Maria de Montijo bougea presque imperceptiblement sur son tabouret et ferma les yeux l’espace d’une seconde. Cette journée avait été la plus longue de toutes et, malgré l’adrénaline qui l’aidait à tenir le coup heure après heure, elle savait qu’elle aurait bientôt des difficultés à se concentrer. Elle se redressa, la palette à la main, et cligna des yeux. Un silence religieux régnait dans la pièce et le temps parut se suspendre. Toute son attention était absorbée par les caractères complexes dessinés à l’encre, à quelques centimètres seulement de son visage, et éclairés par la micro-lumière. Elle souffla lentement en tenant sa petite brosse sans trembler, forte de plusieurs années d’expérience. Au bout d’un quart d’heure, elle releva la tête et donna la palette à son assistant.
— Voilà, dit-elle, c’est fini.
Elle recula doucement la lampe articulée pour faire apparaître l’ensemble de l’inscription, le résultat de plus d’une semaine de travail minutieux. Une fois la patine des siècles retirée, les lettres étaient nettes et bien noires, comme si elles avaient été formées quelques jours plus tôt.
Tuz ki cest estorie ont. Ou oyront ou lirront ou ueront. Prient a ihesu en deyte. De Richard de Haldingham e de Lafford eyt pite. Ki lat fet e compasse. Ki ioie en cel li seit done.
L’orthographe difficile à déchiffrer du vieux français ne faisait qu’épaissir le mystère entourant l’auteur du texte. Après avoir contemplé son travail, Maria se tourna vers son assistant, un jeune homme élancé avec des lunettes à monture d’acier, qui se pencha en avant avec impatience pour faire la traduction.
— Que tous ceux qui entrent en possession de cette œuvre, ou qui l’entendent, la lisent ou la voient, prient Jésus dans sa divinité pour qu’il ait pitié de Richard de Haldingham ou de Lafford, qui l’a réalisée et exposée. Que lui soit accordée la béatitude céleste.
Il semblait juste que les derniers mots de Richard soient aussi les leurs, qu’ils terminent leur tâche à l’endroit même où le scribe avait levé pour la dernière fois sa plume du parchemin, environ sept cents ans auparavant.
Vingt minutes plus tard, Maria, debout au milieu de la pièce, regarda une dernière fois la carte avant que celle-ci ne soit glissée sous une plaque de verre protectrice. Maintenant que le spot était éteint, la faible clarté semblait accentuer l’aspect ancien du vélin. Les ombres et les ondulations laissaient apparaître les zones où la peau de veau s’était racornie et voilée avec le temps.
Habituellement, le nettoyage des manuscrits était confié à l’équipe technique de l’Institut d’Oxford. Mais lorsque Maria avait été contactée pour un nouveau programme de restauration de la Mappa Mundi de la cathédrale de Hereford, la tentation avait été trop grande. Ce projet avait été la chance de sa vie. Elle avait eu l’opportunité de travailler sur le plus grand manuscrit enluminé du XIIe siècle, de toucher de ses propres mains la carte médiévale la plus importante et la plus célèbre du monde.
Tandis que ses yeux s’habituaient peu à peu à l’obscurité, elle commença à discerner les contours de la carte. Une sphère de plus d’un mètre vingt de diamètre occupait presque tout l’immense parchemin carré. Au centre se trouvait Jérusalem et au-dessous la Méditerranée en forme de T, qui divisait l’Asie, l’Afrique et l’Europe. Tout en bas à gauche, on distinguait les îles Britanniques et, plus loin, dans l’exergue, l’inscription que Maria avait nettoyée. Des centaines de petits dessins accompagnés de légendes en latin et en français ornaient la carte. Certains illustraient des épisodes bibliques ; d’autres représentaient des créatures étranges et des lieux mythiques.
C’était un trésor d’informations réelles et imaginaires, l’expression suprême de l’esprit médiéval. Mais cette carte était également marquée par l’ignorance. Malgré l’ordre et l’assurance qui s’en dégageaient comme s’il s’était agi d’une représentation définitive du monde par l’homme, au-delà de la fine bande d’océan entourant la chrétienté, il n’y avait plus rien. Pour Maria, le Christ figuré tout en haut semblait porter un jugement non seulement sur les morts mais aussi sur les vivants, sur les hommes qui avaient eu l’orgueil de croire que toutes les merveilles entassées sur leur mappa mundi avaient la moindre chance de représenter la création de Dieu dans son intégralité.
