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Chapitre 7

La silhouette imposante de liceberg se dressait au-dessus deux. Cétait un mur blanc irrégulier strié de traînées bleues et vertes translucides. Jack remonta la fermeture Éclair de sa combinaison orange de survie et ajusta son gilet de sauvetage tout en regardant le profil éthéré de la Seaquest II, qui séloignait de leur sillage. Derrière lui, Maria se cramponnait de plus en plus fort à la corde de sécurité. Macleod lui coula un regard rassurant depuis le plat-bord den face.

— On a un peu limpression dêtre sur des montagnes russes, mais Henrik est un expert. Il a navigué sur ces eaux toute sa vie.

Lhomme déquipage danois sourit et se leva devant le hors-bord Evinrude 120 CV en tenant fermement lamarre dune main, et la manette des gaz de lautre. Il conduisait le Zodiac comme un char à travers les sarrasins qui recouvraient la mer. Sans effort, il balançait le gros moteur dun côté puis de lautre pour éviter les bourguignons perfidement dissimulés juste sous la surface. Après avoir serpenté pendant cinq minutes autour des débris de glace, ils atteignirent deux balises rouges indiquant lentrée dun barrage flottant qui retenait la glace tout autour dune grande zone située en face de liceberg. Tandis quils parcouraient lentement les dernières centaines de mètres, ils virent deux hommes, dont les silhouettes semblaient minuscules comparées à limmense bloc de glace, gravir la longue paroi à laide de crampons et de piolets. Ils sentaient déjà lair froid émanant de liceberg, une aura de fraîcheur qui donna à Maria des frissons dans le dos.

— On dirait quil est vivant, dit-elle. On le sent presque respirer.

— Ce souffle froid indique quil fond, et vite, affirma Macleod. Il sera bientôt trop dangereux de travailler sous le front de vêlage.

Ils sarrêtèrent le long dun dock flottant, à environ vingt mètres de liceberg, où étaient déjà amarrés un submersible Aquapod qui dansait sur leau et deux Zodiacs, de lautre côté. Plusieurs hommes supervisaient la descente dans la mer dun long câble enroulé sur le dock. Ils portaient une combinaison environnementale noire de lUMI qui, même dans ces eaux glaciales, prolongerait leur survie si quelque chose tournait mal. Au bout dun moment, le câble sarrêta et une silhouette familière sortit du groupe pour traverser la plate-forme et se diriger vers les Zodiacs en faisant aux autres un signe de la main.

— Bon travail, les gars. Jai fait tout ce que je pouvais ici.

Avec une agilité surprenante compte tenu de sa corpulence, Costas sauta dans le Zodiac et atterrit avec fracas sur le plancher, en face de Jack. Il était parti une demi-heure avant ses compagnons et il avait mis les bouchées doubles. Il se redressa en chancelant, retira sa combinaison environnementale jusquà la taille, sassit un instant pour enfiler le coupe-vent orange et le gilet de sauvetage que lui tendait Henrik.

— Je suis prêt à partir.

Lhomme déquipage poussa le Zodiac et ils retournèrent lentement vers le barrage, en direction de la mer. Après avoir passé les bouées de lentrée, ils virèrent à droite. Cinq minutes plus tard, alors que le barrage était désormais hors de vue et la façade nord de liceberg loin derrière eux, Macleod fit signe à Henrik dentrer dans le fjord, de ralentir, puis de couper le moteur. Le bruit du hors-bord ayant disparu, tout parut soudain surnaturellement calme. Ils furent plongés dans une illusion de sérénité, comme si, après avoir franchi le seuil sous-marin, ils étaient entrés dans un monde imaginaire de glace, comme sils ne faisaient plus quun avec les palais de cristal imposants qui les entouraient.

— Ne vous y trompez pas, dit Macleod, ce sont des forces titanesques qui sont à lœuvre ici.

Une seconde plus tard, le silence fut rompu par une terrible détonation, suivie dune onde de choc percutante qui fendit lair et dun énorme bruit sourd. Un mur de glace venait de se détacher du glacier, au loin, au bord de la calotte glaciaire. Le son sembla résonner contre tous les icebergs prisonniers du fjord, qui reprirent ce refrain sinistre, les pétrissant déchos avant de le laisser séteindre dans un long soupir. Le silence lugubre qui suivit rendit les icebergs qui les entouraient encore plus impressionnants. Ils se sentirent dautant plus insignifiants et impuissants.

— En été, la mer est souvent calme, fit remarquer lhomme déquipage, mais cest aussi la saison pendant laquelle le glacier est le plus actif. Plus il fait chaud au niveau de la mer, plus la rencontre avec lair froid de la calotte glaciaire est violente. Les conséquences peuvent être immédiates.

Il montrait, vers lhorizon est, à lautre bout du fjord, une bande de ciel au-dessus de la glace qui devait être bleu foncé ou gris foncé, mais leur attention fut subitement détournée par un bourguignon de la taille dune voiture, qui avançait dans leur direction. Le bloc de glace sétait mis à se balancer dun côté et de lautre sur la mer lisse comme un miroir, un spectacle effrayant qui semblait défier la raison. Oscillant de plus en plus agressivement, il bascula en révélant une surface polie et envoya une onde qui parcourut tout le fjord. Les sarrasins saccumulèrent autour deux comme une mer de verre brisé et dautres bourguignons surgirent des profondeurs juste à côté du Zodiac.

