La lourde porte en fer se referma silencieusement derrière les trois hommes. Ils demeurèrent dans l’obscurité du couloir le temps que leurs yeux s’habituent progressivement à la faible lumière qui éclairait l’escalier se dessinant devant eux. Sans un mot, ils revêtirent les robes écarlates qu’on avait laissées pour eux à l’entrée. Ils nouèrent le cordon brodé d’or autour de leur taille et relevèrent leur capuche, avant de se diriger en file indienne vers le haut de l’escalier. Chacun de leurs mouvements leur était familier, comme s’ils s’étaient déjà trouvés là à de nombreuses reprises. Ils étaient bien au-dessous des fondations du château, dans un domaine secret, taillé dans le roc à l’époque où les drakkars dominaient encore les fjords. Depuis près d’un millénaire, les seuls bruits de pas qui résonnaient dans ces couloirs étaient ceux des membres de la confrérie. Pendant que les trois hommes descendaient l’escalier, la roche humide exhalait l’essence du passé. Le calcaire poreux semblait avoir gardé en lui le souffle de leurs ancêtres et jeter un pont entre eux et le monde des esprits, qui semblait les attirer aux portes mêmes du Valhalla.
Arrivés en bas de l’escalier, ils pénétrèrent dans une salle circulaire, leur sanctuaire. D’abord ils furent aveuglés par la lumière d’une dizaine de torches disposées à intervalles réguliers tout autour de la pièce sur des piédestaux. De leurs longues flammes émanaient de minces volutes de fumée noire, tourbillonnant jusqu’au plafond en coupole. Peu à peu, ils discernèrent des arcades reposant sur douze piliers taillés dans le roc, derrière lesquelles se trouvait une allée circulaire.
Sur chaque pilier, une redoutable hache d’armes, dont la lame renvoyait des éclats de lumière dorée, était fixée à l’aide d’une lanière tressée. Au-dessus de chaque hache étaient suspendus la cotte de mailles et le casque conique d’un ancien guerrier, dont la visière aux yeux vides s’éclairait par intermittence au rythme du vacillement de la torche la plus proche. Devant les piliers étaient disposées douze lourdes chaises en chêne identiques, ornées de sculptures d’animaux et d’inscriptions runiques. Et au milieu trônait une table ronde massive, dont le bois avait été usé et terni par le temps. Sur la table, un planétaire à douze branches surmonté d’une sculpture plongée dans l’ombre prolongeait la symétrie de la pièce.
Les trois hommes entrèrent silencieusement et prirent place derrière leur chaise, autour de la table. Les mains jointes devant eux, ils s’inclinèrent avant de s’asseoir. Toutes les chaises étaient désormais occupées à l’exception d’une seule, située juste en face de l’entrée. Le pilier qui se trouvait derrière elle était éclairé par une double torche et la hache étincelait comme si elle venait d’être affûtée.
La silhouette encapuchonnée assise à gauche de la chaise vide se leva, la main droite en avant, révélant ainsi une profonde cicatrice sur sa paume. L’homme s’exprima en anglais, avec une voix grave et râpeuse.
— Herr Professor. Votre Excellence. Monsieur le président. Bienvenue. Le félag est presque au complet.
Il se rassit et posa la main gauche sur la table. Il portait à l’index une bague lumineuse, une chevalière tressée en or sur laquelle était gravé un symbole linéaire semblable aux runes sculptées dans sa chaise.
— Depuis trente générations, dit-il, nous alimentons le feu de Thor pour le retour de notre roi. Aujourd’hui, les forces qui cherchent à nous détruire menacent de nouveau le caractère sacré du félag. Nous userons de tous les pouvoirs dont nous disposons pour préserver notre trésor, pour trouver l’héritage que nous a légué le roi des rois.
Il montra la chaise vide à côté de lui.
— Mais avant d’ouvrir le conseil, nous devons compléter notre cercle.
Une autre silhouette encapuchonnée émergea de l’ombre de l’allée, derrière la chaise vide. Dans la lueur de la double torche, sa robe semblait en feu, flamboyante comme les flammes orange d’un âtre. L’homme avait les mains jointes devant lui et le visage dissimulé derrière sa capuche.
— Avez-vous accompli la tâche qui vous a été assignée ?
— J’ai commencé.
— Approchez.
L’homme avança à côté du pilier jusqu’à ce qu’il se trouve au niveau de la hache, dont la lame scintillante n’était qu’à quelques centimètres de sa tête. Il leva la main droite et tira légèrement sa capuche en arrière. Il avait le teint blafard et les lèvres minces. Une cicatrice irrégulière lui traversait la joue de l’œil au menton.
— Vous avez fait le serment de venger votre grand-père, notre compagnon de tolet, qui a été le dernier à occuper cette chaise. La vendetta se poursuivra jusqu’à ce que tous nos ennemis soient morts. Vous chercherez à savoir ce qu’ils savent et ferez disparaître leurs informations avec eux. Votre vengeance sera terrible. Vous ferez honneur au félag et gagnerez votre place à cette table.
L’homme debout à côté du pilier passa le doigt sur la cicatrice de sa joue en grimaçant légèrement de douleur. Il s’inclina en direction de la table et l’esquisse d’un sourire lui traversa les lèvres. Les onze autres le regardèrent se tourner vers la hache. Il posa la paume de sa main droite sur la lame et la fit glisser en appuyant fortement sur l’acier jusqu’à ce que le sang coule. Puis il plongea sa main ensanglantée dans sa robe pour en sortir une bague en or, identique à celle que portait l’homme assis à la table. Il fit quelques pas en avant et s’assit. Tous les autres levèrent alors la main de concert : ils arboraient la même bague et la même cicatrice sur la paume.
Soudain, une rivière de feu embrasa la sculpture jusqu’alors plongée dans l’obscurité au-dessus de la table. Les flammes, qui léchaient l’intérieur du planétaire en verre, se voyaient par transparence et projetaient l’ombre des silhouettes encapuchonnées sur le mur, tandis qu’elles diffusaient sur la lame des haches et les casques vides une lumière orangée vacillante. Ils avaient été rejoints par les esprits de l’ancien félag, la confrérie sacrée, par les guerriers qui, encore une fois, avaient interrompu leur éternel festin au Valhalla pour revêtir leur armure et reprendre le combat.
