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Chapitre 6

Lhomme enfermé dans la cellule leva lentement la tête, attentif au moindre signe de vie, mais il nentendit rien. Il navait rien entendu excepté les pas de ses geôliers depuis maintenant plus de cinq ans. Il ferma les yeux et prit une longue et profonde respiration, immunisé contre lodeur dexcréments, durine et de vomissures dont étaient imprégnés depuis longtemps les murs de la prison. On lavait envoyé purger sa peine dans la patrie de son grand-père, dans une prison oubliée du goulag, aujourdhui vide, pour ne pas avoir à se soucier de le mettre en isolement cellulaire. Cependant, la privation sensorielle ne lui faisait pas peur : lors de son entraînement, il avait appris à sextraire de la réalité de lisolement et à vivre dans un monde né de sa propre imagination. Il inclina lentement la tête dun côté puis de lautre, et se pencha de nouveau au-dessus de léchiquier, le seul luxe quil avait demandé à ses geôliers. Il posa les coudes sur la table, leva ses mains enveloppées de mitaines pour les frotter lune contre lautre et les protéger du froid humide qui envahissait la cellule toute lannée. Pour la millième fois, il tendit le bras et saisit un pion blanc, qui avait la forme dun guerrier viking en cotte de mailles avec un bouclier, et le plaça en face du roi chrétien.

— Échec et mat, dit-il dun ton neutre.

Il se redressa sur son tabouret, avec la lenteur exagérée dun homme dont le moindre des mouvements est devenu la principale préoccupation, un moyen de remplir les heures solitaires dune nouvelle journée. Il leva lentement la main gauche jusquà son visage et laissa glisser un doigt le long de la cicatrice qui allait de son œil à sa mâchoire inférieure pour se mettre à lépreuve contre une douleur certaine. De sa mâchoire, sa main se déplaça lentement jusquau mur situé à côté de lui. Il passa le doigt sur les graffitis qui y étaient gravés. Toutes les heures, il accomplissait ce rituel et prononçait les mots à voix basse, comme un érudit devant un texte sacré.

— Paul Kruger, murmura-t-il. Hauptsturmführer, Leibstandarte Adolf Hitler. Kurt Hausser, Sturmbann-führer, PanzergrenadierDivision das Reich. Otto Lehmann, Brigadeführer, Panzer-Division Wiking.

Il connaissait ces noms par cœur. Cétaient ceux des véritables héros de la Grande Guerre patriotique, des croisés du conflit contre lEst, des prisonniers survivants de Kharkov, de Koursk et de bien dautres batailles, envoyés ici plus dun demi-siècle auparavant par les Russes pour une ultime étape avant la sordide chambre dexécution située au bout du couloir. Des noms comme celui de son grand-père. Mais celui-ci avait eu davantage de chance, du moins pendant un temps. Il ferma les yeux et leva la main jusquaux runes écorchées gravées un peu plus haut, sachant exactement où placer ses deux doigts pour les dessiner. Ces lignes, qui allaient vers le bas, le haut, puis le bas de nouveau, avaient été taillées si profondément que les gardes soviétiques avaient renoncé à les effacer des dizaines dannées auparavant. Cétait son graffitis préféré, le symbole de lordre de son grand-père, Schutzstaffel, la SS. Il laissa tomber sa main, ses doigts glissèrent le long des lignes. Puis il colla son oreille contre le mur moite, en parfaite communion avec les chevaliers du passé, ses frères darmes, qui y avaient laissé leur dernière empreinte pour lui donner du courage, le guider dans sa quête de leur trésor le plus sacré et réconforter tous ceux qui avaient échoué avant lui.

— Anton Poellner !

Lhomme sortit de sa rêverie lorsquil entendit la voix crier à travers la porte. On tira le verrou et la porte souvrit bruyamment. Il se redressa avec difficulté. Les silhouettes dun responsable, coiffé dune casquette à visière, et de deux gardes se découpèrent sur le mur du couloir inondé de lumière.

— Anton Poellner, répéta le responsable.

Le prisonnier leva la main pour se protéger de la lueur aveuglante, avant de répondre lentement en anglais.

— Quest-ce que vous voulez ?

— Par ordre du Tribunal pénal international pour lex-Yougoslavie, déclara le responsable en lituanien. Affaire numéro IT-99-37b, le procureur du tribunal contre Anton Poellner, ancien mercenaire à la solde de larmée serbe de Bosnie. Mis en examen en vertu de larticle 7 au titre de la responsabilité pénale individuelle, pour génocide et crimes contre lhumanité.

Il marqua un temps darrêt, puis lut un document quil avait à la main.

— En vertu de laccord damnistie conclu lannée dernière à La Haye, votre affaire a été réexaminée par la cour dappel.