— Docteur de Montijo. Il faut que vous veniez tout de suite.
La silhouette sémillante en habit clérical rattrapa Maria alors que celle-ci traversait d’un bon pas la cour de la cathédrale, sous un parapluie qui la protégeait de l’éternel crachin anglais. Elle était attendue à Oxford et n’avait pas de temps à perdre si elle ne voulait pas rater son train.
— J’espère que cela vaut vraiment la peine, répondit-elle. Je dois animer un séminaire sur Richard de Haldingham ce soir et j’ai besoin de temps pour me préparer.
— Cela devra attendre, insista le petit homme le souffle coupé par l’excitation. Les ouvriers qui travaillent dans l’ancienne bibliothèque enchaînée viennent de faire une découverte extraordinaire. Votre assistant est déjà avec eux.
Maria et l’ecclésiastique se dirigèrent vers le porche nord de la cathédrale. Avec sa teinte miel, le grès érodé des contreforts rendait Hereford moins austère que beaucoup de cathédrales d’Angleterre. Cependant, lorsqu’ils entrèrent, l’effet fut saisissant. Maria regarda le sol de la nef jusqu’à l’autel et leva les yeux vers l’espace caverneux qui s’ouvrait au-dessus d’eux. De part et d’autre, de grands piliers se dressaient jusqu’aux petites arches du clair-étage et, tout en haut, se déployaient les cintres de la voûte. En suivant l’ecclésiastique qui la conduisait le long de l’aile nord, elle fut assaillie par les effluves de la pierre humide et une légère odeur de décomposition, comme si le relent douceâtre de la putréfaction dont la cathédrale avait été imprégnée pendant si longtemps avait laissé une atmosphère persistante bien après la fermeture des derniers tombeaux.
La nef n’avait pas beaucoup changé depuis que Richard de Haldingham l’avait traversée pour la dernière fois. Maria effleura un pilier et éprouva une soudaine sensation d’intimité, comme si elle avait remonté le temps pour suivre les pas du grand homme. En ce temps-là, l’architecture romane massive n’existait que depuis un siècle. Mais une église avait été bâtie à cet endroit dès l’époque du royaume anglo-saxon de Mercie. Elle était devenue l’église cathédrale de saint Ethelbert, roi d’Est-Anglie, qui avait été sauvagement tué juste à côté. Du vivant de Richard, elle attirait des pèlerins qui venaient de toutes parts pour rendre hommage à Thomas Becket, archevêque martyrisé à Canterbury, dont le reliquaire en émail avait également traversé les siècles et constituait un autre de ses trésors, outre la Mappa Mundi.
Après avoir franchi le transept nord, ils entrèrent dans le déambulatoire, où la carte avait été exposée au cours du siècle précédent, avant d’être transférée dans le musée bâti spécialement pour elle à l’extérieur. Juste en face de l’espace blanc qu’elle avait laissé sur le mur se trouvait une petite porte, derrière laquelle Maria aperçut les premières marches d’un escalier en spirale.
— Les travaux de reconstruction sont presque terminés, précisa l’ecclésiastique. C’est juste une précaution.
Il mit un casque de sécurité jaune qui, associé à sa soutane marron, lui donna une apparence incongrue, et en tendit un à Maria. Tandis qu’elle gravissait derrière lui l’escalier en colimaçon, elle entendit ses paroles résonner dans un écho étouffé.
— Une cathédrale en grès, c’est comme un navire en bois, expliqua-t-il. Après avoir utilisé une vieille coque pendant longtemps, il faut renouveler tout le bois. Comme dans le HMS Victory. Le grès n’est pas le matériau de construction le plus durable. Lorsque nous avons déplacé la bibliothèque, nous en avons profité pour remplacer des blocs qui en avaient bien besoin.
Ils approchaient de la salle qui avait autrefois abrité la bibliothèque enchaînée de Hereford, célèbre dans le monde entier, une collection fabuleuse comprenant cinquante-deux incunables, des ouvrages imprimés avant 1500, et deux cent vingt-sept manuscrits, dont les plus anciens, les précieux évangiles anglo-saxons, dataient du VIIIe siècle. Les livres et les presses auxquels ils étaient enchaînés avaient été reconstitués dans le musée qui abritait la Mappa Mundi, elle-même stockée initialement dans la bibliothèque.
