâche et la surface commençait à se liquéfier. Jack se cambra et plia les jambes. Il éprouva tout à coup une douleur lancinante qui le fit frissonner. Pour la première fois, il put voir sa blessure à la cuisse gauche. La pointe de glace était encore visible à travers la déchirure de sa combinaison environnementale. La glace avait endormi la douleur et ralenti lhémorragie mais, malgré tout, la perte de sang le rendait dangereusement vulnérable au froid. Il parvint à se mettre sur le côté en sortant ses jambes de leau et à se hisser sur le rebord de glace. Puis il essuya sa visière et regarda le lit de débris où il avait été immobilisé.

Il découvrit un spectacle surréaliste. Il voyait son ami, mais cette vision défiait les sens. Costas, apparemment tout près de lui, était emprisonné derrière un mur de glace transparente. À chacun de ses mouvements, Jack le voyait se fragmenter en une mosaïque de formes, qui se réfléchissaient sur différents plans dans la glace. Il aperçut soudain son visage, derrière le casque jaune, qui était dabord apparu de manière exagérément allongée avant de rétrécir jusquà un semblant de normalité.

— Je suis à environ un mètre de toi, affirma Costas. Quand jai repris conscience, je flottais dans une fissure. Jai essayé de te rejoindre, mais je nai pas pu aller plus loin. Si je ne suis pas encore congelé, cela ne saurait tarder. Ce nest que de la glace de regel issue de la crevasse. Elle devrait être plus facile à briser que la glace du glacier. Tu sais te servir dune hache ?

Jack entrevit soudain une lueur despoir.

— Tu sais, cest ma principale occupation hors saison, quand je disparais dans les bois. Quand je dis à tout le monde que jécris. Ça maide à oublier tout ça.

— Bien. Voyons ce dont tu es capable. Si tu parviens à faire un trou, leau qui se trouve de ton côté devrait sinfiltrer et faire le reste. La bobine ne pourrait pas faire fondre de la glace de lère glaciaire, mais elle devrait maintenir la glace fondue à létat liquide. Le gaz que jexpire a créé une poche dair denviron quinze centimètres autour de moi.

— Où séchappe le reste ?

— Il y a des fissures au-dessus de moi. Cette glace a lair solide, mais ce nest quun ensemble de débris agglomérés.

Jack se coucha à plat ventre sur le rebord. Il se cramponna de la main gauche pour ne pas glisser et saisit la hache de la main droite. Puis il se laissa aller doucement entre les débris de glace jusquà ce quil soit à genoux au fond, immergé jusquà la taille. Il retira péniblement ses palmes, les laissa se rabattre derrière ses mollets et descendit la hache des deux mains en la faisant pivoter pour que la lame se trouve au-dessus de sa tête. Debout dans la cavité, il était désormais plié en deux sous le plafond et navait guère de place pour manier la hache. Cependant, à chaque mouvement, il devait lutter pour ne pas perdre léquilibre.

— Cest parti !

Il plaça la hache sur la glace en face du visage de Costas puis souleva le manche. La lame était émoussée, mais le métal était encore aussi dur que mille ans auparavant et cétait la force de limpact plutôt que la qualité du tranchant qui comptait. Lorsque le coup porta, un morceau de glace se brisa et de minuscules fêlures en étoile se dessinèrent à partir du point dimpact. Costas disparut un peu plus derrière cette extravagante mosaïque.

— Je peux à peine manier la hache, dit Jack dune voix haletante. Quinze centimètres de moins et je naurais aucun élan.

Lentement, posément, il commença à entailler la glace. Chaque coup faisait voler un autre morceau en éclats et lui provoquait un élancement aigu dans la cuisse. Obligé de supporter le poids de son bloc-bouteilles au-dessus de leau, il ne tarda pas à se rendre compte des effets de ses efforts. Son trimix descendait à une vitesse alarmante. Il sefforça dignorer laffichage numérique de sa visière et se concentra sur sa tâche. Il procédait à la manière des bûcherons, dont la technique traditionnelle consistait à faire une entaille au-dessus puis au-dessous de la ligne de coupe. Plus ses entailles étaient profondes, plus les éclats étaient gros. Le trou, dont le fond nétait désormais plus quà quelques centimètres de Costas, était presque assez large pour quil puisse sy engouffrer.