— Quel spectacle épouvantable ! sécria Maria.

— Tu nas encore rien vu, répliqua Macleod. Quand un gros iceberg roule, on ne sent parfois pas grand-chose dici, mais une vague de dix mètres peut sabattre sur le rivage. Ça ne donne pas envie de flâner au bord de leau.

— Nous ne sommes pas pressés de voir ça, dit Costas. Notre iceberg doit rester bien tranquille pendant au moins vingt-quatre heures.

Jack se retourna vers le bloc de glace grinçant puis regarda en direction du glacier. Au-delà du seuil, les icebergs semblaient glisser majestueusement vers le large mais, à lintérieur du fjord, ils étaient comme enchaînés au glacier, encore trop jeunes, trop faibles pour partir, et marqués par la violence de leur naissance. Lenvironnement était dautant plus terrifiant quil était en grande partie invisible. Pris de convulsions dissimulées en profondeur chaque fois quun bloc de glace tombait dans la mer, il déployait une puissance inégalée dans le reste du monde. Encore une fois, Jack prit toute la mesure de la fragilité de lêtre humain face à la nature. Et pourtant, il en repoussait les limites à chaque nouveau projet.

Macleod fit un signe de tête à Henrik, qui tira sur le starter pour allumer le moteur. Le Zodiac fit demi-tour en direction de la mer et accéléra pour rejoindre le rivage au milieu des sarrasins qui sétendaient hors du fjord en longues traînées blanches. Lhomme déquipage trouva une parcelle deau claire et ouvrit les gaz à fond. Il fit planer le Zodiac, qui décrivit un grand arc de cercle en direction du promontoire rocheux délimitant lextrémité nord du fjord. Jack, assis sur le plat-bord à lavant du canot et cramponné à la corde de sécurité, se pencha en arrière et laissa leau glacée lui éclabousser le visage en savourant le goût du sel. Cela faisait plusieurs mois quil navait pas plongé et la saveur de la mer lui manquait. Il vit Maria, assise à côté de lui, lui sourire et regarda Macleod et Costas penchés sous leurs capuches pour se protéger des embruns. Il se remémora sa dernière plongée avec Costas dans les entrailles du volcan, six mois auparavant. Cette plongée avait réveillé en lui son pire traumatisme. Celle quils sapprêtaient à faire, lune des plus extraordinaires de leur vie, aurait lieu dans un environnement encore plus confiné. Ses peurs étaient encore là, mais il les contrôlait et, pour linstant, il était submergé par un véritable sentiment dallégresse. Le projet de la Corne dOr avait ranimé sa passion pour larchéologie, mais il lavait dirigé depuis la passerelle dun bateau. Il navait pas mis au jour un fragment de lhistoire de ses propres mains. Il était impatient de retourner sous leau, dêtre le premier à voir et à toucher les fabuleux trésors qui se trouvaient depuis des siècles dans les profondeurs de locéan.

Lorsque le moteur sarrêta, le vrombissement du hors-bord fut remplacé par de mystérieux hurlements et glapissements. Dans la vallée qui souvrait devant eux, ils virent une foule de chiens enchaînés à des piquets. Certains aboyaient, tiraillés par la faim, tandis que dautres se jetaient sur de gros morceaux de viande, déposés pour eux dans un enclos boueux.

— Les Groenlandais utilisent encore des traîneaux en hiver, indiqua Macleod, qui avait retiré sa capuche. La majeure partie du territoire est trop accidentée pour que lon puisse y circuler en autoneige et la calotte glaciaire est trop éloignée des stations de carburant. Ils enchaînent les chiens pendant tout lété et les abattent quand ils deviennent trop vieux pour travailler. Tout le monde napprouve pas, mais ce ne sont pas des animaux de compagnie.

— Il me semble que lors de fouilles dans les derniers villages abandonnés par les Norrois du Groenland on a retrouvé des os de chiens avec des entailles, les restes dun dernier repas, dit Jack. Les ancêtres de ces chiens.

— Cest peut-être pour ça quils hurlent, plaisanta Costas.

Maria fixa les chiens avec appréhension. Ses compagnons avaient déjà enjambé le canot pour sauter sur la plage de galets et il fallut que Jack lui tende la main pour quelle se décide à les rejoindre. Macleod les conduisit rapidement vers les hauteurs, loin de la zone dangereuse longée par les icebergs, puis répondit à un appel sur sa radio bidirectionnelle. Il tendit celle-ci à Maria, qui sarrêta pour échanger quelques mots avec son interlocuteur avant de la lui rendre et de reprendre sa place à côté de Jack.

— Cétait Jeremy, dit-elle. Il est resté à bord pour terminer lanalyse de linscription de la Mappa Mundi et il pense quil a trouvé autre chose. Cela pourrait être très intéressant, mais il a besoin dencore un peu de temps.

— Il aura sûrement terminé quand nous reviendrons de notre plongée, déclara Jack. Quand nous serons rentrés, il faudra quon prenne le temps de sasseoir et de réfléchir.

— Je narrive toujours pas à croire que vous allez faire ça.

— Cest la première fois que tu travailles pour lUMI sur le terrain, dit Jack en souriant. Comme la dit Malcolm, tu nas encore rien vu.