Il leva les yeux.

— Vous êtes libre, annonça-t-il avec un dégoût manifeste.

Il claqua des doigts et les deux gardes mirent lhomme debout tout en lenveloppant dun vieux manteau soviétique. Ils le poussèrent hors de la cellule, lui enchaînèrent les pieds pour la dernière fois et le ballottèrent tout au long du couloir, tandis quil clignait des yeux dans la lumière. Il était le dernier occupant dune prison condamnée. Le bruit de ses chaînes résonnait dans les cellules vides, comme si les fantômes du passé lencourageaient, sachant quil était le seul à avoir une chance de sen sortir.

À la dernière porte, les gardes lui retirèrent ses chaînes et le jetèrent sans un mot dans le vaste monde. Il pleuvinait et il faisait étonnamment froid pour le début de lété, mais il tendit son visage pâle vers le ciel et sourit en laissant la pluie ruisseler sur sa peau. Il ramassa le sac qui avait été lancé à côté de lui et se mit à marcher lentement vers le portail, puis le long de la route, retrouvant le rythme dun homme habitué à de longues marches. Il mit le sac sur son épaule et glissa les mains dans les poches du manteau en attendant la voiture qui ne manquerait pas darriver. Quelques minutes plus tard, une Mercedes de couleur foncée sortit de lombre. La portière arrière souvrit lorsquelle sarrêta devant lui. Sans un dernier regard vers la prison, il baissa la tête et entra.

— Content de vous revoir, dit en anglais une voix provenant du siège avant. Votre ordre de mission.

La voiture démarra et on lui tendit une enveloppe. Il sentit une liasse de papiers à lintérieur mais commença par en sortir un objet situé tout au fond. Cétait un anneau en or, lustré par le temps, orné dun symbole sur lequel il passa les lèvres, comme ils lavaient fait depuis lenfance, un symbole très différent de celui de sa cellule et pourtant si familier. Il glissa lanneau autour de lindex de sa main droite et sortit la liasse de papiers. Sur le dessus se trouvait une photo de journal, gravée dans son esprit depuis maintenant plus de cinq ans, sur laquelle on voyait un vieil homme portant un brassard à croix gammée et gisant dans une mare de sang. Il regarda le visage du mort et leva les yeux vers le ciel menaçant.

— Lheure de la vengeance a sonné, murmura-t-il pour lui-même.

 

— La voilà enfin ! sécria Jack. Cest la première fois que je la vois en haute mer. Cest comme si un vieil ami perdu depuis longtemps venait de renaître de ses cendres.

La Seaquest II avait été commanditée seulement trois mois auparavant, le projet de carottage glaciaire au Groenland occidental constituait sa première sortie officielle en tant que navire de recherche en haute mer de lUniversité maritime internationale. Depuis que celle qui lavait précédée avait été perdue en mer Noire, six mois plus tôt, Jack avait été déterminé à lui trouver une remplaçante. Il avait donc rebaptisé un navire déjà sur cale pour lIMU dans les chantiers navals de Finlande. Si la première Seaquest et son sistership, la Sea Venture, dérivaient des navires de recherche russes de la série des Akademics, initialement conçus pour la surveillance acoustique sous-marine pendant la guerre froide, la Seaquest II répondait à un concept tout à fait nouveau créé de toutes pièces suivant le cahier des charges de lUMI. Ses caractéristiques de navigation conformes à létat de lart comprenaient un système de positionnement dynamique, avec propulseurs latéraux et contrôle des ballasts, assurant la stabilité du navire dans pratiquement toutes les conditions maritimes, une spécificité essentielle pour le maintien de position, la recherche radar et léquilibre de la plate-forme du laboratoire de recherche. Elle pouvait lancer des véhicules téléopérés et des submersibles à laide de grues installées sur le pont, ou à partir dun poste damarrage interne permettant une sortie sous-marine. Comme tous les navires de lUMI, elle avait un potentiel défensif, notamment un canon rétracté sous le pont avant. Enfin, la coque renforcée glace, vitale pour la recherche polaire, lui permettait de fendre la glace de mer qui encombrait les eaux côtières au nord du cercle polaire arctique, y compris au début de lété.

Jack observait encore dun œil critique lorganisation du pont lorsque le Lynx rebondit sur lhélistation en trépidant. Tandis que les hommes déquipage prêts à les accueillir fixaient le train datterrissage au pont, il retira son casque et détacha sa ceinture. Le soleil miroitait dans la brume et il vit devant lui la superstructure du navire dans toute sa longueur, reluisante dans la lumière de lArctique. Il était de nouveau dans son élément et son excitation devint palpable à linstant où il se pencha en arrière vers Maria et Jeremy.

— Bienvenue à bord de la Seaquest II, leur dit-il en souriant. Cest là que ça va devenir vraiment intéressant.