Alors quil sapprêtait à porter le coup décisif, ses jambes se dérobèrent sous lui et il glissa en laissant tomber la hache. Il comprit quil navait pas simplement perdu léquilibre mais quil avait été terrassé par une force supérieure. Il se redressa et saperçut que la surface de leau vibrait avant dentendre des grondements et des craquements au loin. Soudain, leau se mit à monter et il vit une fissure obscure souvrir dans le plafond de la cavité.

— La poche dair séchappe ! sexclama-t-il. Elle part vers le haut.

Il récupéra la hache et labattit une dernière fois contre la glace. En vain.

— Le trou est déjà plein deau. Je ne peux pas prendre délan.

Il glissa une nouvelle fois, la hache à la main, et regarda le niveau de leau monter au-dessus de sa visière. Impuissant, il se redressa jusquau plafond de la cavité. Moins dune minute après lapparition de la fissure, il ne voyait plus quune multitude de bulles, issues du gaz quil expirait. Elles filaient vers le haut et disparaissaient rapidement dans la fissure après chacune de ses expirations. Daprès laffichage de sa visière, la température était tombée à moins deux degrés, sous le point de congélation. Il eut lhorrible certitude que la bobine ne pourrait jamais agir sur une telle quantité deau et que seule la partie basse de la cavité resterait liquide.

Leau se transformait en glace sous ses yeux. Il la sentit se solidifier autour de ses bras et de sa tête. Le cauchemar recommençait. Il était condamné à subir éternellement les tourments de lenfer. Les yeux grands ouverts, il regarda avec effroi la glace saccumuler autour de lui. Il commença à shyperventiler, comme si son corps voulait absorber ce quil lui restait de trimix et perdre conscience, être délivré de lhorreur qui lattendait.

— Ton oxygène ! Coupe ton tuyau doxygène !

La voix le ramena à la réalité. Il comprit immédiatement où Costas voulait en venir. Il traîna le bras gauche à travers leau épaisse et sortit le couteau quil portait dans un étui sur la poitrine. Il posa la lame en dents de scie contre les deux tuyaux qui arrivaient sous son casque. Lespace dun instant, il fut incapable de se rappeler lequel des deux véhiculait loxygène et non le trimix. Leffet narcotique de lazote à cette pression lui jouait des tours. Il ne pouvait pratiquement plus bouger la tête et ne voyait pas les tuyaux. Il ferma les yeux et saisit résolument celui de gauche avant de poser la lame juste au-dessous du port de son casque.

— Loxygène quil te reste dans ta bouteille devrait remplir la cavité et vider le trou le temps que tu donnes encore quelques coups, dit Costas. Mais surtout, ne le respire pas. Une telle proportion doxygène à cette profondeur te tuerait sur le coup.

Jack trancha le tuyau et un grand jet de bulles surgit dans la cavité. Leau lui descendit rapidement au-dessous de la poitrine et il se releva, tandis que le tuyau sectionné dansait et sifflait devant lui. Il retira la hache des débris de glace et la dirigea vers le trou. Il labattit de toutes ses forces contre la glace. Un gros éclat se détacha. Il vit Costas tenter de pousser la barrière de glace. Il se hâta de jeter le morceau de glace qui flottait sur le côté et leva le manche pour porter un autre coup. Mais juste à ce moment-là, le tuyau arrêta de siffler et le niveau de leau commença à remonter, inexorablement. Jack navait plus quune dernière chance. Il se mit dans lalignement de la fracture, là où le morceau venait de se désolidariser du reste, et se détendit complètement, les yeux rivés sur le point dimpact. Il leva la hache et labattit avec toute la puissance dont il était capable. Avant de se ficher dans la glace, la lame fendit leau qui montait et léclaboussa. Il tomba en arrière, se remit à haleter de façon incontrôlable. Sa soupape dexpiration envoyait des nuages de bulles dans leau, qui le submergeait de nouveau.

Lextrémité dune palme sortit de la glace. Jack reçut un coup de pied et entendit le fond du trou se craqueler. Ça avait marché. Un autre morceau de glace se mit à flotter devant lui et une silhouette noire imposante émergea à ses côtés tel un phoque curieux. Costas regarda son ami dans les yeux.