Malgré la chaleur de lété, ils se gardèrent douvrir la fermeture Éclair de leur combinaison de survie pour se protéger des insectes et remontèrent la plage derrière Macleod, qui les mena jusquà un sentier érodé aboutissant à un petit col situé au cœur de la vallée. La végétation nexcédait pas quelques dizaines de centimètres, mais la nudité des sommets environnants était compensée par un tapis luxuriant de mousse et dherbe, qui recouvrait le fond de la vallée.

— Les ruines que vous voyez en face sont celles du site de Sermermiut, indiqua Macleod. Cest un endroit sacré pour les Inuits. Ce site est occupé depuis au moins quatre mille ans, depuis que les premiers Groenlandais en provenance de lArctique canadien ont traversé la mer gelée. La ville dIlulissat se trouve en haut de la vallée, au nord. Elle na été fondée quen 1741, au début de loccupation du Groenland par les Danois. Dailleurs, les Danois lappellent Jacobshavn, mais le nom groenlandais est un peu plus approprié.

— Que signifie Ilulissat ? demanda Costas.

— Iceberg.

Costas acquiesça. Ils longèrent le sentier jusquà une dépression marécageuse en direction du site en ruine, en repoussant de la main les nuages de moucherons qui semblaient surgir du marais comme de la brume.

— Et les Vikings ?

— Les Norrois avaient désigné toute cette partie de la côte qui mène à la calotte glaciaire polaire sous le nom de Norôrseta, terrains de chasse du Nord. Cétait une zone inhospitalière, où lon na pratiquement trouvé aucun vestige viking. Les Norrois ne se sont installés de manière permanente que là où ils pouvaient espérer reproduire le mode de vie Scandinave, basé sur lélevage et une agriculture rudimentaire. Au Groenland, ils ont donc occupé les vallées fertiles des fjords, près de la pointe sud, où Éric le Rouge est arrivé avec sa famille au début du XIe siècle. La plupart des colons venaient de Norvège et dIslande. Ils ont fini par bâtir des centaines de foyers pour accueillir une population qui a culminé à plusieurs milliers dhabitants. Lorsquils se sont convertis au christianisme, ils ont même construit des églises en pierre brute.

— Et que sont-ils devenus ?

— Cest un des plus grands mystères du passé. Ils ont vécu ici pendant des générations en troquant de livoire de morse et des fourrures en Europe, mais le dernier contact connu remonte au XVe siècle. Lorsque lÉglise catholique a envoyé une expédition au Groenland, en 1721, pour vérifier quils étaient toujours de bons chrétiens, ses émissaires nont trouvé aucun signe de vie.

— Cela peut paraître incroyable, mais les croisades y étaient sans doute pour quelque chose, intervint Maria.

— Quoi ?

— En 1124, le roi norvégien Sigurd Jorsalfar a établi un siège épiscopal au Groenland. LÉglise a donc pu imposer les colons norrois, ce qui a considérablement accru leur pauvreté. On appelait Sigurd « le Croisé ». Il faisait partie des Scandinaves qui avaient rejoint les croisés au XIIe siècle. Il a eu leffronterie dinstaurer au Groenland un impôt spécifiquement destiné aux croisades. Il se faisait payer en défenses de morse et en peaux dours polaire.

— Cela devait être bien utile à Jérusalem, murmura Costas. Les croisades ont vraiment donné libre cours à toutes les folies.

— LÉglise était sans aucun doute un fardeau sur le plan économique, admit Macleod. Mais certains experts pensent que les Norrois du Groenland ont été décimés par les indigènes, par des pirates anglais ou même par la peste noire. Pour ma part, je crois que lenvironnement a été le facteur principal. Ce que lon appelle la petite période glaciaire du Moyen Âge a bloqué les voies maritimes qui leur permettaient de rentrer chez eux. La glace de mer restait tout lété autour des côtes. De plus, le froid a dû rendre lagriculture impossible et peut-être nont-ils pas pu ou pas voulu sadapter au mode de vie local pour vivre de la chasse et de la pêche.

— Alors les Vikings auraient été liquidés par un changement climatique, railla Costas. Une fin pas très glorieuse pour une élite guerrière...

— Attendons den savoir plus, dit Jack. Les vrais guerriers de ce peuple sont peut-être allés encore plus à louest.

Les ruines du site ancien étaient à peine reconnaissables. Parmi les cercles de pierre brute bâtis à proximité les uns des autres sur le sol, certains avaient été presque engloutis par le sol alluvial, tandis que dautres émergeaient à peine du marais. Sur une petite plate-forme, du côté de la mer, se trouvait une tente en forme de dôme dun peu plus de quatre mètres de diamètre, une armature en os de baleine recouverte de plusieurs peaux de phoque et de bœuf musqué. Une mince volute de fumée sélevait dans les airs à travers un trou central.

— Ces pierres sont des cercles de tente utilisés pour protéger les tentes du vent, expliqua Macleod. On en voit dans tout lArctique. Ils constituent la principale preuve de la présence dun village à cet endroit. Plus personne ne vit ici depuis des générations, mais cest un lieu sacré pour les Inuits dIlulissat. Les anciens qui respectent encore les traditions viennent ici se préparer à la mort. Les membres de leur famille dressent une tente traditionnelle à lintérieur dun des cercles de pierre de leurs ancêtres, quand ils savent lheure venue.