Cette sculpture était leur emblème. Avec ses sept branches, cet arbre de vie éclairerait leur chemin jusqu’à l’ultime bataille de la fin des temps, lorsqu’ils pourraient enfin manier la hache de guerre au coude à coude avec leur roi.
Les douze silhouettes s’avancèrent jusqu’à ce que leurs bagues se touchent. Le sang du blessé ruisselait sur les manches des autres et sur le symbole embrasé. Lorsque leurs poings se touchèrent, celui qui avait pris la parole le premier parla une dernière fois.
— Hann till Ragnaroks.
Jack eut l’impression de se réveiller de son pire cauchemar. Il se rendit compte qu’il était conscient lorsqu’il reconnut le son de sa propre respiration, un bruit d’inspiration râpeux suivi d’un sifflement à travers la soupape de son détendeur. Peu à peu, il retrouva ses sensations corporelles, la douleur sourde de son ancienne blessure au côté et un élancement plus violent dans la jambe. Il avait le sentiment d’avoir été dans les limbes pendant une éternité, suspendu entre le monde du rêve et une certaine forme de réalité mais, lorsqu’il ouvrit les yeux et vit l’affichage numérique qui donnait l’heure dans son casque, il constata qu’il ne s’était écoulé que quelques minutes. À travers sa visière, il aperçut un mirage kaléidoscopique fragmenté et souillé de traînées rouges qui lui parut être une véritable hallucination. Il ferma les yeux et fut immédiatement confronté à une autre image, que son esprit refusait d’effacer, la silhouette spectrale d’un homme couché en face de lui, comme s’il avait flotté au-dessus de son propre corps enveloppé dans un linceul et enseveli sous la glace. Puis l’image s’éloigna alors qu’il flottait de plus en plus haut. Il en éprouva un soulagement profond. Pourtant, quelque chose en lui luttait désespérément pour la retenir, comme si l’image de sa propre mort avait été son seul lien avec la vie.
Le bruit saccadé de sa soupape d’expiration se transforma soudain en un gigantesque bouillonnement, suivi d’un sifflement perçant. Il rouvrit les yeux et vit une ligne diagonale en travers de sa visière. Il comprit qu’il était à moitié hors de l’eau, que ce qu’il avait vu quelques instants auparavant n’était que la lumière de sa lampe frontale se réfléchissant dans des débris de glace émaillés de sang.
Sa lampe était désormais au-dessus de l’eau et il discerna une paroi de glace à seulement quelques centimètres de son visage. Il tourna lentement la tête vers la droite jusqu’à ce qu’il voie l’ensemble de son corps. Il se trouvait à l’intérieur d’une cavité de la taille d’une petite voiture. Au-dessus de lui, sa soupape d’expiration avait créé une poche d’air. Les parois, contrairement à celles du tunnel creusé par la sonde, étaient irrégulières et se composaient de grands blocs de glace qui semblaient avoir été violemment agrégés. Certains étaient d’une blancheur trouble, d’autres, presque transparents, donnaient l’impression que la cavité se prolongeait dans des fissures et des tunnels.
L’espace d’un instant, l’esprit de Jack se mit de nouveau à vagabonder. Celui-ci se sentait à l’abri comme dans un cocon, comme si la cavité qui s’était ouverte et l’avait protégé de l’impact écrasant de la glace constituait son ultime chance de salut. Puis la réalité le rattrapa et il fut saisi d’effroi. La glace qui s’était brisée lorsque l’iceberg avait basculé lui avait donné un sursis, mais cela ne pouvait être que temporaire. L’eau se déplaçait au fur et à mesure que la poche d’air s’agrandissait et il sentit les morceaux de glace qui s’étaient accumulés sous lui s’épaissir et lui paralyser les jambes. Il constata avec horreur qu’il allait de nouveau être gelé vivant. Mais cette fois, il n’y aurait pas d’issue rapide. Dans une longue agonie, le corps à demi émergé dans la poche d’air, il serait progressivement asphyxié par le gaz qu’il expirait.
Il entendit dans son casque un grésillement qui le ramena à la vie. L’interphone se mit à siffler dans les aigus avant de crachoter à une plus basse fréquence. C’était impensable, presque un miracle.
— Jack, tu m’entends ?
— Costas.
Jack avait une voix étrange, qui lui sembla curieusement distante, mais il se souvint que le trimix contenait de l’hélium.
— Bon sang, où es-tu ? demanda-t-il.
— Je te vois, mais tu ne peux pas me voir. Essaie de te retourner.
Il faut que tu sortes de l’eau, sinon nous serons fichus pour de bon cette fois.
La voix de Costas, calme et réfléchie malgré la gravité de la situation, constituait un retour rassurant à la réalité. Jack rassembla toute son énergie et se dressa sur les coudes. Les bras et les mains libres, il put faire pivoter son torse légèrement vers la droite, mais ses pieds et ses mollets étaient presque pris dans la glace. Il était comme happé par des sables mouvants et, à chaque fois qu’il tentait de s’en extraire, il semblait s’enfoncer encore plus profondément.
— Rien à faire, dit-il d’une voix haletante. Je ne peux quasiment pas bouger les jambes.
— Est-ce que tu peux atteindre ton bloc-bouteilles ?
— Tout juste.
— Bon. Prends la hache et pose-la à plat à côté de ta tête.
Jack s’exécuta et tira des deux mains sur le manche en bois de la hache, qu’il avait glissé derrière son bloc-bouteilles. Il n’avait pas vraiment conscience de ce qu’il tenait, une hache de guerre viking provenant d’un drakkar viking, une découverte qui semblait désormais purement imaginaire. Lorsqu’il parvint enfin à la retirer, l’eau avait gelé autour de sa taille et l’humidité du gaz qu’il expirait avait créé une pellicule de glace sur sa visière.
— Je ne vois plus rien ! s’écria-t-il. La pression va augmenter maintenant qu’il n’y a plus d’eau à déplacer et l’humidité du gaz que j’expire est en train de me geler le haut du corps. Cela pourrait être bien plus rapide que je ne le craignais.
— Allonge-toi sur le dos et pousse le manche de la hache aussi loin que possible au-dessus de ta tête. La sonde est bloquée dans la cavité et je vois les filaments de la bobine dans la glace, juste au-dessous de toi. Si nous parvenons à réactiver la batterie, nous pourrons peut-être faire fondre la glace qui t’entoure.
Jack prit la hache et l’enfonça de toutes ses forces le long d’un rebord qui dépassait au-dessus des débris de glace. Au début il ne rencontra aucune résistance, mais il s’étira le plus possible et la base du manche finit par toucher quelque chose de dur.