 

Malcolm Macleod les conduisit directement de lhélistation à lentrée du hangar et ils descendirent le long dune coursive abrupte dans les entrailles du navire. Ils furent rejoints par Costas, qui avait été hélitreuillé depuis le Chinook de lUS Air Force quinze minutes auparavant pour récupérer son chargement sur le pont arrière. Il semblait avoir besoin dau moins une semaine de sommeil mais, les manches retroussées sur ses avant-bras robustes, il arborait de nouvelles taches de cambouis sur sa chère combinaison et navait de toute évidence aucunement lintention de perdre un instant avant de rendre le matériel opérationnel.

Ils arrivèrent sur le pont inférieur et Macleod les fit entrer dans une salle de conférences bien éclairée avant de les rassembler à côté dun écran de projecteur, à droite de la porte. Un groupe disparate dune trentaine dhommes et de femmes, dont certains discutaient passionnément tandis que dautres se penchaient au-dessus de leur portable, était aligné devant eux sur des chaises en plastique. Lorsquils levèrent les yeux en entendant Macleod entrer, Jack aperçut plusieurs hommes blonds et barbus portant un parka orné du drapeau danois, quelques visages dautochtones groenlandais, et plusieurs hommes et femmes vêtus du pull bleu marine de lUS Air Force. Parmi le personnel de lUMI, il reconnut dans la première rangée un homme affalé sur sa chaise qui se caressait les pattes. Perdu dans ses pensées, Lanowski ne le remarqua pas. Cétait un ingénieur brillant, dune capacité dadaptation remarquable, indispensable à lUMI depuis quil avait été débauché de lInstitut technologique du Massachusetts, mais dont le comportement irritait tous ceux qui le croisaient.

— Mesdames, messieurs, voici Jack Howard, mon collègue de lUMI. Le docteur Maria de Montijo et son étudiant Jeremy Haverstock, en doctorat à Oxford mais originaire des États-Unis. Costas, que vous connaissez déjà.

Ils regardèrent Jack avec une curiosité évidente. Ils connaissaient tous son visage, y compris ceux qui ne lavaient jamais rencontré, en raison de ses nombreuses apparitions à la télévision après la découverte de lAtlantide. Costas sourit à quelques personnes, dont certaines avaient eu loccasion de le côtoyer de près quand il avait assisté au briefing du projet, quelques semaines auparavant, sur le campus de lUMI, en Cornouailles.

— Comme vous pouvez le voir, annonça Macleod, nous formons une équipe internationale. Officiellement, le projet va se dérouler en collaboration avec la NASA et lInstitut de recherche géologique du Danemark et du Groenland. Il y a aussi quelques gars de la Patrouille internationale des glaces. Chacun a sa propre spécialité, glaciologie, biologie, paléoclimatologie, mais nous avons mis nos ressources en commun. LUMI fournit le navire de recherche, la NASA limagerie satellite et lIRGDG la photographie aérienne et laltimétrie laser. Une bonne partie du travail consiste uniquement à surveiller les conditions glaciaires et à sassurer quelles nous permettent de recueillir les échantillons dont nous avons besoin en toute sécurité. La fonte de lété étant presque à son comble, nous travaillons contre la montre. Je vous ai rassemblés ici pour que nous fassions rapidement connaissance. Si vous avez des questions, cest le moment de les poser.

— Je ne veux retenir personne, mais jen ai quelques-unes, dit Jack. La calotte glaciaire du Groenland. Pouvons-nous avoir un bref rappel de son âge et de son importance ?

— La majeure partie a 250000 ans et la glace dIlulissat a globalement 100000 ans, répondit Lanowski en écartant de son visage ses cheveux longs jusquaux épaules. Cest un exemple remarquable de la dernière période glaciaire du quaternaire.

— Cest-à-dire ? demanda Maria.

— Cest-à-dire la période glaciaire que nous connaissons tous, celle qui sest terminée il y a 10000 ans avec le recul de la glace, expliqua Lanowski en soupirant impatiemment. Le quaternaire est un terme géologique désignant lensemble de la période glaciaire, qui a commencé il y a environ deux millions et demi dannées et comprend de nombreuses phases davancée et de recul de la glace. Nous sommes dans une des périodes chaudes depuis dix mille ans.

— Quest-ce qui fait lintérêt du Groenland ?

— Il y a beaucoup de glaciers qui datent de la période glaciaire dans le monde et, bien sûr, il y a les calottes glaciaires polaires, répondit Macleod. Mais la calotte glaciaire du Groenland est le dernier vestige des inlandsis qui ont recouvert lhémisphère Nord jusquà il y a dix mille ans. Ce que nous avons vu depuis lhélicoptère, cette immense surface de glace au-dessus de la roche nue sétendant à perte de vue, cest exactement ce que nos ancêtres chasseurs-cueilleurs ont dû voir en Europe et en Amérique du Nord à laube de la civilisation. Cest une fantastique ouverture sur le passé, aussi palpitante pour moi que nimporte laquelle de vos découvertes archéologiques.