Plusieurs huskys blancs affamés étaient enchaînés à des piquets autour de la tente et, alors que Macleod et ses compagnons avançaient, ils tirèrent sur leurs chaînes et se mirent à baver devant eux. Hésitante, Maria resta en arrière, mais Jack laida à se rapprocher en prenant garde de rester hors de leur portée. Les grognements alertèrent les occupants de la tente, qui souvrit pour laisser apparaître une Groenlandaise aux cheveux bruns ornés de perles et tirés en arrière. Elle était vêtue dun parka traditionnel en peau de phoque et, lorsquelle leva les yeux, ils reconnurent Inuva, qui avait quitté la Seaquest II en Zodiac une heure avant eux. Après avoir fait taire les chiens, elle fit un signe de tête à Macleod, qui sagenouilla et échangea quelques mots avec elle avant que le rabat de la tente ne se referme.

— Inuva est la fille du vieil homme, expliqua Macleod à voix basse en se tournant vers ses collègues. Il comprend le danois mais ne parle que le kalaallisut, le dialecte inuit local, alors Inuva va nous traduire ce quil dit. Il sappelle Kangia, cest également le nom du glacier. Il a quatre-vingts ans, un âge avancé pour les hommes de ce peuple, qui ont une vie rude. Dans sa jeunesse, cétait un des chasseurs les plus renommés dIlulissat. Il a parcouru des centaines de kilomètres le long de la calotte glaciaire avec ses chiens et navigué vers le nord à bord de son umiak bien au-delà du dernier village.

Ils passèrent en baissant la tête sous le rabat, que Macleod tint ouvert avant dentrer à son tour. Jack cligna des yeux dans la fumée âcre qui sélevait depuis le foyer, alimenté par des excréments séchés de bœuf musqué. Macleod leur fit signe de sasseoir sous la fumée, sur un cercle de peaux disposées autour du feu. Dès que leurs yeux se furent accoutumés à lobscurité, ils virent à lautre bout de la tente un traîneau en bois, dont les patins étaient usés mais ornés de magnifiques sculptures danimaux. Le vieil Inuit était assis sur le rebord, enveloppé de couvertures. Ses longs cheveux blancs étaient détachés sur ses épaules, autour de son visage tanné et parcheminé. Lorsquil se tourna vers eux, ils constatèrent que la cécité des neiges avait éteint son regard et quil avait déjà la pâleur grise de la mort.

Il commença à parler péniblement et Inuva traduisit les cliquetis suaves de linuit groenlandais à chacune de ses pauses.

— Mon père dit que son peuple vit ici depuis des temps immémoriaux et que des étrangers sont venus et repartis. Il sera bientôt temps pour lui daller rejoindre les traîneaux de ses ancêtres, qui traversent la calotte glaciaire à toute allure pour léternité.

Le vieillard sortit une main flétrie des couvertures et prit à côté de lui, sur le traîneau, une photo usée quil tendit à Macleod en hochant la tête silencieusement.

— Cest la raison pour laquelle nous sommes ici, dit Macleod. Inuva a parlé à Kangia de nos recherches dans le fjord et cest elle qui ma demandé de venir le voir il y a deux jours. Regardez cette photo.

Il la donna à Jack. Maria et Costas se rapprochèrent pour la voir. Cétait une photo en noir et blanc, décolorée, dun groupe dhommes en tenue polaire, debout à côté de traîneaux en bois chargés de matériel et entourés de chiens.

— Elle date davant la Seconde Guerre mondiale, à en juger par le matériel, observa Jack. 1920, peut-être 1930.

Il sinterrompit un instant et regarda la photo de plus près.

— Ce vieil homme au centre, nest-ce pas Knud Rasmussen ? Je sais quil est né à Jacobshavn.

— Kangia a été un de ses maîtres chiens. Cest le jeune homme sur la gauche.

— Kangia a connu Knud Rasmussen ! sexclama Jack en regardant le vieil Inuit avec admiration avant de se tourner vers Costas. Cest un des explorateurs polaires les plus célèbres, moitié danois, moitié inuit, la première personne à avoir traversé la calotte glaciaire du Groenland.

— Rasmussen a été un père pour Kangia, poursuivit Macleod. Il la encouragé à préserver les traditions. Kangia avait beaucoup destime pour lui et admirait son respect pour les coutumes inuits.

Il sortit de la poche intérieure de sa veste une pochette imperméable, qui contenait une autre photo.

— Il ma également donné ça.

— LAhnenerbe ? demanda Jack avec un regard sombre.

— Exact. Jai scanné la photo et jai fait quelques recherches avant votre arrivée. Une expédition allemande a été envoyée à Jacobshavn en 1938, un an avant la guerre. Les Allemands avaient besoin dun maître-chien et Kangia sest naturellement imposé comme étant le meilleur choix.