— Voilà, c’est là, confirma Costas. Maintenant, déplace le manche à environ quinze centimètres sur ta gauche.
Jack s’étira de nouveau et donna des coups de manche à l’aveuglette. Soudain, il sentit un levier s’abaisser et aperçut une lumière verte à travers la pellicule de glace recouvrant sa visière.
— Parfait, tu as réussi ! La partie principale de la sonde a été écrasée quand tout a basculé, mais la bobine est reliée à une batterie indépendante, qui semble intacte. Nous n’avons plus qu’à attendre.
— Et toi, comment ça va ? demanda Jack en se laissant retomber et en essayant de faire abstraction de son environnement.
— Génial. Cloîtré dans l’âge de glace. Suivez Jack Howard et vous verrez du pays !
— Sérieusement. Je ne te vois pas.
— Au début, je n’ai pas compris ce qui s’était passé. Si l’iceberg s’était retourné, nous aurions dû tomber dans l’oubli à mille mètres de profondeur. Puis, j’ai vu la sonde et tout est devenu clair. Nous avons tourné à 360 degrés et repris notre position initiale. Sous l’action d’une force dont j’ignore l’origine, l’iceberg a tourné sur lui-même au-dessus du seuil. Je pense qu’il est encore bloqué contre le rebord extérieur de celui-ci mais qu’il s’est enfoncé plus profondément. D’après mon profondimètre, nous sommes à 123 mètres, juste à la limite que nous autorise le trimix. Si l’iceberg flottait vers la mer, il aurait de nouveau basculé et nous serions à une profondeur beaucoup plus importante, perdus à jamais. Ce qui peut encore arriver à tout moment.
— Voilà qui me rassure.
— Avant qu’on bascule, tu as vu ce que j’ai vu ?
— C’était Halfdan. Nous étions juste au-dessus de son cercueil, au centre du drakkar, où son corps aurait dû être brûlé. Nous devons être les seules personnes de notre époque à avoir vu un guerrier viking en chair et en os. C’est fantastique.
— Ça m’a fait froid dans le dos. Espérons que nous n’allons pas le rejoindre.
— Tu as un plan ?
— Procédons étape par étape. Déjà, il faut qu’on dégèle.
Pendant l’accalmie qui suivit, Jack eut conscience de la parfaite immobilité de l’iceberg. Il n’entendait que le bruit de sa respiration alors que, quelques minutes plus tôt, la glace craquait dans une cacophonie assourdissante. D’une certaine façon, cette immobilité accentuait l’atmosphère sépulcrale de la cavité et leur rappelait l’énormité de leur situation. Ils étaient enfermés à l’intérieur d’un iceberg, cernés de toutes parts par des millions de tonnes de glace dure comme du roc, à la limite de la profondeur à laquelle ils pouvaient survivre, et risquaient à tout moment de tomber dans l’abîme. Jack commença à se sentir mal à l’aise. La glace n’était qu’à quelques centimètres de son visage et la claustrophobie le guettait. Il était toujours tenaillé par la peur de céder à la panique, comme cela avait failli lui arriver lorsque Costas l’avait aidé à poursuivre sa route dans le labyrinthe de l’Atlantide, six mois auparavant. Il savait que son ami le connaissait bien et que ses plaisanteries avaient pour but de l’obliger à rester concentré, alors il fit l’effort de penser aux différentes étapes qui finiraient peut-être par leur sauver la vie.
— Je bouge, dit-il. Je peux bouger un pied.
— Parfait. Essaie de pivoter dans ma direction.
La pellicule de glace recouvrant la visière de Jack commençait à fondre et celui-ci voyait désormais son environnement plus clairement. La bobine de microfilaments reliée à la sonde remplissait sa tâche et la surface commençait à se liquéfier. Jack se cambra et plia les jambes. Il éprouva tout à coup une douleur lancinante qui le fit frissonner. Pour la première fois, il put voir sa blessure à la cuisse gauche. La pointe de glace était encore visible à travers la déchirure de sa combinaison environnementale. La glace avait endormi la douleur et ralenti l’hémorragie mais, malgré tout, la perte de sang le rendait dangereusement vulnérable au froid. Il parvint à se mettre sur le côté en sortant ses jambes de l’eau et à se hisser sur le rebord de glace. Puis il essuya sa visière et regarda le lit de débris où il avait été immobilisé.
Il découvrit un spectacle surréaliste. Il voyait son ami, mais cette vision défiait les sens. Costas, apparemment tout près de lui, était emprisonné derrière un mur de glace transparente. À chacun de ses mouvements, Jack le voyait se fragmenter en une mosaïque de formes, qui se réfléchissaient sur différents plans dans la glace. Il aperçut soudain son visage, derrière le casque jaune, qui était d’abord apparu de manière exagérément allongée avant de rétrécir jusqu’à un semblant de normalité.
— Je suis à environ un mètre de toi, affirma Costas. Quand j’ai repris conscience, je flottais dans une fissure. J’ai essayé de te rejoindre, mais je n’ai pas pu aller plus loin. Si je ne suis pas encore congelé, cela ne saurait tarder. Ce n’est que de la glace de regel issue de la crevasse. Elle devrait être plus facile à briser que la glace du glacier. Tu sais te servir d’une hache ?
Jack entrevit soudain une lueur d’espoir.
— Tu sais, c’est ma principale occupation hors saison, quand je disparais dans les bois. Quand je dis à tout le monde que j’écris. Ça m’aide à oublier tout ça.
— Bien. Voyons ce dont tu es capable. Si tu parviens à faire un trou, l’eau qui se trouve de ton côté devrait s’infiltrer et faire le reste. La bobine ne pourrait pas faire fondre de la glace de l’ère glaciaire, mais elle devrait maintenir la glace fondue à l’état liquide. Le gaz que j’expire a créé une poche d’air d’environ quinze centimètres autour de moi.
— Où s’échappe le reste ?
— Il y a des fissures au-dessus de moi. Cette glace a l’air solide, mais ce n’est qu’un ensemble de débris agglomérés.