— Content de te voir.

— Heureusement que tu as perdu du poids, dit Jack dune voix faible. Je nai pas réservé une chambre double.

Une traînée rouge colora leau lorsquil se retourna dans lespace étroit.

— Comment va ta jambe ? demanda Costas.

— Cest le cadet de mes soucis, répondit Jack en regardant le niveau de leau au-dessus deux. Ton oxygène, vite ! Coupe ton tuyau, nous aurons quelques minutes de plus.

— Impossible, déclara Costas. Quand liceberg a basculé, mon tuyau a été tranché par une pointe de glace qui a failli me décapiter.

Il gesticula jusquà pouvoir sallonger à côté de Jack, la tête en face du rebord au-dessus duquel se trouvait la sonde. Létroitesse de la cavité était désormais encore plus évidente. Celle-ci était à peine assez grande pour eux deux et leur équipement. Ils étaient maintenant complètement submergés et des éclats de glace provenant du trou flottaient autour deux. Jack voyait les filaments de la bobine un peu plus bas. Costas se pencha pour rabattre ses palmes contre ses mollets et se hissa jusquà la sonde.

— Le voyant est à lorange, annonça-t-il. La batterie est presque à plat. Si nous traînons ici, nous serons congelés à tout jamais.

Il redescendit et retira péniblement quelque chose dune de ses poches.

— Tiens-moi ça une seconde, dit-il.

Jack sexécuta et le regarda.

— Du C4 ?

— Gagné. Il faut toujours en avoir sur soi en cas durgence.

— Tu vas nous faire sauter ?

— Idéal contre le gel, répondit Costas en continuant à fouiller dans sa poche pour en extraire un détonateur radio miniature. Je suis certain que nous sommes à lintérieur de la crevasse dans laquelle Kangia et les nazis ont vu le drakkar. La glace est transparente. Il sagit de la glace de regel qui a refermé la crevasse. Elle est donc moins solide que celle du glacier. De plus, elle sest fragmentée lorsque liceberg a basculé. Nous allons peut-être pouvoir élargir la fissure. Cest notre seule chance.

— Et notre niveau de décompression ?

— Pas terrible. La profondeur semble saccroître. Il doit y avoir un niveau deau interne dans la crevasse, au-dessous du niveau de la mer qui entoure liceberg. La crevasse doit se remplir dune façon ou dune autre. À ce rythme-là, nous franchirons la limite dangereuse dans moins de cinq minutes.

— Cest à peu près le temps que me laisse mon trimix.

— Si nous ne gelons pas avant. Maintenant que la bobine est hors service, leau commence déjà à se solidifier. Il est temps de passer à laction.

Jack se mit soudain à frissonner violemment. Il navait jamais connu deau plus froide, même dans les profondeurs de locéan. Un autre craquement se fit entendre dans la glace et la fissure située au-dessus deux se referma sensiblement. Costas tourna sur lui-même et regarda vers le haut en dirigeant sa lampe frontale le long de la traînée argentée de bulles qui longeait le plafond.

— Ce nest pas vraiment ce que jespérais, dit-il à voix basse.

La sonde émit un bref signal dalarme aigu et la lumière orange séteignit.

— Ça non plus.

Il se retourna, prit la hache qui était posée sur le plancher de la cavité et la tendit à Jack.

— Tu as le bras plus long que moi. La fissure est plus large au-dessus de la sonde. Pousse le C4 aussi loin que tu peux. Il est armé.

Jack saisit le paquet brun dune main et le manche de la hache de lautre. Costas plongea derrière lui et le souleva sur ses épaules en faisant saigner encore plus sa plaie à la cuisse. Jack sefforça dignorer la douleur et se contorsionna de sorte que sa visière se trouve contre la fissure surplombant la sonde. Avec toutes les bulles qui sengouffraient à lintérieur, il navait quune vague idée des dimensions de cette fissure. Mais il sagissait clairement dune cheminée étroite, qui sétendait loin au-dessus deux entre deux plaques de glace. Il poussa le C4 aussi loin que possible de son bras gauche et le cala de son mieux. Puis il souleva la hache des deux mains et enfila le manche en bois dans la cheminée, tandis que Costas le retenait pour ne pas quil bascule en arrière. Lorsque le manche rencontra une résistance, il poussa de toutes ses forces et délogea le C4 pour léloigner le plus possible.