Sur la photo, on pouvait voir deux Européens devant un arrière-plan composé de roche et de glace. Daprès la forme du promontoire, le cliché avait manifestement été pris à Semermiut, près de lendroit où ils se trouvaient. Les icebergs formaient une paroi continue le long du seuil du fjord, comme cétait encore le cas plus de cinquante ans auparavant, avant que le glacier ne commence à reculer. Les deux hommes portaient la tenue dexpédition classique de lépoque, un pull épais, une grosse veste en laine et une culotte de golf rentrée dans des chaussettes qui montaient jusquaux genoux. Celui de droite, bel homme, grand, la trentaine, des cheveux blonds épais, était un peu en retrait, comme sil avait manifesté quelques réticences à se faire prendre en photo. Lautre, un petit brun au sourire pincé, fixait impérieusement lappareil une jambe pliée et la main droite sur le genou. De la main gauche, il tenait un compas au-dessus de la tête dun jeune Inuit assis sur un rocher devant lui. En comparant le jeune homme à la photo précédente, il était facile de reconnaître Kangia. On aurait dit un chasseur posant avec son trophée, mais cétait bien pire encore : lEuropéen portait au bras gauche un brassard rouge frappé dune croix gammée.

Jack regarda Costas.

— Ahnenerbe signifiait « Héritage des ancêtres », précisa-t-il. Cétait un service de la SS créé avant la guerre par le Reichsführer Heinrich Himmler, le bras droit dHitler. Consacré à la recherche des origines ancestrales de la race aryenne.

— Quest-ce que ces types pouvaient bien faire ici ?

— Aussi incroyable que cela puisse paraître, ils cherchaient probablement lAtlantide. Les nazis pensaient que les Atlantes étaient les premiers Aryens. À la fin des années 1930, les dirigeants de lAhnenerbe ont envoyé des expéditions dans le monde entier, au Tibet, au cœur de la Mésoamérique, en Arctique. Ils espéraient trouver les descendants les plus purs des Atlantes dans les régions les plus éloignées, dans les territoires coupés du reste de lhumanité. Ils avaient notamment recours à la phrénologie, qui consistait à mesurer les crânes pour trouver des prétendues caractéristiques aryennes. Cest ce que ce crétin est en train de faire sur la photo. Cétait une science médiévale, mais les véritables anthropologues recrutés par lAhnenerbe devaient se plier aux obsessions insensées du Reichsführer. On a même appelé cela la croisade de Himmler.

— Lexpédition au Groenland a été doublement étrange, ajouta Macleod. Les nazis étaient également obsédés par la Welteislehre, la doctrine de « la glace éternelle », un système cosmologique fantaisiste pondu par un Autrichien détraqué au début du XXe siècle. Cest une des nombreuses théories tirées par les cheveux qui ont trouvé des adeptes après la Première Guerre mondiale, sans doute parce quelles semblaient remettre un peu dordre dans un monde devenu fou. Daprès la Welteislehre, tout, dans lunivers, est un combat perpétuel entre la glace et le feu. La race supérieure aryenne est née dans un royaume de glace. Elle a ensuite été éparpillée sur la planète lors dinondations et de tremblements de terre. Où trouver une meilleure preuve de lexistence des premiers Aryens que sur la calotte glaciaire du Groenland, dernier grand vestige de la période glaciaire ?

— Il y aurait de quoi rire si toutes les actions de l’Ahnenerbe navaient pas été polluées par un racisme sous-jacent, dit Jack. LAhnenerbe na fait que confirmer à Himmler ce quil voulait savoir et ses activités ont contribué à renforcer les convictions de celui-ci sur la supériorité aryenne. Noubliez pas que le Reichsführer a été le principal architecte de « la Solution finale », la liquidation des Juifs.

— Alors ces deux types étaient des nazis, en conclut Costas, qui avait pris la photo et la regardait attentivement avec Maria.

— Daprès Kangia, lhomme aux cheveux gras et au brassard était un sale type qui divaguait sans cesse à propos de Hitler et traitait les Groenlandais comme des chiens, commenta Macleod. Mais lautre semble avoir été plus modéré. Il a apparemment tenté de venir en aide à Kangia et influencé le déroulement de lexpédition. Fasciné par les traditions orales des Inuits, il avait promis de revenir seul un jour pour les consigner. Il serait devenu un bon conducteur de traîneau et aurait gagné le respect des Groenlandais. Son collègue et lui se détestaient et sadressaient à peine la parole.

— A-t-on une idée de qui il sagissait ? demanda Costas.

— Le rapport de lexpédition a mystérieusement disparu du siège de l’Ahnenerbe lorsque la guerre a éclaté. Cette photo et la mémoire de Kangia sont donc tout ce quil nous reste. Hier, jai envoyé le scan par e-mail à la bibliothèque de lUMI. Le type au brassard nazi na pas pu être identifié avec certitude. Son visage ressemble à celui de milliers dautres brutes de son genre. Mais lautre a une sacrée histoire.

— Bien sûr, je le reconnais maintenant ! sexclama Maria. Le blond, cest certainement Rolf Künzl, le célèbre archéologue.

— Exact.

— Un des fondateurs de larchéologie viking, poursuivit Maria. Sa thèse sur la colonisation du Groenland par les Norrois demeure une référence sur le sujet. Une carrière précoce à laquelle la guerre a prématurément mis un terme.

— Jen déduis que tu sais ce quil lui est arrivé.

— La conspiration de von Stauffenberg.

— Absolument. Il a fait partie des nombreux véritables spécialistes recrutés par l’Ahnenerbe pour étayer les thèses fantaisistes des nazis concernant la race supérieure nordique. Il navait pas dautre choix que de jouer le jeu, bien quil ait méprisé ouvertement les extrémistes fanatiques à la tête de l’Ahnenerbe, des cinglés et des savants ratés pour la plupart, qui devaient uniquement leur carrière aux nazis.