Jack se coucha à plat ventre sur le rebord. Il se cramponna de la main gauche pour ne pas glisser et saisit la hache de la main droite. Puis il se laissa aller doucement entre les débris de glace jusqu’à ce qu’il soit à genoux au fond, immergé jusqu’à la taille. Il retira péniblement ses palmes, les laissa se rabattre derrière ses mollets et descendit la hache des deux mains en la faisant pivoter pour que la lame se trouve au-dessus de sa tête. Debout dans la cavité, il était désormais plié en deux sous le plafond et n’avait guère de place pour manier la hache. Cependant, à chaque mouvement, il devait lutter pour ne pas perdre l’équilibre.
— C’est parti !
Il plaça la hache sur la glace en face du visage de Costas puis souleva le manche. La lame était émoussée, mais le métal était encore aussi dur que mille ans auparavant et c’était la force de l’impact plutôt que la qualité du tranchant qui comptait. Lorsque le coup porta, un morceau de glace se brisa et de minuscules fêlures en étoile se dessinèrent à partir du point d’impact. Costas disparut un peu plus derrière cette extravagante mosaïque.
— Je peux à peine manier la hache, dit Jack d’une voix haletante. Quinze centimètres de moins et je n’aurais aucun élan.
Lentement, posément, il commença à entailler la glace. Chaque coup faisait voler un autre morceau en éclats et lui provoquait un élancement aigu dans la cuisse. Obligé de supporter le poids de son bloc-bouteilles au-dessus de l’eau, il ne tarda pas à se rendre compte des effets de ses efforts. Son trimix descendait à une vitesse alarmante. Il s’efforça d’ignorer l’affichage numérique de sa visière et se concentra sur sa tâche. Il procédait à la manière des bûcherons, dont la technique traditionnelle consistait à faire une entaille au-dessus puis au-dessous de la ligne de coupe. Plus ses entailles étaient profondes, plus les éclats étaient gros. Le trou, dont le fond n’était désormais plus qu’à quelques centimètres de Costas, était presque assez large pour qu’il puisse s’y engouffrer.
Alors qu’il s’apprêtait à porter le coup décisif, ses jambes se dérobèrent sous lui et il glissa en laissant tomber la hache. Il comprit qu’il n’avait pas simplement perdu l’équilibre mais qu’il avait été terrassé par une force supérieure. Il se redressa et s’aperçut que la surface de l’eau vibrait avant d’entendre des grondements et des craquements au loin. Soudain, l’eau se mit à monter et il vit une fissure obscure s’ouvrir dans le plafond de la cavité.
— La poche d’air s’échappe ! s’exclama-t-il. Elle part vers le haut.
Il récupéra la hache et l’abattit une dernière fois contre la glace. En vain.
— Le trou est déjà plein d’eau. Je ne peux pas prendre d’élan.
Il glissa une nouvelle fois, la hache à la main, et regarda le niveau de l’eau monter au-dessus de sa visière. Impuissant, il se redressa jusqu’au plafond de la cavité. Moins d’une minute après l’apparition de la fissure, il ne voyait plus qu’une multitude de bulles, issues du gaz qu’il expirait. Elles filaient vers le haut et disparaissaient rapidement dans la fissure après chacune de ses expirations. D’après l’affichage de sa visière, la température était tombée à moins deux degrés, sous le point de congélation. Il eut l’horrible certitude que la bobine ne pourrait jamais agir sur une telle quantité d’eau et que seule la partie basse de la cavité resterait liquide.
L’eau se transformait en glace sous ses yeux. Il la sentit se solidifier autour de ses bras et de sa tête. Le cauchemar recommençait. Il était condamné à subir éternellement les tourments de l’enfer. Les yeux grands ouverts, il regarda avec effroi la glace s’accumuler autour de lui. Il commença à s’hyperventiler, comme si son corps voulait absorber ce qu’il lui restait de trimix et perdre conscience, être délivré de l’horreur qui l’attendait.
— Ton oxygène ! Coupe ton tuyau d’oxygène !
La voix le ramena à la réalité. Il comprit immédiatement où Costas voulait en venir. Il traîna le bras gauche à travers l’eau épaisse et sortit le couteau qu’il portait dans un étui sur la poitrine. Il posa la lame en dents de scie contre les deux tuyaux qui arrivaient sous son casque. L’espace d’un instant, il fut incapable de se rappeler lequel des deux véhiculait l’oxygène et non le trimix. L’effet narcotique de l’azote à cette pression lui jouait des tours. Il ne pouvait pratiquement plus bouger la tête et ne voyait pas les tuyaux. Il ferma les yeux et saisit résolument celui de gauche avant de poser la lame juste au-dessous du port de son casque.
— L’oxygène qu’il te reste dans ta bouteille devrait remplir la cavité et vider le trou le temps que tu donnes encore quelques coups, dit Costas. Mais surtout, ne le respire pas. Une telle proportion d’oxygène à cette profondeur te tuerait sur le coup.
Jack trancha le tuyau et un grand jet de bulles surgit dans la cavité. L’eau lui descendit rapidement au-dessous de la poitrine et il se releva, tandis que le tuyau sectionné dansait et sifflait devant lui. Il retira la hache des débris de glace et la dirigea vers le trou. Il l’abattit de toutes ses forces contre la glace. Un gros éclat se détacha. Il vit Costas tenter de pousser la barrière de glace. Il se hâta de jeter le morceau de glace qui flottait sur le côté et leva le manche pour porter un autre coup. Mais juste à ce moment-là, le tuyau arrêta de siffler et le niveau de l’eau commença à remonter, inexorablement. Jack n’avait plus qu’une dernière chance. Il se mit dans l’alignement de la fracture, là où le morceau venait de se désolidariser du reste, et se détendit complètement, les yeux rivés sur le point d’impact. Il leva la hache et l’abattit avec toute la puissance dont il était capable. Avant de se ficher dans la glace, la lame fendit l’eau qui montait et l’éclaboussa. Il tomba en arrière, se remit à haleter de façon incontrôlable. Sa soupape d’expiration envoyait des nuages de bulles dans l’eau, qui le submergeait de nouveau.
L’extrémité d’une palme sortit de la glace. Jack reçut un coup de pied et entendit le fond du trou se craqueler. Ça avait marché. Un autre morceau de glace se mit à flotter devant lui et une silhouette noire imposante émergea à ses côtés tel un phoque curieux. Costas regarda son ami dans les yeux.
— Content de te voir.
— Heureusement que tu as perdu du poids, dit Jack d’une voix faible. Je n’ai pas réservé une chambre double.
Une traînée rouge colora l’eau lorsqu’il se retourna dans l’espace étroit.
— Comment va ta jambe ? demanda Costas.