— Ce qui nous amène à la raison de votre présence ici, dit Jack.

— Il est encore un peu tôt pour se prononcer, mais les résultats sont très prometteurs, affirma un des scientifiques danois assis à lavant. Nous observons les bulles dair qui ont été emprisonnées dans la glace au moment où celle-ci sest formée. Elles fournissent un état détaillé des conditions atmosphériques de la période glaciaire. Le front de vêlage a mis au jour des zones de glace qui se sont formées très récemment, lors dune vague de froid antérieure à la fonte des glaciers, il y a dix mille ans. Cest une opportunité sans précédent, car cest la première fois quune recherche de ce type est possible.

— Le réchauffement de la planète a du bon, fit remarquer Costas avec ironie.

— Nous ne pouvons pas revenir en arrière, répliqua le Danois. Autant en tirer toutes les données scientifiques que nous pouvons.

— Encore une question, dit Maria. Je ne mapprocherais pas du front de vêlage que nous avons vu sur le glacier pour tout lor du monde. Comment recueillez-vous vos échantillons ?

— Nous extrayons des carottes, comme les sédimentologues et les chercheurs de pétrole, répondit Macleod. Chaque bande de glace représente une période de froid, qui a pu durer des centaines ou des milliers dannées. Cest un peu comme la dendrochronologie, la datation à partir des anneaux de croissance des arbres.

Il se tourna vers Jack.

— Ce qui mamène à la raison de votre présence ici, ajouta-t-il.

— Je suis toujours perplexe, insista Maria. Il faut tout de même que vous vous approchiez de la glace pour extraire une carotte.

— On vous dira tout ! sexclama Macleod en lui souriant.

Il se dirigea vers la porte en remerciant lassemblée dun signe de tête et entraîna Jack et ses compagnons.

— Suivez-moi.

 

La Seaquest II était légèrement plus petite que son homonyme. Il y avait moins despace pour optimiser lefficacité et lendurance du combustible mais, avec un déplacement dun peu plus de sept mille tonnes, elle faisait néanmoins partie des plus grands navires de recherche et il leur fallut bien cinq minutes pour arriver au pont supérieur de la zone vie. Sans sarrêter, Macleod montra du doigt une rangée de cabines. Leurs noms étaient indiqués sur les portes et leurs sacs déjà déposés à lintérieur. Au bout de la coursive, ils entrèrent dans une pièce qui occupait toute lextrémité avant de la zone vie, juste au-dessous de la salle de navigation et de la timonerie. Cet agencement était une idée de Jack. Le personnel du projet disposait ainsi dune salle de contrôle et dobservation spécifique, ce qui évitait de devoir partager lespace de la passerelle avec léquipage, un problème auquel ils avaient été récemment confrontés à bord de la Sea Venture, dans la Corne dOr. La pièce comprenait un fauteuil de commande sur une estrade centrale, une réplique de lécran radar de la passerelle, quatre postes de travail disposés en arc de cercle autour de lestrade, et des sièges dobservation surmontés de lunettes dapproche surpuissantes contre la baie vitrée, un immense pare-brise qui longeait les côtés et lavant de la pièce. La brume sétant désormais complètement dissipée, celui-ci offrait une vue imprenable sur la mer, vaste étendue de bleu parsemée de points blancs. La silhouette basse de lîle de Disko était à peine visible par tribord avant et la rive canadienne du détroit de Davis était là, quelque part au-delà de lhorizon.

Lanowski les avait suivis de sa démarche traînante, accompagné dune femme issue du corps scientifique groenlandais, une Inuit dune beauté saisissante, qui montra la machine à café à Macleod en entrant dans la pièce. Macleod grommela puis hocha la tête avant de remplir et de faire passer une tasse à chacun. Jack serra la main du capitaine, qui venait de bondir des escaliers menant à la passerelle pour les accueillir. Cétait un ancien officier de marine canadien, qui avait passé sa vie à faire des patrouilles maritimes entre lArctique et le golfe du Mexique. Plus tard, Jack aurait le temps de faire tout le tour de léquipage, qui comptait beaucoup de ses amis et des vétérans de la première Seaquest, avec qui il avait un lien particulier.

La Groenlandaise prit place à côté de Lanowski devant un poste de travail et posa son portable sur le coin libre du bureau. Elle laissa ses papiers et ses livres par terre, pour laisser de la place aux autres. Daprès son attitude, elle nétait pas ravie de devoir collaborer avec Lanowski, qui était penché au-dessus de lécran principal du poste de travail entouré de tous ses documents, comme si elle nétait pas là.