— Voilà. Je ne peux pas aller plus loin.

Il se laissa tomber à côté de Costas et ils avancèrent péniblement entre les débris de glace qui étaient en train de sagglomérer pour sécarter de la cheminée, jusquà ce quils se trouvent côte à côte contre la paroi opposée de la cavité. Jack retourna la hache et la rangea sous ses sangles. Puis ils se baissèrent tous deux pour remettre leurs palmes en place. Jack passa les bras autour de Costas et saccrocha fermement à lui en appuyant sa visière contre la sienne.

— Où que nous allions cette fois, nous irons ensemble.

— Semper fidelis.

— Tu ne cesseras jamais de métonner. Le latin aussi.

Costas tenait le détonateur entre eux deux.

— Prêt ?

— Prêt.

Une violente secousse, accompagnée dun bruit de déchirement perçant, ébranla la cavité. Tout autour deux, la glace était troublée par les vibrations. Cette cacophonie infernale fut étouffée par une explosion assourdissante. Jack sentit les ondes de choc lui pétrir le corps, comme sil était roué de coups. Il appuya sa visière contre Costas pour protéger le verre des éclats de glace qui volaient autour deux. Presque simultanément, leurs lampes frontales explosèrent et ils furent plongés dans une obscurité étrange, vibrante, uniquement rompue par le vert trouble de laffichage numérique de leurs casques. Une force énorme souleva Jack sur le côté et, lespace dun instant, il eut le sentiment quil allait être écrasé. Par miracle, il échappa à ce sort. Pris de vertiges, il saperçut quils tombaient en spirale dans une mer de glace et deau, complètement impuissants, tandis que la crevasse éclatait en morceaux.

— On remonte ! cria Costas. Ne retiens surtout pas ta respiration. Tes poumons exploseraient dans la seconde.

Jack respirait de plus en plus difficilement. Dans le tourbillon qui les emportait, ils navaient aucun repère visuel et il sefforça de se concentrer sur laffichage numérique de sa visière, les bras serrés autour de Costas et les jambes entrelacées avec les siennes. Il aperçut fugitivement un chiffre indiquant leur profondeur, dix mètres, et sentit quils remontaient à toute allure. Il se raccrochait aux chiffres tout en étant vaguement conscient que le risque dembolie gazeuse était accru par celui de la maladie des caissons, le mal de décompression. Ils remontaient beaucoup trop vite.

Soudain, ils émergèrent à la surface. Il y avait de nouveau de la lumière, une lumière crépusculaire. Derrière Costas, Jack découvrit en outre un monde inondé de bleu. Ils flottaient dans une vaste dépression de glace, au moins aussi longue et large que la Seaquest II, entourés de murs dun blanc immaculé. Jack se sentit minuscule dans cet environnement démesuré. Il renversa la tête en arrière et regarda la source de lumière, loin au-dessus deux. Cétait une fine bande grise, dessinée par les murs de glace qui se rejoignaient presque, leur premier lien avec le monde extérieur. Striée de noir et de bleu clair, elle semblait défiler à une vitesse phénoménale.

— Cest sûrement une de ces tempêtes qui font rage sur la calotte glaciaire, affirma Costas. Cest ce qui a fait basculer liceberg.

— Le piterak.

Ils se cramponnèrent lun à lautre en dansant sur leau au centre du bassin. Leurs indicateurs de décompression étaient à lorange. Ils avaient repoussé leurs limites et le risque de maladie des caissons était élevé. Jack était attentif aux symptômes, des fourmillements dans le coude ou une brusque nausée, conscient que les six mois quil venait de passer sans plonger avaient pu le rendre moins résistant. Il regarda son manomètre et constata quil était presque à zéro.

— Je nai plus dair, dit-il. Si nous devons plonger de nouveau, il faudra quon fasse un échange dembout.

— Branche-toi sur moi.