— C’est le cadet de mes soucis, répondit Jack en regardant le niveau de l’eau au-dessus d’eux. Ton oxygène, vite ! Coupe ton tuyau, nous aurons quelques minutes de plus.
— Impossible, déclara Costas. Quand l’iceberg a basculé, mon tuyau a été tranché par une pointe de glace qui a failli me décapiter.
Il gesticula jusqu’à pouvoir s’allonger à côté de Jack, la tête en face du rebord au-dessus duquel se trouvait la sonde. L’étroitesse de la cavité était désormais encore plus évidente. Celle-ci était à peine assez grande pour eux deux et leur équipement. Ils étaient maintenant complètement submergés et des éclats de glace provenant du trou flottaient autour d’eux. Jack voyait les filaments de la bobine un peu plus bas. Costas se pencha pour rabattre ses palmes contre ses mollets et se hissa jusqu’à la sonde.
— Le voyant est à l’orange, annonça-t-il. La batterie est presque à plat. Si nous traînons ici, nous serons congelés à tout jamais.
Il redescendit et retira péniblement quelque chose d’une de ses poches.
— Tiens-moi ça une seconde, dit-il.
Jack s’exécuta et le regarda.
— Du C4 ?
— Gagné. Il faut toujours en avoir sur soi en cas d’urgence.
— Tu vas nous faire sauter ?
— Idéal contre le gel, répondit Costas en continuant à fouiller dans sa poche pour en extraire un détonateur radio miniature. Je suis certain que nous sommes à l’intérieur de la crevasse dans laquelle Kangia et les nazis ont vu le drakkar. La glace est transparente. Il s’agit de la glace de regel qui a refermé la crevasse. Elle est donc moins solide que celle du glacier. De plus, elle s’est fragmentée lorsque l’iceberg a basculé. Nous allons peut-être pouvoir élargir la fissure. C’est notre seule chance.
— Et notre niveau de décompression ?
— Pas terrible. La profondeur semble s’accroître. Il doit y avoir un niveau d’eau interne dans la crevasse, au-dessous du niveau de la mer qui entoure l’iceberg. La crevasse doit se remplir d’une façon ou d’une autre. À ce rythme-là, nous franchirons la limite dangereuse dans moins de cinq minutes.
— C’est à peu près le temps que me laisse mon trimix.
— Si nous ne gelons pas avant. Maintenant que la bobine est hors service, l’eau commence déjà à se solidifier. Il est temps de passer à l’action.
Jack se mit soudain à frissonner violemment. Il n’avait jamais connu d’eau plus froide, même dans les profondeurs de l’océan. Un autre craquement se fit entendre dans la glace et la fissure située au-dessus d’eux se referma sensiblement. Costas tourna sur lui-même et regarda vers le haut en dirigeant sa lampe frontale le long de la traînée argentée de bulles qui longeait le plafond.
— Ce n’est pas vraiment ce que j’espérais, dit-il à voix basse.
La sonde émit un bref signal d’alarme aigu et la lumière orange s’éteignit.
— Ça non plus.
Il se retourna, prit la hache qui était posée sur le plancher de la cavité et la tendit à Jack.
— Tu as le bras plus long que moi. La fissure est plus large au-dessus de la sonde. Pousse le C4 aussi loin que tu peux. Il est armé.
Jack saisit le paquet brun d’une main et le manche de la hache de l’autre. Costas plongea derrière lui et le souleva sur ses épaules en faisant saigner encore plus sa plaie à la cuisse. Jack s’efforça d’ignorer la douleur et se contorsionna de sorte que sa visière se trouve contre la fissure surplombant la sonde. Avec toutes les bulles qui s’engouffraient à l’intérieur, il n’avait qu’une vague idée des dimensions de cette fissure. Mais il s’agissait clairement d’une cheminée étroite, qui s’étendait loin au-dessus d’eux entre deux plaques de glace. Il poussa le C4 aussi loin que possible de son bras gauche et le cala de son mieux. Puis il souleva la hache des deux mains et enfila le manche en bois dans la cheminée, tandis que Costas le retenait pour ne pas qu’il bascule en arrière. Lorsque le manche rencontra une résistance, il poussa de toutes ses forces et délogea le C4 pour l’éloigner le plus possible.
— Voilà. Je ne peux pas aller plus loin.
Il se laissa tomber à côté de Costas et ils avancèrent péniblement entre les débris de glace qui étaient en train de s’agglomérer pour s’écarter de la cheminée, jusqu’à ce qu’ils se trouvent côte à côte contre la paroi opposée de la cavité. Jack retourna la hache et la rangea sous ses sangles. Puis ils se baissèrent tous deux pour remettre leurs palmes en place. Jack passa les bras autour de Costas et s’accrocha fermement à lui en appuyant sa visière contre la sienne.
— Où que nous allions cette fois, nous irons ensemble.
— Semper fidelis.
— Tu ne cesseras jamais de m’étonner. Le latin aussi.
Costas tenait le détonateur entre eux deux.
— Prêt ?
— Prêt.
Une violente secousse, accompagnée d’un bruit de déchirement perçant, ébranla la cavité. Tout autour d’eux, la glace était troublée par les vibrations. Cette cacophonie infernale fut étouffée par une explosion assourdissante. Jack sentit les ondes de choc lui pétrir le corps, comme s’il était roué de coups. Il appuya sa visière contre Costas pour protéger le verre des éclats de glace qui volaient autour d’eux. Presque simultanément, leurs lampes frontales explosèrent et ils furent plongés dans une obscurité étrange, vibrante, uniquement rompue par le vert trouble de l’affichage numérique de leurs casques. Une force énorme souleva Jack sur le côté et, l’espace d’un instant, il eut le sentiment qu’il allait être écrasé. Par miracle, il échappa à ce sort. Pris de vertiges, il s’aperçut qu’ils tombaient en spirale dans une mer de glace et d’eau, complètement impuissants, tandis que la crevasse éclatait en morceaux.
— On remonte ! cria Costas. Ne retiens surtout pas ta respiration. Tes poumons exploseraient dans la seconde.
Jack respirait de plus en plus difficilement. Dans le tourbillon qui les emportait, ils n’avaient aucun repère visuel et il s’efforça de se concentrer sur l’affichage numérique de sa visière, les bras serrés autour de Costas et les jambes entrelacées avec les siennes. Il aperçut fugitivement un chiffre indiquant leur profondeur, dix mètres, et sentit qu’ils remontaient à toute allure. Il se raccrochait aux chiffres tout en étant vaguement conscient que le risque d’embolie gazeuse était accru par celui de la maladie des caissons, le mal de décompression. Ils remontaient beaucoup trop vite.