— Je savais que jaurais dû apporter mon propre matériel, maugréa Lanowski. Ces logiciels auraient mérité un galop dessai avant dêtre installés. Je pourrais aussi bien faire les calculs à la main.

Jack regarda sa partenaire, qui sefforça de sourire.

— Je mintéresse à la biologie des fonds marins, dit-elle. Lanowski effectue les simulations.

Elle lança à Macleod un regard malveillant.

— Malcolm nous a demandé de faire équipe au début du projet, ajouta-t-elle.

— Pardon, je ne vous ai pas présentée, répliqua Macleod. Docteur Inuva Nannansuit, de lInstitut de recherche géologique. Elle est originaire dIlulissat, la ville qui se trouve sur le cap. Autrement dit, elle a grandi à côté du glacier. Cest un de nos meilleurs éléments.

— Bien. Quelles sont les dernières informations ? demanda Jack.

— Le glacier est derrière la poupe. Le capitaine est en train deffectuer une manœuvre pour que nous puissions le voir à tribord. Il y en a encore pour quelques minutes. Nous utilisons le système de positionnement dynamique, car les hélices principales entraîneraient un mouvement de leau susceptible de perturber ce que vous allez voir.

— Cet iceberg proche de lîle, qui est juste devant nous en ce moment, indiqua Maria en suivant la proue du navire, il a une traînée noire au sommet. Est-ce quil sagit de sédiments anciens issus du glacier ?

— Bien vu, mais non, répondit Macleod. Regardez, il est lisse et de forme arrondie, comme une sculpture. Il est très différent des icebergs déchiquetés et fissurés que nous avons vus lorsque nous avons survolé le fjord.

— Il a dû rouler sur lui-même, dit Costas.

— Exact. Cest ce que nous avons pu observer la nuit dernière. Un quart de million de tonnes de glace qui fait un tonneau dans leau, cest un spectacle impressionnant. On na pas envie dêtre à côté quand cela arrive.

— Bien sûr ! sexclama Maria. Cette traînée provient du lit marin.

— Absolument. Lorsque nous sommes arrivés, il y a deux semaines, cet iceberg était bloqué contre le seuil, du côté nord du fjord, mais le sonar latéral indiquait que la partie immergée était érodée et en grande partie amputée. On savait quil faudrait seulement quelques jours pour quil bascule, et nous sommes restés à lécart. Certains icebergs passent de cette façon et dautres sont poussés par-dessus le seuil. Cest facile à voir. Ils ressemblent soit à des sculptures de Henry Moore, soit à des châteaux de glace de Disneyland.

— Comme celui-là, indiqua Jack.

Ils suivirent son regard. À tribord, un grand mur de glace nettement plus haut que la superstructure du navire était apparu à quelques centaines de mètres de distance. Strié de veines bleues, danciennes crevasses où leau de fonte avait gelé, il avait la même paroi irrégulière et accidentée que le front du glacier. Cependant, une grande surface lisse sétendait au milieu depuis le sommet. Cétait un iceberg immense, dau moins un demi-kilomètre de large, qui bloquait une grande partie de lentrée du fjord parallèlement au seuil sous-marin.

Ils regardèrent, médusés, jusquà ce que Macleod rompe le silence.

— Noubliez pas que les trois quarts de ce colosse sont immergés. Vous avez devant vous un kilomètre cube et demi deau gelée, soit au moins un million et demi de tonnes.

Costas siffla dadmiration.

— De quoi approvisionner tous les bars du monde en glaçons jusquau siècle prochain.

— La décharge journalière du glacier suffirait à approvisionner New York en eau pendant un an. Vingt millions de tonnes par jour. Les répercussions sont dordre mondial.

— Les icebergs tabulaires de cette taille sont assez rares en Arctique, fit remarquer Inuva. En raison du réchauffement atmosphérique, le glacier recule jusquà une zone où les fractures sont plus larges. Cest le plus grand iceberg que jaie vu de ma vie à cet endroit.

— Pourquoi ne sest-il pas disloqué ? demanda Costas.

— Il y a eu un vêlage important là où on voit une zone lisse, expliqua Macleod. Mais le cœur est exceptionnellement compact. Il sagit de glace de lère glaciaire tellement dure quon ne pourrait la briser quavec des explosifs. Cest lidéal pour nous. Cette paroi a vêlé jusquà la glace du noyau. On peut donc travailler au-dessous sans courir trop de risques. Si vous regardez bien, vous verrez les Zodiacs de léquipe de forage qui est déjà sur place.