Après être montés jusqu’au clair-étage, ils se faufilèrent le long d’un amas de blocs fraîchement taillés pour gagner l’entrée de la salle. Dans les minces rayons de lumière qui traversaient les fenêtres étroites, ils discernèrent à peine les zones claires laissées par les rayons sur les murs. Avec les outils de taille et les fragments de grès éparpillés sur le sol, l’ancienne bibliothèque ressemblait désormais à un atelier de tailleur de pierre du Moyen Âge.
Au fond, plusieurs ouvriers étaient entassés au-dessus d’un trou de lumière pratiqué dans le mur. Deux blocs de grès avaient été retirés et laissaient juste assez d’espace pour qu’une silhouette mince s’y faufile. Tout à coup, une tête apparut à l’envers. Les cheveux blonds ébouriffés et les lunettes étaient couverts de poussière.
— Maria ! Vous n’allez pas me croire.
Jeremy Haverstock était le meilleur étudiant de doctorat qu’elle ait jamais eu, un virtuose en langues germaniques anciennes qui, après avoir été cloîtré à Oxford pour rédiger sa thèse, prenait un plaisir évident à travailler sur le terrain. Depuis qu’il était arrivé des États-Unis, elle l’avait encouragé à voyager pour visiter les bibliothèques monastiques. Mais il avait gardé l’enthousiasme contagieux d’un touriste touchant l’Histoire du doigt pour la première fois. Elle sourit malgré elle et, à l’instar de son guide, rabattit le masque antipoussière de son casque en se frayant un chemin au milieu des débris.
— C’est votre carrière qui est en jeu, dit-elle. Si ce n’est pas une bible de saint Augustin, vous ferez le séminaire tout seul.
— C’est mieux que ça. Beaucoup mieux.
En s’approchant, elle vit que son visage était trempé de sueur malgré la fraîcheur de la pièce. Il poussa un des blocs sur le côté et disparut dans le mur.
— Suivez-moi.
Quelques instants plus tard, Maria était recroquevillée à côté de lui. Ses cheveux bruns ondulés et sa veste en cuir étaient couverts de poussière. Si elle avait éprouvé une pointe d’irritation, celle-ci se dissipa immédiatement quand elle aperçut ce qui se trouvait devant elle. Le trou donnait dans un espace d’environ un mètre de large dans l’épais mur extérieur de la cathédrale. La tête rentrée dans les épaules, Maria constata qu’ils étaient accroupis autour d’un ancien escalier en colimaçon, vestige en ruine d’une précédente étape de construction, dont l’accès était bloqué depuis longtemps. Trois marches plus bas, la cage d’escalier était obstruée par un enchevêtrement de débris, qui ressemblaient à des morceaux de grès érodés recouverts d’un voile de poussière rouge. Pliée en deux, Maria s’approcha tant bien que mal pour voir de plus près, à la lumière de la lampe accrochée juste derrière sa tête.
— Es estupendo.
Les mots lui échappèrent en espagnol, sa langue maternelle, et elle resta bouche bée, le regard incrédule.
— Vous voyez ce que je veux dire ? demanda Jeremy, qui se glissa impatiemment à côté d’elle. C’est la caverne d’Ali Baba.
Les débris n’étaient pas des restes de maçonnerie mais de nombreux parchemins brunis et jaunis, dont certains étaient compactés comme du papier mâché mais d’autres bien conservés, avec des lettres encore tout à fait visibles.
— On dirait des résidus de la bibliothèque, poursuivit-il. Des fragments déchirés, des livres endommagés impossibles à rafistoler. Ce sont tous des textes écrits à la main et aucun ne semble être postérieur au XIIe siècle. L’historien d’architecture pense que cet escalier a été désaffecté et condamné avant la réalisation du transept nord, qui date du XIVe siècle.
Maria se déplaça sur le côté et posa son regard à l’endroit où sa tête avait fait de l’ombre.
— Regardez ! Ce ne sont pas que des fragments. Il y a un volume in-folio intact.