Jack prit le flexible situé sur le bloc-bouteilles de Costas et enfonça la soupape dans un port de son casque. Dans un sifflement aigu, le casque se remplit de nouveau de gaz respirable, dont la composition se rapprochait de celle de lair atmosphérique à mesure que lordinateur ajustait les proportions en fonction de leur profondeur. Jack se rendit compte quil avait failli manquer dair. Il ferma les yeux et sefforça de respirer profondément.

— Cela devrait nous laisser environ dix minutes, déclara Costas. Jaurais préféré les passer à dix mètres de profondeur pour augmenter la marge de décompression, mais nous navons pas le choix. Il va falloir improviser.

Le mouvement de leau sétait considérablement réduit et la surface était surnaturellement calme après le chaos qui les avait éjectés de leur tombeau de glace.

— La crevasse a dû souvrir quand liceberg a bougé, dit Costas. Toute la glace de regel a volé en éclats. Puis les parois se sont refermées au moment où liceberg a rencontré une résistance, probablement le bord extérieur du seuil.

Il regarda de nouveau autour de lui. Il régnait désormais un calme inquiétant.

— Cela ne me dit rien qui vaille. Restons ensemble.

Dans la seconde qui suivit, le silence fut rompu par une secousse dévastatrice. La glace et leau furent encore une fois traversées par dénormes vibrations. Jack aperçut un rideau de glace tomber autour deux, des pointes tranchantes qui fendirent leau comme des éclats dobus. Il rassembla toute son énergie pour tenir fermement Costas. Si le choc arrachait le tuyau qui constituait désormais son seul salut, il se noierait à coup sûr. Pris dhallucinations, il revit le corps gisant dans la glace, puis revint à une réalité encore plus effroyable. Ils descendaient à une vitesse vertigineuse, emportés par un tourbillon grinçant de glace, comme sils étaient ramenés à leur point de départ auprès du guerrier gelé. Leau tombait si vite quils chutaient dans lair, à demi suspendus hors de leau et projetés contre les blocs de glace qui volaient en éclats autour deux. Costas serra Jack contre lui pour lutter contre la force centripète du tourbillon et appuya sa visière contre la sienne.

— La crevasse sest ouverte et leau est aspirée à lintérieur, cria-t-il. Accroche-toi. Je vais peut-être pouvoir inverser le mouvement.

Soudain, leau se mit à tournoyer autour deux et ils furent profondément immergés. Terrifié, Jack sentit ses poumons sécraser sous laction dune force contraire au tourbillon, qui les propulsa vers le haut. Ils émergèrent de leau et rebondirent sur un jet de glace qui les projeta dans une fissure située au-dessus de la dépression. Ils sécrasèrent contre un mur de glace et glissèrent vers le haut, tandis quils frottaient désespérément la paroi dune main pour essayer de trouver une prise. Puis ils glissèrent vers le bas, incapables de contrôler leur mouvement, jusquà ce quils heurtent un rebord qui les immobilisa de façon précaire le long de la paroi. Ils se tapirent sur la plate-forme, dégoulinants deau, et le jet de glace retomba à la base de la crevasse, loin au-dessous deux.

— Bon sang, cétait quoi, ça ? demanda Jack à bout de souffle en regardant labîme dau moins trente mètres de profondeur.

— Le C4, répondit Costas content de lui. Nous avons été éjectés de la cavité avant que je naie le temps de men servir, mais il sest avéré utile, finalement.

Il remit le détonateur radio dans sa poche.

— Bon, jai froid et jai faim, ajouta-t-il. Sortons dici.

— On a intérêt à se dépêcher. Regarde ça.

Happés par la fascination de lhorreur, ils regardèrent labîme rétrécir de nouveau. Les parois comprimaient les débris de glace et les propulsaient vers le haut. Pris dans létau, les gros blocs explosèrent avec une détonation retentissante en projetant des pointes de glace meurtrières loin au-dessus de la crevasse. Jack et Costas savaient que, sils étaient de nouveau pris dans le tourbillon, cette fois ils mourraient sur le coup, transpercés par les flèches de glace et broyés entre les murs comme dans un moulin à café. Terrifiés, ils virent le fond de labîme se rapprocher inexorablement deux, telle une bête vivante dont la gueule crachait un geyser de glace destructrice, pulvérisée avec une rapidité fulgurante le long des parois.