— Les fous dirigeaient lasile, murmura Costas.

— En effet, acquiesça Macleod, mais Künzl na jamais intégré la SS, car il était issu dune vieille famille militaire prussienne. Officier de réserve de la Wehrmacht, il a réussi à sortir des tentacules de Himmler au début de la guerre. Il a combattu pendant deux ans sous les ordres de Rommel dans le désert, où il a atteint le grade de colonel et obtenu la croix de chevalier, mais il a été rappelé à Berlin pour y accomplir des tâches subalternes. Himmler semble en avoir fait son bouc émissaire. Il la accusé sans relâche davoir volé les rapports de lexpédition du Groenland et davoir dissimulé ce qui avait été découvert. Mais il na jamais rien obtenu et, en septembre 1944, Künzl a été arrêté puis pendu avec une corde de piano, aux côtés de von Stauffenberg, pour avoir tenté dassassiner Hitler.

— Il était dans le camp des « bons », murmura Costas.

— Les conspirateurs nétaient pas des saints. Künzl a été un des commandants de division blindée les plus efficaces de lAfrikakorps et il avait beaucoup de sang allié sur les mains. Il connaissait les politiques raciales des nazis grâce à son travail pour le compte de l’Ahnenerbe et il na apparemment rien fait. Mais il détestait Hitler et voulait mettre un terme à la guerre avant quelle ne détruise lAllemagne. Quand on voit lautre homme de la photo, on comprend facilement doù venait son aversion pour les nazis.

Kangia se remit soudain à parler. Son souffle saccadé par les mots emplissait la tente comme si une brise douce agitait les peaux de phoque. Il tendit la main vers la photo, que Costas lui rendit, et indiqua lhomme blond sans le voir. Inuva se pencha vers lui pour lécouter attentivement avant de se retourner vers les autres.

— Le troisième jour de lexpédition, ils avaient atteint la calotte glaciaire, à lest dici, et trouvé un chemin dans la glace pour aller jusquau sommet. Après une journée de traversée avec les traîneaux, ils ont soudain été arrêtés par un vent de tempête, le piterak.

Lorsquil entendit sa fille répéter le mot groenlandais, Kangia sanima tout à coup. Ses grands gestes dans la lueur vacillante du feu projetèrent lombre de ses bras arqués tout en haut de la paroi de la tente.

— Cétait une violente tempête, la pire que mon père ait jamais connue, poursuivit Inuva. Lexpédition se trouvait sur le front nord du glacier, où un icestream affluent commence à sécouler vers le fjord. Les deux Allemands tenaient absolument à traverser le glacier et à chercher un abri derrière une crête de glace, une des ondulations indiquant le début du craquèlement du glacier. Mais les Groenlandais, sachant que cétait trop dangereux, ont refusé et sont restés avec leurs chiens en plein vent sur la calotte glaciaire, blottis derrière leurs traîneaux.

Le vieillard ramena ses poings lun contre lautre et les écarta brusquement en faisant un bruit de craquement, avant de parler de nouveau.

— Il y eut un bruit terrible, traduisit Inuva. Le glacier sétait déchiré et les Allemands avaient disparu dans ses entrailles. Moi, Kangia, jai été le seul à avoir le courage de marcher contre le vent jusquau bord de la crevasse. Et lorsque jai regardé en bas, à travers la neige tourbillonnante, jai vu quelque chose dincroyable.

Le vieil homme suivait les intonations de la voix de sa fille et hochait la tête énergiquement mais, soudain, il se mit à tousser douloureusement et sadossa contre une pile de fourrures, les traits tirés et le teint gris.

— Il nen a plus pour longtemps, dit Inuva en caressant doucement le bras de son père.

Elle leva les yeux vers Macleod dun air désolé.

— Il est peut-être temps que vous partiez, ajouta-t-elle.

Macleod acquiesça. Il entreprit de se lever, mais le vieillard tendit le bras et se remit à parler de manière presque inaudible. Sa fille, penchée tout près de lui, traduisit de nouveau.

— Cétait tout en bas, aussi profond que les icebergs du fjord sont hauts.

Macleod se rassit et Inuva poursuivit.

— Au fond de la crevasse, il y avait la proue dun navire, dont le bois était noirci et vieux, recourbée vers le haut avec une figure terrifiante. Moi, Kangia, jai su ce que cétait dès que je lai vue. Une légende, transmise de génération en génération, raconte que des géants vêtus dacier, les Kablunat, ont traversé la mer et sont venus échouer un de leurs grands navires en feu sur la glace. Moi, Kangia, je tiens cette histoire de mon grand-père, qui, lorsque jétais enfant, me la racontée dans ce même cercle de tente.

Le vieillard sinterrompit pour tousser et Inuva regarda ses compagnons.

— Nos ancêtres, les Thulés, sont venus de lArctique canadien pour sinstaller ici il y a environ huit cents ans, après que les Dorset, qui vivaient ici auparavant, se furent éteints. Mais les chasseurs thulés étaient déjà venus avant cela et ils avaient rencontré les géants barbus qui vivaient dans des maisons de pierre dans le sud du Groenland. Mes ancêtres les appelaient les Kablunat.