— Je ne comprends pas, dit Jeremy, qui sétait contenté découter attentivement depuis leur arrivée sur le navire mais retrouvait tout à coup sa curiosité naturelle. Quest-ce qui est censé empêcher ce truc de seffondrer et de se fracasser sur vos hommes ?

— Nous travaillons dans des conditions extrêmement favorables, répondit Macleod avec enthousiasme. Libérés de la pression de la langue de glace située derrière eux, les icebergs bloqués contre le seuil sont beaucoup plus sûrs. Le glacier lui-même est bien trop dangereux pour envisager un carottage, surtout maintenant quil évolue à une telle vitesse. Les icebergs qui flottent le long du fjord sont exclus, car ils se déplacent. Et lorsquils sortent du fjord, non seulement ils se déplacent mais ils risquent de culbuter. Par conséquent, un iceberg relativement récent immobilisé par le seuil est idéal pour nous. Cest une opportunité unique, mais nous navons pas beaucoup de temps pour intervenir.

— Depuis combien de temps est-il ici ? senquit Jack.

— Environ trois mois. Lanowski a créé une simulation qui montre sa progression dans le fjord et son arrivée contre le seuil. Est-ce quon va pouvoir la voir ?

— Il ne faut pas être pressé, murmura Lanowski agacé en tapant une série de commandes. Ah ! Enfin...

Lécran afficha une simulation isométrique du fjord en 3D avec le glacier dun côté et larc de cercle formé par le seuil de lautre. Liceberg était dangereusement perché sur le seuil, dont on voyait désormais la silhouette immergée. De part et dautre, le lit marin était encore plus profond.

— On voit le lit creusé par lérosion, précisa Inuva, le sillon qui mène au seuil. En frottant contre le fond, les icebergs pulvérisent le lit marin et le réduisent en poudre. Cela crée un biotope stérile, dépourvu de vie. Mais léchantillonnage que nous avons pu faire montre autre chose. En réalité, cet environnement favorise la diversification des espèces et permet à la vie de se régénérer, comme une forêt après un incendie. Et ce nest pas tout. Malcolm a dit que vous aviez vu un iceberg vêler lorsque vous survoliez le glacier. À chaque fois que cela arrive, la remontée deaux profondes véhicule une foule de nutriments. Mes ancêtres ont dû trouver ici des lieux de pêche dune richesse incroyable.

— Une biologiste, grommela Lanowski. Il ne manquait plus que ça !

Inuva lui lança un regard furieux et Jack enchaîna rapidement.

— À quel point cet iceberg est-il stable ?

— Jai créé une simulation des conditions glaciaires dans le fjord pour toute la durée du projet, répondit Lanowski. Elle commence donc il y a deux semaines et se termine demain. Tout sest passé exactement comme je lavais prévu. Cela devrait vous donner une idée.

Il appuya sur une touche et ils regardèrent défiler à lécran plusieurs dizaines dimages sur le même fond, qui montraient le recul alarmant du glacier et une procession dicebergs basculant au-dessus du seuil.

— Il y a quelques années, souligna Lanowski, cest ce qui se serait passé sur une saison entière. Aujourdhui, cest le résultat de deux semaines de fonte.

Il remonta ses petites lunettes et jeta un regard chassieux à Jack.

— Pour linstant, poursuivit-il, liceberg ne bouge pas. Bien sûr, il y a une fluctuation diurne de la ligne dancrage denviron trois mètres avec la montée et la descente de la marée, et labrasion va finir par faire tomber suffisamment de glace à la base pour le déséquilibrer. Actuellement, le pire scénario serait un vêlage important qui entraînerait une plus grande perte de glace sous leau quen surface. Le sommet de liceberg serait alors trop lourd. Et puis il y a aussi les tremblements de terre, les tempêtes ou larrivée dun nouveau bloc de glace qui pourrait descendre le long du fjord, faire pression par-derrière et pousser liceberg pour le faire basculer.

— Quels sont les risques ?

— Selon nos prévisions, aucun bloc de glace volumineux ne va descendre le fjord pendant les jours qui viennent. Quant aux tremblements de terre, cest hors de question. La tempête reste une possibilité. Il existe un vent violent ici, qui pourrait affecter le mouvement de leau contre le seuil.

— Le piterak, précisa discrètement Inuva.

— Le quoi ? demanda Costas.

— Le piterak, provoqué par la rencontre de lair froid qui dévale les pentes de la calotte glaciaire et de lair chaud issu de la mer.

— Malcolm a évoqué le sujet dans lhélicoptère, dit Jack.

Lanowski les ignora et poursuivit.

— Mais il ny a pas eu de tempête de force suffisante depuis près de soixante-dix ans. La dernière date de 1938.

— Et le vêlage ? demanda Jack.