Jeremy, qui avait les bras plus longs, tendit la main et retira avec précaution le livre relié en cuir de son lit de parchemins en lambeaux. Pendant qu’il le tenait, Maria souffla doucement sur la couverture marron blanchie de poussière et l’ouvrit.
— Historia Ecclesiastica Gentis Anglorum.
Elle lut lentement à voix haute, frappée de stupeur.
— L’Histoire ecclésiastique du peuple anglais, de Bède le Vénérable. Et en latin, ce qui signifie qu’il s’agit d’une des copies originales. IXe, peut-être VIIIe siècle.
Jeremy retira une liasse de parchemins qui était restée collée au dos du volume. Les feuilles moisies posées en équilibre sur ses mains, il commença à lire pour lui-même en marmonnant à voix basse. Maria regarda ses yeux parcourir le manuscrit. Elle le fixa d’un air perplexe lorsqu’il devint subitement silencieux.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
— Incroyable, murmura-t-il. Une suite de la Chronique anglo-saxonne, qui date du XIIe siècle. Elle mentionne le roi Henri II et le roi Jean. C’est sans doute le tout dernier document en vieil anglais, langue que les Normands ont essayé d’éradiquer à tout prix. Il confirme de façon définitive ma thèse selon laquelle la tradition anglo-saxonne a survécu dans les scriptoriums secrets des cathédrales pendant tout le début de la période médiévale. Si je n’ai pas mon doctorat avec ça...
Maria regarda de nouveau dans la cage d’escalier et repéra plusieurs autres volumes intacts, qui se trouvaient sous le Bède qu’ils avaient retiré.
— Ce ne sont pas de simples résidus de la bibliothèque, affirma-t-elle. On s’est toujours demandé pourquoi ces deux œuvres majeures de l’histoire anglo-saxonne ne figuraient pas dans la bibliothèque de Hereford, dont la collection de manuscrits liturgiques remonte au VIIIe siècle. Peut-être un bibliothécaire vivant avec son temps a-t-il voulu, dans un excès de zèle, faire de la place pour des œuvres plus récentes. Mais il peut se cacher autre chose derrière tout cela. Certains ouvrages concernant l’histoire anglo-saxonne ont pu être retirés de la bibliothèque dans une tentative de dissimuler tout ce que l’aristocratie normande considérait comme subversif.
Elle referma le livre avec précaution et le garda entre les mains, tout en regardant d’un air inquiet les fragments de parchemin déchirés et désagrégés qui se trouvaient encore à l’endroit où Jeremy l’avait pris.
— Nous allons prendre le Bède et ces pages de la Chronique, ordonna-t-elle. Mais tout le reste doit rester in situ et l’entrée doit être refermée jusqu’à ce que nous puissions réunir une équipe complète de conservation. Nous ne pouvons pas nous permettre d’exposer davantage de parchemins à l’air libre.
Elle regarda de nouveau Jeremy, qui nettoyait ses lunettes d’un air grave.
— Et je vous pardonne, ajouta-t-elle en souriant. Il se pourrait que vous soyez tombé sur le plus grand trésor de l’histoire de l’Angleterre qui ait jamais été découvert.
Lorsqu’ils pivotèrent pour faire demi-tour, Jeremy aperçut une forme qui dépassait de la mer de parchemins. C’était l’extrémité d’un rouleau, un document peut-être encore plus ancien que les manuscrits reliés. Incapable de se retenir, il se pencha en arrière pour l’attraper tandis que Maria s’engageait vers la sortie.
Il se racla la gorge de façon éloquente et Maria se retourna vers le faisceau de lumière de la lampe au tungstène. Elle vit son air coupable puis le rouleau d’un mètre de long qu’il tenait avec les pages de la Chronique.
— Nous devons le laisser ici, déclara-t-elle avec fermeté.
— Pas si vous voulez toujours faire le séminaire de ce soir.
Une fois sa curiosité piquée, Maria retourna auprès de Jeremy. Il avait déroulé environ dix centimètres du rouleau et le tenait de sorte qu’elle puisse le voir. Elle aperçut immédiatement un segment d’un grand cercle, à l’intérieur duquel elle discernait de vagues formes ressemblant à des dessins au trait et à des inscriptions très denses.