Soudain, ils émergèrent à la surface. Il y avait de nouveau de la lumière, une lumière crépusculaire. Derrière Costas, Jack découvrit en outre un monde inondé de bleu. Ils flottaient dans une vaste dépression de glace, au moins aussi longue et large que la Seaquest II, entourés de murs d’un blanc immaculé. Jack se sentit minuscule dans cet environnement démesuré. Il renversa la tête en arrière et regarda la source de lumière, loin au-dessus d’eux. C’était une fine bande grise, dessinée par les murs de glace qui se rejoignaient presque, leur premier lien avec le monde extérieur. Striée de noir et de bleu clair, elle semblait défiler à une vitesse phénoménale.
— C’est sûrement une de ces tempêtes qui font rage sur la calotte glaciaire, affirma Costas. C’est ce qui a fait basculer l’iceberg.
— Le piterak.
Ils se cramponnèrent l’un à l’autre en dansant sur l’eau au centre du bassin. Leurs indicateurs de décompression étaient à l’orange. Ils avaient repoussé leurs limites et le risque de maladie des caissons était élevé. Jack était attentif aux symptômes, des fourmillements dans le coude ou une brusque nausée, conscient que les six mois qu’il venait de passer sans plonger avaient pu le rendre moins résistant. Il regarda son manomètre et constata qu’il était presque à zéro.
— Je n’ai plus d’air, dit-il. Si nous devons plonger de nouveau, il faudra qu’on fasse un échange d’embout.
— Branche-toi sur moi.
Jack prit le flexible situé sur le bloc-bouteilles de Costas et enfonça la soupape dans un port de son casque. Dans un sifflement aigu, le casque se remplit de nouveau de gaz respirable, dont la composition se rapprochait de celle de l’air atmosphérique à mesure que l’ordinateur ajustait les proportions en fonction de leur profondeur. Jack se rendit compte qu’il avait failli manquer d’air. Il ferma les yeux et s’efforça de respirer profondément.
— Cela devrait nous laisser environ dix minutes, déclara Costas. J’aurais préféré les passer à dix mètres de profondeur pour augmenter la marge de décompression, mais nous n’avons pas le choix. Il va falloir improviser.
Le mouvement de l’eau s’était considérablement réduit et la surface était surnaturellement calme après le chaos qui les avait éjectés de leur tombeau de glace.
— La crevasse a dû s’ouvrir quand l’iceberg a bougé, dit Costas. Toute la glace de regel a volé en éclats. Puis les parois se sont refermées au moment où l’iceberg a rencontré une résistance, probablement le bord extérieur du seuil.
Il regarda de nouveau autour de lui. Il régnait désormais un calme inquiétant.
— Cela ne me dit rien qui vaille. Restons ensemble.
Dans la seconde qui suivit, le silence fut rompu par une secousse dévastatrice. La glace et l’eau furent encore une fois traversées par d’énormes vibrations. Jack aperçut un rideau de glace tomber autour d’eux, des pointes tranchantes qui fendirent l’eau comme des éclats d’obus. Il rassembla toute son énergie pour tenir fermement Costas. Si le choc arrachait le tuyau qui constituait désormais son seul salut, il se noierait à coup sûr. Pris d’hallucinations, il revit le corps gisant dans la glace, puis revint à une réalité encore plus effroyable. Ils descendaient à une vitesse vertigineuse, emportés par un tourbillon grinçant de glace, comme s’ils étaient ramenés à leur point de départ auprès du guerrier gelé. L’eau tombait si vite qu’ils chutaient dans l’air, à demi suspendus hors de l’eau et projetés contre les blocs de glace qui volaient en éclats autour d’eux. Costas serra Jack contre lui pour lutter contre la force centripète du tourbillon et appuya sa visière contre la sienne.
— La crevasse s’est ouverte et l’eau est aspirée à l’intérieur, cria-t-il. Accroche-toi. Je vais peut-être pouvoir inverser le mouvement.
Soudain, l’eau se mit à tournoyer autour d’eux et ils furent profondément immergés. Terrifié, Jack sentit ses poumons s’écraser sous l’action d’une force contraire au tourbillon, qui les propulsa vers le haut. Ils émergèrent de l’eau et rebondirent sur un jet de glace qui les projeta dans une fissure située au-dessus de la dépression. Ils s’écrasèrent contre un mur de glace et glissèrent vers le haut, tandis qu’ils frottaient désespérément la paroi d’une main pour essayer de trouver une prise. Puis ils glissèrent vers le bas, incapables de contrôler leur mouvement, jusqu’à ce qu’ils heurtent un rebord qui les immobilisa de façon précaire le long de la paroi. Ils se tapirent sur la plate-forme, dégoulinants d’eau, et le jet de glace retomba à la base de la crevasse, loin au-dessous d’eux.
— Bon sang, c’était quoi, ça ? demanda Jack à bout de souffle en regardant l’abîme d’au moins trente mètres de profondeur.
— Le C4, répondit Costas content de lui. Nous avons été éjectés de la cavité avant que je n’aie le temps de m’en servir, mais il s’est avéré utile, finalement.
Il remit le détonateur radio dans sa poche.
— Bon, j’ai froid et j’ai faim, ajouta-t-il. Sortons d’ici.
— On a intérêt à se dépêcher. Regarde ça.
Happés par la fascination de l’horreur, ils regardèrent l’abîme rétrécir de nouveau. Les parois comprimaient les débris de glace et les propulsaient vers le haut. Pris dans l’étau, les gros blocs explosèrent avec une détonation retentissante en projetant des pointes de glace meurtrières loin au-dessus de la crevasse. Jack et Costas savaient que, s’ils étaient de nouveau pris dans le tourbillon, cette fois ils mourraient sur le coup, transpercés par les flèches de glace et broyés entre les murs comme dans un moulin à café. Terrifiés, ils virent le fond de l’abîme se rapprocher inexorablement d’eux, telle une bête vivante dont la gueule crachait un geyser de glace destructrice, pulvérisée avec une rapidité fulgurante le long des parois.
— C’est la fin, cria Costas dans le vacarme infernal. Nous n’aurons pas de seconde chance cette fois.