— Cest là que la simulation atteint ses limites, répondit Lanowski. Je ne peux tout simplement pas le prévoir.

Il baissa les yeux avec accablement, comme si cette impasse scientifique constituait un échec personnel.

— Tout ce que je peux dire, ajouta-t-il avec un regard de vaincu, cest que les risques augmentent avec la chaleur de lété, surtout maintenant quil fait jour vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Dans quarante-huit heures, je recommanderai de cesser toute activité sur liceberg et je conseillerai au capitaine déloigner le navire de la côte dau moins deux milles nautiques.

Macleod, qui avait conscience de lurgence, se tourna vers Jack.

— Raison de plus pour sy mettre tout de suite.

Inuva était déjà derrière la porte qui menait à laile du pont. Il la remercia dun hochement de tête en lui tendant une radio bidirectionnelle quil venait de prendre sur le fauteuil de commande.

— Pendant quInuva prépare la dernière partie de votre visite, je pense quon va pouvoir vous montrer de quoi il retourne.

Il tenta en vain daccrocher le regard de Lanowski et conduisit ses compagnons jusquà un poste de travail situé de lautre côté de la pièce, où un homme corpulent en jean et chemise à carreaux mettait en place un long tube en métal semblable à un grand tube pour posters.

— Don Cheney, expert en glaciologie du Wallops Lab de la NASA, originaire du Texas, dit Macleod. Don, montrez-nous ça.

Ils se serrèrent rapidement la main et se placèrent debout en arc de cercle derrière lécran dordinateur. Cheney sortit partiellement un cylindre du tube et le posa sur le bureau devant eux. Cétait un cylindre en plastique transparent denviron un mètre de long et dix centimètres de diamètre. Le glaciologue sassit au poste de travail et se pencha en avant. Il tapota sur le cylindre avec un crayon.

— Pour ceux qui nen auraient jamais vu, ceci est une carotte de glace, annonça-t-il. Elle a été extraite de liceberg hier. Elle se constitue essentiellement de glace de lère glaciaire, matière trouble parsemée de bulles minuscules, mais aussi de bandes bleues de glace de regel. Une de ces bandes contient des polluants modernes, des hydrocarbures atmosphériques provenant des émissions dusines et de moteurs. Au cours du siècle dernier, le glacier sest ouvert, puis refermé assez rapidement. Cela arrive. Nous avons suivi la ligne de fracture jusquà la surface de liceberg. Cest la seule faiblesse de ce noyau dur.

— Nous avions envisagé dutiliser des explosifs pour casser liceberg au niveau de cette fracture, indiqua Macleod, mais nous avons renoncé à cette idée. Cela aurait probablement détruit ce que nous avons trouvé.

— Cest-à-dire ? demanda Costas.

Cheney dévoila encore un mètre de carotte en la sortant un peu plus du tube.

— Nous étions sur le point de ramener le carottier et de boucler le projet quand un de mes gars de la NASA a repéré ça, dit-il en montrant la carotte.

Cette dernière section était complètement différente de la première. On y voyait une masse fibreuse noire et marron denviron cinquante centimètres de long.

— Rien à voir avec les sédiments du lit marin cette fois, précisa Macleod.

— Cest du bois ! sexclama Costas.

— Exact. Pris dans une couche de glace qui date dil y a environ mille ans, issue dune autre crevasse refermée. Sa structure est très compacte. Par endroits, il semble même carbonisé. Nous ne pouvons pas encore dire sil a brûlé ou sil sest simplement décomposé. Mais nous pensons que nous avons une séquence dendrochronologique denviron trente ans. Une autre carotte extraite au même endroit a été expédiée en Cornouailles par lEmbraer qui vous a amenés ce matin. Nous devrions avoir les résultats du labo de dendrochronologie de lUMI dans la soirée.

— Cela ne peut pas être naturel, il ne peut pas sagir dun tronc darbre, songea Costas en hochant la tête. Aucun arbre ne devient aussi gros au Groenland. Et je ne vois pas comment il aurait pu se trouver sur la calotte glaciaire.

Macleod regarda Cheney impatiemment.

— Don, montrez-leur le scan.

Cheney sexécuta en tournant lécran du poste de travail pour que tout le monde puisse voir. Il tapa une commande et une image qui ressemblait à un échogramme apparut dans une mosaïque de nuances de gris oscillant entre le net et le flou.

— Cest une image haute résolution extraite du sonar, commenta Cheney. Elle montre la partie supérieure de liceberg, juste derrière le front où il y a eu vêlage. Les nuances de gris correspondent aux différentes densités de la glace. Léventail va de la glace de lère glaciaire, formée au quaternaire, à la glace de regel, de la neige et de la glace de surface qui ont fondu pour sécouler dans les fissures du glacier avant de geler de nouveau. Mais ce nest pas tout. Il y a autre chose là-dedans.