— Ça alors, murmura Jack. Un navire dans la glace. Cest incroyable.

— Attendez, ce nest pas fini, dit Inuva en levant la main pour pouvoir écouter son père.

— La glace a commencé à bouger sous mes pieds, traduisit-elle.

Moi, Kangia, jai jeté une corde et hissé les deux hommes. La crevasse sest refermée dans un grand fracas juste au moment où ils sont sortis. Le navire avait disparu dans la glace. Le piterak a continué de souffler pendant de nombreux jours et nous sommes retournés à Ilulissat. Ce fut la fin de lexpédition. Les Allemands sont repartis et nous ne les avons jamais revus.

Le vieillard passa la main sous les couvertures quInuva avait posées sur lui et sortit un paquet enveloppé de peau de phoque blanche. De ses mains tremblantes, il le tendit à Macleod. Celui-ci le prit en inclinant la tête dun air grave et, sous les yeux du vieil homme, le passa à Jack, qui garda un instant le morceau de cuir usé au creux de ses mains en lançant un regarda interrogateur à son collègue.

— Cest la raison pour laquelle il fallait que tu viennes en personne, expliqua Macleod. Quand jai parlé avec Kangia il y a deux jours, il ma dit avoir un objet quil souhaitait transmettre. Je lui ai répondu que cétait toi qui dirigeais les opérations et il a ajouté que toi seul pouvais recevoir cet objet.

Jack regarda le vieillard et inclina la tête solennellement, puis il se mit à ouvrir le paquet avec précaution. Maria et Costas se rapprochèrent pour mieux voir, tandis quil dépliait le cuir. Maria resta bouche bée, blême démotion.

— Cest une pierre runique !

Lobjet était un bloc de pierre polie dun vert sombre, aux angles grossièrement équarris et à la surface plane, à peine plus grand que la main de Jack. Trois lignes de runes y étaient gravées. Larchéologue reconnut immédiatement certains signes lorsquil orienta la pierre vers la lumière.

— Cest fantastique, murmura Maria. Ces runes sont du vieux norrois, cela ne fait aucun doute. Il y a quelques signes étranges et je ne reconnais pas les mots, mais Jeremy devrait pouvoir nous aider.

— Mon père ma déjà raconté cette histoire, mais il ne mavait jamais montré la pierre, avoua Inuva. Il y en a une semblable au musée dUpernavik, à environ cent cinquante kilomètres au nord. Elle a été trouvée à lintérieur dun cairn funéraire, à Kingigtorssuaq. Cest le plus célèbre artefact viking du Groenland, la plus septentrionale des découvertes de ce genre en Arctique.

— Attendez de savoir doù vient la pierre, intervint Macleod. Quand Kangia est venu les aider à sortir de la crevasse, les deux Allemands se battaient pour quelque chose, mais le petit a glissé et failli perdre léquilibre. Kangia la vu balafrer le visage du grand avec un couteau avant de laisser tomber celui-ci dans la crevasse. Il était furieux à cause de quelque chose dautre quil avait perdu dans la bagarre, probablement un objet prisé par les nazis. La tempête faisant rage, sortir du glacier est devenu une question de vie ou de mort et ils ont arrêté de se battre. Mais avant quils ne quittent la calotte glaciaire, Künzl a donné cette pierre à Kangia pour quil la mette en lieu sûr. Il lui a confié quelle provenait du navire pris dans la glace. Apparemment, il a fait croire au nazi quelle était tombée dans la crevasse, mais celui-ci était persuadé quil lavait toujours et fouillait ses affaires toutes les nuits. Il a dit à Kangia quil sagissait dune pierre sacrée et quil ne devait jamais révéler à lautre homme quil lavait. Kangia, qui détestait les nazis, sest volontiers plié à sa volonté.

— Künzl a dû la traduire, murmura Maria. Cétait le meilleur runologue de son temps. Il connaissait toutes les écritures nordiques. Dans la crevasse, il a certainement eu le temps de lire quelque chose qui la incité à ne pas la laisser tomber entre les mains de ses exécrables collègues nazis de l’Ahnenerbe.

— Il a dit à Kangia que, sil ne pouvait pas revenir au Groenland, il devrait garder le secret sur cette pierre jusquà la fin de ses jours et ne le transmettre quà une personne à qui, en son âme et conscience, il pensait pouvoir faire confiance. La guerre a décidé du sort de Künzl, et aujourdhui tu es cette personne.

Pendant quils parlaient, le vieil homme avait laissé retomber son bras sur sa poitrine. Il commençait à avoir le souffle court et râpeux. Ses yeux, à demi clos, fixaient le sommet de la tente. Inuva se tourna vers ses compagnons et les regarda avec insistance.

— Maintenant, il est vraiment temps.

Macleod acquiesça et ils se levèrent tous pour sortir en file indienne en baissant la tête sous le rabat de la tente. Jack resta en arrière et, avant de partir, se retourna pour sagenouiller à côté du vieil homme. Il lui parla doucement et dit quelques mots à sa fille. Il lui prit la main, puis se releva pour suivre Maria au-dehors, dans les ruines mornes de lancien village.

— Que lui as-tu dit ? demanda Maria.