Ils firent demi-tour et levèrent les yeux vers la lucarne. Le sommet de la crevasse se trouvait à environ cinquante mètres et les traînées grises traversant le fond bleu étaient désormais clairement visibles. Soudain, le nuage se divisa et une forme noire surgit au-dessus de la fissure, dirigeant vers eux une lumière aveuglante. Elle sursauta violemment et laissa tomber quelque chose qui tournoya au-dessus d’eux.
— Le Lynx ! s’écria Costas. Ils essaient de descendre un treuil.
— Je leur ai dit de rester à l’écart. Ils prennent des risques avec ce vent.
— Ils ne pouvaient pas rester sans rien faire.
— Ils ne pourront pas faire descendre ce câble jusqu’ici. Ils doivent attendre, dans l’espoir qu’on puisse monter au sommet de la crevasse.
Jack regarda vers le bas. Le fond de l’abîme était dangereusement proche, pas plus de vingt mètres au-dessous d’eux, et les pointes de glace atteignaient presque la plate-forme où ils se trouvaient. Il se tourna de nouveau vers le sommet de la crevasse. Les parois étaient lisses. Elles ondulaient légèrement mais n’offraient aucune prise. Impossible de les escalader. L’euphorie dans laquelle la vue de l’hélicoptère l’avait plongé se mua brusquement en sueur froide. Il était de nouveau en plein cauchemar, ramené dans ce puits de mine submergé où il avait frôlé la mort et vu la fin du tunnel sans jamais pouvoir s’en rapprocher, malgré ses efforts désespérés.
Il posa sa main libre contre la glace et regarda Costas. Soudain, il eut une impression étrange, comme s’il était poussé contre la paroi.
Il leva de nouveau les yeux et comprit ce qui se passait.
— La crevasse, elle n’est pas censée être à la verticale ?
— Bon Dieu ! L’iceberg bascule !
Après une terrible secousse, le calme revint brusquement. Le fond de l’abîme avait encore monté et n’était plus qu’à dix mètres au-dessous d’eux. À travers la lucarne, ils voyaient désormais le promontoire où ils avaient rendu visite au vieil Inuit, la veille. Jack se surprit à penser qu’il allait faire beau, que le vent décroissant était en train de céder la place à une lumière radieuse. Puis il se remit à paniquer. Il avait été en proie à un sentiment trompeur de sécurité. Ils étaient tout près de la lucarne mais, si l’iceberg basculait, ils couleraient avec lui. Il n’y aurait pas de demi-mesure, aucun moyen d’augmenter progressivement leurs chances de survie. Il leur fallait parvenir au sommet, ou bien ils étaient morts. Mais la paroi était encore une pente glissante, qui les mènerait à une mort certaine au fond du gouffre. Et le moulin à café ne tarderait pas à se remettre en marche. Des millions de tonnes de glace faisaient pression sur la dernière poche d’air de la crevasse. Si l’iceberg basculait encore une fois, la lucarne tomberait sous l’eau. Ils seraient alors précipités à mille mètres de profondeur. Leur sort serait réglé en un instant.
— La hache ! cria Costas en secouant Jack. La hache !
Jack recouvra ses esprits. Se cramponnant de la main gauche à Costas, il attrapa la hache et la libéra de ses sangles. Comme il venait de toucher sa blessure à la cuisse, il avait la main gluante de sang et elle faillit lui échapper. Costas la rattrapa de justesse de sa poigne de fer. Ils la laissèrent pendre dans la pente puis, décrivant un grand arc de cercle, ils l’enfoncèrent ensemble juste devant eux, le plus profondément possible.
— Elle va tenir, dit Jack en haletant. Vas-y, grimpe !
Il tendit chacun de ses muscles, les palmes encore enfoncées sur la plate-forme mais les genoux et les coudes prêts à trouver dans la glace toutes les irrégularités susceptibles de l’empêcher de glisser. Ils se lâchèrent et se hissèrent le long du manche en rampant sur la glace le plus loin possible. Les muscles bandés à l’extrême, Jack entreprit de retirer la lame de la hache. Il la secoua de toutes ses forces jusqu’à ce qu’elle bouge dans la glace. Il regarda Costas, cramponné de l’autre côté du manche.
— Prêt ?
Pendant quelques secondes, ils n’auraient aucune prise et ne tiendraient que par la tension de leur corps contre la couche glissante d’eau qui recouvrait la glace. Si l’un d’eux faisait le moindre mouvement, ils tomberaient ensemble au fond de l’abîme, unis dans la mort par le flexible. Costas regarda Jack droit dans les yeux et hocha la tête. Jack retira la lame de la glace et laissa de nouveau la hache glisser derrière eux en la tenant par le manche de la main gauche. Il positionna le tranchant vers le haut, respira à fond et souleva l’arme de toutes ses forces. Elle passa par-dessus leur tête en frôlant le mur opposé de la crevasse et se ficha dans la glace un mètre et demi plus loin. Il répéta la procédure encore trois fois de suite. Ils progressaient petit à petit le long de la pente en direction de la lucarne, qui ne se trouvait plus qu’à dix mètres de distance. Lorsque Jack tendit le cou pour extraire la lame de la glace, il aperçut un plongeur en combinaison noire suspendu à un câble à une centaine de mètres au-dessus de l’iceberg. Il comprit que le bruit qu’il entendait depuis un moment était celui des turbomoteurs du Lynx.
Une autre secousse ébranla la crevasse dans un grondement sourd. La trépidation de l’hélicoptère fut étouffée par un grincement et un craquement assourdissants. Les parois de la crevasse rétrécirent. La hache tenait, mais ils n’avaient désormais plus assez de place pour lui donner de l’élan. Une autre secousse provoqua un jet d’eau et de débris de glace qui s’abattit sur eux. Dans le même temps, la lucarne disparut derrière un rideau d’eau et un tourbillon aspirant s’éleva au-dessous d’eux pour rencontrer le torrent de glace qui retombait dans le gouffre. Soudain, ils glissèrent de façon incontrôlée et dégringolèrent en direction de la lucarne, qui s’effondrait vers la mer. Ils heurtèrent violemment la surface, toujours enlacés, tandis que la hache traînait derrière eux, avant d’être entraînés loin du gouffre par la force colossale de l’eau qui s’en écoulait. C’est aux débris de glace qui avaient failli causer leur mort qu’ils durent leur salut. En effet, ceux-ci percutèrent l’eau de mer qui s’engouffrait avec une telle force qu’ils les propulsèrent le long des derniers mètres de la fissure et les éjectèrent dans un chaos prodigieux, juste avant que les murs de glace ne s’écrasent l’un contre l’autre pour refermer définitivement la crevasse.