— Cest la fin, cria Costas dans le vacarme infernal. Nous naurons pas de seconde chance cette fois.

Ils firent demi-tour et levèrent les yeux vers la lucarne. Le sommet de la crevasse se trouvait à environ cinquante mètres et les traînées grises traversant le fond bleu étaient désormais clairement visibles. Soudain, le nuage se divisa et une forme noire surgit au-dessus de la fissure, dirigeant vers eux une lumière aveuglante. Elle sursauta violemment et laissa tomber quelque chose qui tournoya au-dessus deux.

— Le Lynx ! sécria Costas. Ils essaient de descendre un treuil.

— Je leur ai dit de rester à lécart. Ils prennent des risques avec ce vent.

— Ils ne pouvaient pas rester sans rien faire.

— Ils ne pourront pas faire descendre ce câble jusquici. Ils doivent attendre, dans lespoir quon puisse monter au sommet de la crevasse.

Jack regarda vers le bas. Le fond de labîme était dangereusement proche, pas plus de vingt mètres au-dessous deux, et les pointes de glace atteignaient presque la plate-forme où ils se trouvaient. Il se tourna de nouveau vers le sommet de la crevasse. Les parois étaient lisses. Elles ondulaient légèrement mais noffraient aucune prise. Impossible de les escalader. Leuphorie dans laquelle la vue de lhélicoptère lavait plongé se mua brusquement en sueur froide. Il était de nouveau en plein cauchemar, ramené dans ce puits de mine submergé où il avait frôlé la mort et vu la fin du tunnel sans jamais pouvoir sen rapprocher, malgré ses efforts désespérés.

Il posa sa main libre contre la glace et regarda Costas. Soudain, il eut une impression étrange, comme sil était poussé contre la paroi.

Il leva de nouveau les yeux et comprit ce qui se passait.

— La crevasse, elle nest pas censée être à la verticale ?

— Bon Dieu ! Liceberg bascule !

Après une terrible secousse, le calme revint brusquement. Le fond de labîme avait encore monté et nétait plus quà dix mètres au-dessous deux. À travers la lucarne, ils voyaient désormais le promontoire où ils avaient rendu visite au vieil Inuit, la veille. Jack se surprit à penser quil allait faire beau, que le vent décroissant était en train de céder la place à une lumière radieuse. Puis il se remit à paniquer. Il avait été en proie à un sentiment trompeur de sécurité. Ils étaient tout près de la lucarne mais, si liceberg basculait, ils couleraient avec lui. Il ny aurait pas de demi-mesure, aucun moyen daugmenter progressivement leurs chances de survie. Il leur fallait parvenir au sommet, ou bien ils étaient morts. Mais la paroi était encore une pente glissante, qui les mènerait à une mort certaine au fond du gouffre. Et le moulin à café ne tarderait pas à se remettre en marche. Des millions de tonnes de glace faisaient pression sur la dernière poche dair de la crevasse. Si liceberg basculait encore une fois, la lucarne tomberait sous leau. Ils seraient alors précipités à mille mètres de profondeur. Leur sort serait réglé en un instant.

— La hache ! cria Costas en secouant Jack. La hache !

Jack recouvra ses esprits. Se cramponnant de la main gauche à Costas, il attrapa la hache et la libéra de ses sangles. Comme il venait de toucher sa blessure à la cuisse, il avait la main gluante de sang et elle faillit lui échapper. Costas la rattrapa de justesse de sa poigne de fer. Ils la laissèrent pendre dans la pente puis, décrivant un grand arc de cercle, ils lenfoncèrent ensemble juste devant eux, le plus profondément possible.

— Elle va tenir, dit Jack en haletant. Vas-y, grimpe !

Il tendit chacun de ses muscles, les palmes encore enfoncées sur la plate-forme mais les genoux et les coudes prêts à trouver dans la glace toutes les irrégularités susceptibles de lempêcher de glisser. Ils se lâchèrent et se hissèrent le long du manche en rampant sur la glace le plus loin possible. Les muscles bandés à lextrême, Jack entreprit de retirer la lame de la hache. Il la secoua de toutes ses forces jusquà ce quelle bouge dans la glace. Il regarda Costas, cramponné de lautre côté du manche.