— Je lui ai souhaité bon vent sur la glace, ainsi quà ses chiens, quel que soit lendroit où leur voyage les emmène. Je lui ai dit quil avait bien fait de nous confier son trésor, que sa confiance resterait toujours sacrée pour nous.

Inuva passa la tête à lentrée de la tente pour leur dire au revoir.

— Que va-t-il devenir maintenant ? senquit Maria.

— Après le passage du chaman, nous laiderons à se rendre en haut de la falaise qui surplombe le fjord, à un endroit que nous appelons Kællingekløften. Nous le laisserons là-bas, et demain il sera parti.

— Vous voulez dire quil va se suicider ? demanda Maria à voix basse.

— Nous nous rassemblons tous les ans à Kællingekløften pour regarder le soleil apparaître pour la première fois au-dessus du glacier, après des semaines dobscurité hivernale. Cest aussi de cet endroit que ceux qui sont fatigués de la vie sautent dans les profondeurs glacées du fjord pour rejoindre le monde des esprits. Cest une tradition. Mon père a terminé son séjour ici. Il est impatient de partir pour son prochain voyage.

Inuva baissa les yeux et retourna dans la tente en refermant le rabat derrière elle. En haut dun rocher, un chien leva la tête vers louest et se mit à hurler. Lorsquil vit le groupe, il tira sur sa chaîne, la tête au ras du sol comme une hyène, en montrant férocement les dents. Maria frissonna et releva son col avant de se rapprocher de Jack, tandis quils reprenaient le sentier rocheux en direction de la mer.

— Que se passe-t-il ? demanda Jack.

— Il existe une vieille légende nordique à propos du redoutable loup Fenrir, répondit-elle en sarrêtant devant une zone marécageuse. Cétait le fils monstrueux dune géante et le frère de Jormungard, le Serpent Monde, et de Hel, le Gardien des morts. Odin avait entendu une prophétie selon laquelle, un jour, le loup et ses frères détruiraient les dieux. Alors, il a enchaîné Fenrir à un rocher. Thar liggr hann til Ragnaroks, il restera ici jusquau Ragnarok, jusquà lultime bataille de la fin du monde, lors de laquelle il assouvira sa vengeance sur les dieux.

— Cest un chien de traîneau, pas un loup, dit Jack.

— Je sais, cest irrationnel, avoua Maria en jetant un coup dœil au loin vers le chien avant de se retourner rapidement vers le sentier. Mais jai limpression que nous avons atteint lorée de cet univers mythique, la frontière entre le monde que les Vikings ont connu et celui que même leurs dieux ne pouvaient contrôler. Les Vikings qui sont venus ici ont dû éprouver ce sentiment eux aussi et se demander ce quils trouveraient, au-delà de lhorizon : des richesses et une nouvelle vie ou le cauchemar du Ragnarok. On dirait quon nous prévient que dautres avant nous ont emprunté ce chemin et ne sont jamais revenus.

Jack lui passa la main autour des épaules et la serra contre lui pour la rassurer.

— Je le prends comme un signe favorable. Si Fenrir est ici, cest que nous sommes sur la bonne voie, lui dit-il en souriant.

Il lui tendit le paquet que lui avait confié le vieil homme.

— Quoi quil en soit, poursuivit-il, les légendes anciennes vont devoir attendre. Tu as du pain sur la planche. Plus tôt nous aurons une traduction de ces runes, mieux ce sera.

— Les Norrois du Groenland ont connu ce vent de tempête, tu sais, le piterak, reprit Maria. Dans un poème intitulé Norôrseturâpa, il y a un passage obsédant sur ces terres de chasse du Nord qui dit quelque chose comme ça : De fortes rafales provenant des flancs blancs de la montagne serpentaient sur les eaux, et les filles des vagues, nourries de gel, déchiraient la surface en lambeaux, jubilantes dans la tempête. Cest pratiquement le seul écrit du Groenland nordique qui ait survécu. Il a été préservé dans une saga islandaise.

— Ne tinquiète pas, dit Jack. Nous ferons attention.

Quelques minutes plus tard, ils atteignirent la côte et grimpèrent dans le Zodiac qui attendait. Cétait presque le soir mais, dans le soleil perpétuel de lété arctique, il était impossible de déterminer le moment de la journée. Jack se sentait quelque peu désorienté. Il aida Maria à enjamber lavant du canot et tous sinstallèrent de nouveau sur le plat-bord. Lorsque Macleod fit signe à lhomme déquipage, lEvinrude se mit à rugir. Ils montèrent la fermeture Éclair de leur combinaison de survie et enfilèrent leur gilet de sauvetage. Lhomme déquipage fit demi-tour et décrivit un grand arc de cercle dans la baie. Tandis quil cherchait un passage entre les blocs de glace flottants, lhélice agitait les sarrasins qui sétaient accumulés sur la mer. Ils firent le tour du promontoire, à lentrée du fjord, et liceberg réapparut, immense. À côté de lui, les Zodiacs remplis de matériel et de techniciens semblaient minuscules. Costas jeta un regard anxieux en direction de la flottille pendant quils se dirigeaient vers la Seaquest II, puis se détendit avant de se tourner vers Jack. Il leva le pouce, cria pour couvrir le bruit du moteur et du vent. Ses mots se perdirent au-dessus de la mer, mais Jack reconnut la phrase qui, au fil des années, leur était devenue si familière.

— Il est temps denfiler notre équipement.