Mais ce n’était pas encore fini. À peine Jack s’était-il rendu compte qu’ils étaient en pleine mer qu’il vit l’iceberg s’abattre sur eux. Le mur blanc s’étendait à perte de vue dans toutes les directions. La crevasse avait déjà sombré dans les profondeurs. C’était comme si elle n’avait jamais existé. Seul un filet de glace et de bulles remontant à la surface le long du flanc de l’iceberg, encadré par l’immensité noire des fonds marins, témoignait de sa présence. Tandis que l’iceberg roulait sur lui-même, Jack eut l’illusion qu’ils remontaient, mais son corps lui disait tout le contraire.
— Il nous tire par le fond ! cria Costas d’une voix distordue. Nous sommes déjà à trente mètres de profondeur. Gonfle ta combinaison et nage vers le haut !
Jack injecta de l’air dans sa combinaison pour atteindre une flottabilité positive et se mit à battre des pieds de toutes ses forces mais, lorsqu’il regarda l’affichage de sa visière, il constata qu’ils n’étaient quasiment pas remontés. Il eut l’impression qu’ils marchaient sur l’eau. Ils étaient encore sous l’emprise de l’iceberg, aspirés comme les survivants d’un bateau en train de couler. Il leva les yeux et vit le soleil briller sur les vagues, si proche. Il se mit à respirer de plus en plus fort et éprouva une nouvelle fois un malaise au creux de l’estomac. Après avoir survécu dans l’iceberg, ils étaient sur le point de mourir tout près de la surface, à une profondeur qu’il pouvait atteindre en apnée. Ce n’était pas possible. Il commença à s’hyperventiler et ses besoins dépassèrent rapidement la quantité d’oxygène qui restait dans la bouteille de Costas. Il respirait de plus en plus difficilement.
— Je te débarrasse de tes bouteilles, dit Costas.
Il respirait bruyamment et un grand jet de bulles entourait sa soupape d’expiration. Il battait des pieds à toute allure en retirant du casque de Jack tous les tuyaux inutiles. Il actionna le système de dégagement rapide du bloc-bouteilles et envoya le recycleur d’oxygène ainsi que le backpack et ses bouteilles de trimix vides par le fond.
— Je fais pareil pour moi ! cria-t-il à bout de souffle. Il ne nous reste qu’à peu près une minute d’air de toute façon, ça ne servirait à rien. Prépare-toi à retirer le flexible. Arrête de battre des pieds et, à mon signal, prends cinq respirations profondes.
— Je te tiens, dit Jack le souffle court. Si tu coules, je coule avec toi.
Costas détacha son recycleur et le laissa tomber. De la main gauche, il actionna le système de dégagement rapide de son backpack tout en gardant celui-ci sur le dos et, de la main droite, chercha la base de son dernier tuyau sous son casque. Ils redescendaient déjà, aspirés de plus en plus profondément par le mouvement de l’iceberg. Leurs chances diminuaient à chaque mètre qu’ils parcouraient.
— Vas-y !
Jack prit cinq respirations profondes et arracha le flexible. Au même instant, Costas lâcha le tuyau et son backpack. Ils se mirent à nager avec détermination vers la surface en battant des pieds dans un mouvement à la fois ample et brusque. Jack, le bras gauche autour de l’épaule de Costas, tenait encore la hache de la main droite. Au début, il n’éprouva aucun malaise. Tandis que son système sanguin débordait d’oxygène, il expirait lentement pendant la remontée. Puis l’effort commença à produire ses effets et il ressentit les premiers signes d’inconfort. Ils progressaient régulièrement d’un mètre toutes les deux secondes, mais ils se trouvaient encore à vingt mètres de la surface. S’ils arrêtaient de battre des pieds, ils redescendraient immédiatement. Déjà, il manquait d’air et ses poumons se soulevaient instinctivement pour absorber le dernier reliquat de gaz de son casque.
Ses jambes, privées d’oxygène, se mirent à faiblir. Il était sur le point de perdre connaissance, terrassé par l’épuisement. Il n’y arriverait pas. Il arrêta de nager et, dans un dernier effort conscient, s’efforça de se dégager de l’étreinte de Costas en voyant que celui-ci avait encore des forces, prêt à tout pour lui laisser une chance de regagner la surface.
Tout à coup, il éprouva une sensation étrange, une impression d’apesanteur. Il avait arrêté de battre des pieds et, pourtant, il était poussé vers le haut. Il eut vaguement conscience que l’iceberg s’était arrêté de bouger. Instinctivement, il chercha la soupape de purge pour libérer l’air de sa combinaison et s’arrêter de remonter. Puis il se retrouva à la surface, aveuglé par la lumière. Il ouvrit son casque et le retira, haletant longuement dans l’air froid, tandis que tout son être retrouvait sa force vitale. Dès qu’il en fut capable, il tourna sur lui-même et scruta attentivement les vagues en se protégeant les yeux de la lumière éblouissante. Après quelques secondes d’angoisse, il aperçut une tête ébouriffée environ trois mètres plus loin, dansant sur l’eau.
— Ça va ? cria-t-il.
— Au moins cette petite baignade a-t-elle résolu notre problème de décompression.
Costas parlait du nez à cause du froid et sa voix semblait étrange après avoir transité par l’interphone. En face de Jack, apparemment indifférent à leur environnement, il était concentré sur deux jauges qu’il tenait hors de l’eau.
— Mais il y a un petit écart entre les deux affichages. C’est terriblement ennuyeux. Il va falloir que j’arrange ça.
Jack sourit du bout des lèvres. Il rejeta la tête en arrière, le visage baigné de soleil. Il entendit l’hélicoptère descendre au-dessus de lui. Un plongeur venait de sauter dans la mer. Il ouvrit un œil et aperçut la lame dorée scintiller dans les vagues à côté de lui. À aucun moment, il n’avait abandonné sa prise. Tout à coup, leur extraordinaire découverte au cœur de l’iceberg lui revint à l’esprit et lui donna une poussée d’adrénaline. Il ferma les yeux pour savourer cet instant et une vague déferla sur lui. Outre l’effet purifiant qu’elle lui procura, elle lui laissa sur les lèvres quelques gouttes d’eau salée. C’était bon.