— Prêt ?

Pendant quelques secondes, ils nauraient aucune prise et ne tiendraient que par la tension de leur corps contre la couche glissante deau qui recouvrait la glace. Si lun deux faisait le moindre mouvement, ils tomberaient ensemble au fond de labîme, unis dans la mort par le flexible. Costas regarda Jack droit dans les yeux et hocha la tête. Jack retira la lame de la glace et laissa de nouveau la hache glisser derrière eux en la tenant par le manche de la main gauche. Il positionna le tranchant vers le haut, respira à fond et souleva larme de toutes ses forces. Elle passa par-dessus leur tête en frôlant le mur opposé de la crevasse et se ficha dans la glace un mètre et demi plus loin. Il répéta la procédure encore trois fois de suite. Ils progressaient petit à petit le long de la pente en direction de la lucarne, qui ne se trouvait plus quà dix mètres de distance. Lorsque Jack tendit le cou pour extraire la lame de la glace, il aperçut un plongeur en combinaison noire suspendu à un câble à une centaine de mètres au-dessus de liceberg. Il comprit que le bruit quil entendait depuis un moment était celui des turbomoteurs du Lynx.

Une autre secousse ébranla la crevasse dans un grondement sourd. La trépidation de lhélicoptère fut étouffée par un grincement et un craquement assourdissants. Les parois de la crevasse rétrécirent. La hache tenait, mais ils navaient désormais plus assez de place pour lui donner de lélan. Une autre secousse provoqua un jet deau et de débris de glace qui sabattit sur eux. Dans le même temps, la lucarne disparut derrière un rideau deau et un tourbillon aspirant séleva au-dessous deux pour rencontrer le torrent de glace qui retombait dans le gouffre. Soudain, ils glissèrent de façon incontrôlée et dégringolèrent en direction de la lucarne, qui seffondrait vers la mer. Ils heurtèrent violemment la surface, toujours enlacés, tandis que la hache traînait derrière eux, avant dêtre entraînés loin du gouffre par la force colossale de leau qui sen écoulait. Cest aux débris de glace qui avaient failli causer leur mort quils durent leur salut. En effet, ceux-ci percutèrent leau de mer qui sengouffrait avec une telle force quils les propulsèrent le long des derniers mètres de la fissure et les éjectèrent dans un chaos prodigieux, juste avant que les murs de glace ne sécrasent lun contre lautre pour refermer définitivement la crevasse.

Mais ce nétait pas encore fini. À peine Jack sétait-il rendu compte quils étaient en pleine mer quil vit liceberg sabattre sur eux. Le mur blanc sétendait à perte de vue dans toutes les directions. La crevasse avait déjà sombré dans les profondeurs. Cétait comme si elle navait jamais existé. Seul un filet de glace et de bulles remontant à la surface le long du flanc de liceberg, encadré par limmensité noire des fonds marins, témoignait de sa présence. Tandis que liceberg roulait sur lui-même, Jack eut lillusion quils remontaient, mais son corps lui disait tout le contraire.

— Il nous tire par le fond ! cria Costas dune voix distordue. Nous sommes déjà à trente mètres de profondeur. Gonfle ta combinaison et nage vers le haut !

Jack injecta de lair dans sa combinaison pour atteindre une flottabilité positive et se mit à battre des pieds de toutes ses forces mais, lorsquil regarda laffichage de sa visière, il constata quils nétaient quasiment pas remontés. Il eut limpression quils marchaient sur leau. Ils étaient encore sous lemprise de liceberg, aspirés comme les survivants dun bateau en train de couler. Il leva les yeux et vit le soleil briller sur les vagues, si proche. Il se mit à respirer de plus en plus fort et éprouva une nouvelle fois un malaise au creux de lestomac. Après avoir survécu dans liceberg, ils étaient sur le point de mourir tout près de la surface, à une profondeur quil pouvait atteindre en apnée. Ce nétait pas possible. Il commença à shyperventiler et ses besoins dépassèrent rapidement la quantité doxygène qui restait dans la bouteille de Costas. Il respirait de plus en plus difficilement.

— Je te débarrasse de tes bouteilles, dit Costas.