Il tapa sur une touche pour faire apparaître à lécran une autre image, dominée par une masse sombre en son centre. Il fit lentement défiler une série de vues fixes, la même masse sous différents angles correspondant au déplacement du sonar, qui avait balayé liceberg du front au sommet. À la dernière vue, Jack faillit lâcher sa tasse de café.

— Cest une plaisanterie, murmura-t-il stupéfait.

— Pas du tout, répliqua Macleod. Je tai parlé du bois au téléphone hier, mais nous ne nous sommes rendu compte de ce que cette image représentait que lorsque nous avons traité les données, il y a quelques heures. Nous avons renvoyé le sonar autour de liceberg ce matin, et chaque scannogramme vertical donne la même image.

— Ça alors, sécria Costas, on dirait un navire !

— Nous ne voyons pas ce que cela pourrait être dautre. Environ vingt mètres de long, grand barrot avec poupe et proue symétriques. Daprès le scannogramme horizontal, il a lair aplati, ce qui nest pas surprenant sous une telle quantité de glace.

— Le halo que vous voyez tout autour correspond à une couche de glace de regel, qui lenveloppe comme un cocon, expliqua Cheney. Cest la chose la plus étrange que jaie jamais vue.

— Peut-être était-il en feu lorsquil a été pris dans la glace, dit Jeremy à voix basse.

— Peut-être, admit Cheney. En tout cas, je nai jamais rien vu de tel.

— Tu es sûr que le bois vient de là ? demanda Jack les yeux rivés sur lécran.

— Absolument, répondit Macleod. Il a été extrait en plein centre, dans la quille ou ce quil en reste.

— Et il a mille ans ?

— Oui, la glace de regel qui lentoure est là depuis mille ans, répondit Macleod.

— Alors il sagit peut-être du premier drakkar viking découvert dans lhémisphère occidental, dit Jack le cœur battant. Jai eu cet espoir fou dès que tu mas parlé du bois. Cette épave serait une des découvertes les plus sensationnelles du monde.

— Tu vois, jai bien fait de tamener ici ! sécria Costas.

— Je nen ai jamais douté.

— Je savais que tu étais fasciné par lexploration viking, dit Macleod, par la possibilité de trouver une épave viking dans le Nouveau Monde.

— Les Dorset et les Inuits nont jamais construit de navires en bois et, à ce jour, on ne connaît aucun modèle de bateau européen qui ressemble à cela, reprit Jack. Historiquement, ce serait tout à fait compatible avec la colonisation du Groenland par le peuple nordique à cette période. Mais comment un navire a pu atterrir dans un glacier se trouvant à lintérieur du territoire, ça, j’avoue que ça me dépasse.

— Cest une des raisons pour lesquelles nous devons aller voir ça de plus près, déclara Macleod.

— Voyons voir, dit Costas en caressant sa barbe de plusieurs jours avant de se pencher au-dessus de Cheney pour voir léchelle du scannogramme. Il est à environ trois cents mètres du front de vêlage à lintérieur de liceberg et à environ cinquante mètres au-dessous du niveau actuel de mer, nest-ce pas ? Je suppose que le cœur serait assez solide pour supporter un tunnel sans seffondrer, mais il faudrait que nous procédions en milieu aquatique pour éviter la présence de poches dair dans liceberg.

— Cest exactement ce à quoi nous pensions.

— Quels sont les risques ? demanda Jack. Je veux dire les risques deffondrement ?

— Lanowski, qui se charge des simulations, a été clair à ce propos, répondit Macleod. Tout ce que je peux ajouter, cest que cest maintenant ou jamais. Une fois que liceberg aura basculé par-dessus le seuil pour prendre le large, nous naurons plus aucune chance. Tout est en place, nous nattendons plus que ton feu vert.

— Heureusement que je nai pas dassurance-vie, murmura Jack. Jaurais du mal à convaincre mon assureur sur ce coup-là.

— Ce nest probablement pas plus dangereux que de plonger dans un volcan en activité, fit remarquer Costas.

— Non, vous ne pouvez pas faire ça ! sécria Maria. Cest de la folie.

Saisie deffroi en comprenant ce quils envisageaient de faire, elle les regarda lun après lautre dans lespoir de découvrir quil ne sagissait que dune plaisanterie. Jack la regarda dun air désolé ; il se tourna vers Costas avec une lueur dans les yeux que celui-ci connaissait bien et à laquelle il répondit avec un sourire en coin.

— Parfait, je nen attendais pas plus, dit Macleod en regardant Inuva, qui lui avait rapporté la radio et attendait patiemment derrière lui. Pendant que léquipe qui se trouve au pied de liceberg prépare votre matériel, allons faire un petit tour à terre.