Il respirait bruyamment et un grand jet de bulles entourait sa soupape dexpiration. Il battait des pieds à toute allure en retirant du casque de Jack tous les tuyaux inutiles. Il actionna le système de dégagement rapide du bloc-bouteilles et envoya le recycleur doxygène ainsi que le backpack et ses bouteilles de trimix vides par le fond.

— Je fais pareil pour moi ! cria-t-il à bout de souffle. Il ne nous reste quà peu près une minute dair de toute façon, ça ne servirait à rien. Prépare-toi à retirer le flexible. Arrête de battre des pieds et, à mon signal, prends cinq respirations profondes.

— Je te tiens, dit Jack le souffle court. Si tu coules, je coule avec toi.

Costas détacha son recycleur et le laissa tomber. De la main gauche, il actionna le système de dégagement rapide de son backpack tout en gardant celui-ci sur le dos et, de la main droite, chercha la base de son dernier tuyau sous son casque. Ils redescendaient déjà, aspirés de plus en plus profondément par le mouvement de liceberg. Leurs chances diminuaient à chaque mètre quils parcouraient.

— Vas-y !

Jack prit cinq respirations profondes et arracha le flexible. Au même instant, Costas lâcha le tuyau et son backpack. Ils se mirent à nager avec détermination vers la surface en battant des pieds dans un mouvement à la fois ample et brusque. Jack, le bras gauche autour de lépaule de Costas, tenait encore la hache de la main droite. Au début, il néprouva aucun malaise. Tandis que son système sanguin débordait doxygène, il expirait lentement pendant la remontée. Puis leffort commença à produire ses effets et il ressentit les premiers signes dinconfort. Ils progressaient régulièrement dun mètre toutes les deux secondes, mais ils se trouvaient encore à vingt mètres de la surface. Sils arrêtaient de battre des pieds, ils redescendraient immédiatement. Déjà, il manquait dair et ses poumons se soulevaient instinctivement pour absorber le dernier reliquat de gaz de son casque.

Ses jambes, privées doxygène, se mirent à faiblir. Il était sur le point de perdre connaissance, terrassé par lépuisement. Il ny arriverait pas. Il arrêta de nager et, dans un dernier effort conscient, sefforça de se dégager de létreinte de Costas en voyant que celui-ci avait encore des forces, prêt à tout pour lui laisser une chance de regagner la surface.

Tout à coup, il éprouva une sensation étrange, une impression dapesanteur. Il avait arrêté de battre des pieds et, pourtant, il était poussé vers le haut. Il eut vaguement conscience que liceberg sétait arrêté de bouger. Instinctivement, il chercha la soupape de purge pour libérer lair de sa combinaison et sarrêter de remonter. Puis il se retrouva à la surface, aveuglé par la lumière. Il ouvrit son casque et le retira, haletant longuement dans lair froid, tandis que tout son être retrouvait sa force vitale. Dès quil en fut capable, il tourna sur lui-même et scruta attentivement les vagues en se protégeant les yeux de la lumière éblouissante. Après quelques secondes dangoisse, il aperçut une tête ébouriffée environ trois mètres plus loin, dansant sur leau.

— Ça va ? cria-t-il.

— Au moins cette petite baignade a-t-elle résolu notre problème de décompression.

Costas parlait du nez à cause du froid et sa voix semblait étrange après avoir transité par linterphone. En face de Jack, apparemment indifférent à leur environnement, il était concentré sur deux jauges quil tenait hors de leau.

— Mais il y a un petit écart entre les deux affichages. Cest terriblement ennuyeux. Il va falloir que jarrange ça.

Jack sourit du bout des lèvres. Il rejeta la tête en arrière, le visage baigné de soleil. Il entendit lhélicoptère descendre au-dessus de lui. Un plongeur venait de sauter dans la mer. Il ouvrit un œil et aperçut la lame dorée scintiller dans les vagues à côté de lui. À aucun moment, il navait abandonné sa prise. Tout à coup, leur extraordinaire découverte au cœur de liceberg lui revint à lesprit et lui donna une poussée dadrénaline. Il ferma les yeux pour savourer cet instant et une vague déferla sur lui. Outre leffet purifiant quelle lui procura, elle lui laissa sur les lèvres quelques gouttes deau salée. Cétait bon.