Elle sut de quoi il s’agissait avant même de l’avoir vu de près. Dans sa propre thèse de doctorat, soutenue dix ans plus tôt, elle avait défendu une théorie selon laquelle la Mappa Mundi de Hereford était une copie, l’œuvre d’un artiste remarquable mais pas d’un érudit. C’était le seul moyen d’expliquer l’erreur la plus flagrante, la mention du mot AFFRICA sur l’Europe et du mot EUROPA sur l’Afrique. L’évêque de Hereford avait commandé la carte à Richard de Haldingham, qui avait fait un croquis préparatoire dans sa cathédrale de Lincoln. Mais la version finale avait été réalisée en l’absence de Richard par un artisan de Hereford certes expert en calligraphie et en enluminure mais pas suffisamment instruit ni précis. L’ignorance de cet artisan transparaissait dans les détails. Il avait pris certaines licences à des fins esthétiques, au détriment de la crédibilité, et commis quelques singularités en matière d’orthographe et de géographie.
À son grand étonnement, Maria avait désormais sous les yeux le croquis réalisé par Richard de Haldingham, cartographe et moine dont la vision du monde ne cessait de la fasciner depuis ses études. Elle observa avec un immense respect les légendes inscrites sur carte d’un geste confiant et précis. Juste au-dessous de la main gauche de Jeremy, là où il tenait le rouleau, elle vit le mot EUROPA, décoloré mais correctement placé à cheval sur la France et l’Italie. À côté de la main droite de l’étudiant, elle aperçut la forme allongée des îles Britanniques, où Hereford et Lincoln étaient nettement représentées.
Lorsque Jeremy déplaça sa main droite vers le bord du parchemin, elle remarqua quelque chose d’étrange.
— L’exergue ! s’exclama-t-elle. Il n’y est pas.
La décoration élaborée qui remplissait l’espace entre la sphère et le contour carré du parchemin, sur la Mappa Mundi achevée, était clairement due au seul artisan. Ces ornements, qui ne présentaient pas un grand intérêt pour Richard, avaient peut-être été créés de toutes pièces pour satisfaire à la volonté des autorités de la cathédrale. Cela expliquait ce défilé étrange d’images, chasseurs, ecclésiastiques et références aux empereurs romains, que l’artisan avait dû reprendre au hasard à partir d’autres cartes et manuscrits qu’il avait vus.
En regardant dans l’angle, Maria constata que la dédicace qu’elle avait nettoyée si méticuleusement sur la Mappa Mundi ne figurait pas sur l’original. Encore une fois, c’était sans doute l’œuvre de l’artisan plutôt que du maître lui-même. Richard avait dû se rendre à la cathédrale pour discuter de la commande mais, de toute évidence, il n’avait pas assisté à la consécration. Cela contribuait encore à élucider le mystère des continents erronés car, s’il avait été présent, il n’aurait jamais admis qu’une telle erreur puisse subsister. Maria eut un pincement au cœur en voyant l’espace blanc, comme si Richard lui échappait tout à coup, comme s’il avait de nouveau disparu dans les ténèbres du passé.
Jeremy bougea légèrement et elle remarqua que l’espace marbré de brun et de jaune qui aurait dû contenir la dédicace avait une forme particulière.
— Orientez-le vers la lumière, dit-elle. Il y a quelque chose ici.
Les contours presque effacés d’un croquis apparurent. C’était un autre territoire, une forme irrégulière à peine plus grande que les îles Britanniques, dessinée dans l’angle du parchemin.
— C’est au-delà de l’océan qui entoure le monde, alors cela ne peut pas faire partie de la carte. Il doit s’agir d’un croquis de l’un des continents. Regardez, on voit que Richard a gratté le parchemin avec son couteau pour essayer d’effacer l’encre.
Jeremy se tordait le cou pour mieux voir. Sa mèche blonde de devant pendait juste en face du visage de Maria.
— Je ne suis pas sûr, murmura-t-il. Cela me rappelle vaguement quelque chose, qui ne figure pas sur la Mappa Mundi. Peut-être que si je le voyais à l’endroit, j’aurais une meilleure...
Il laissa mourir la fin de sa phrase, puis ils se regardèrent stupéfaits.
— La carte du Vinland, chuchota Maria.
Le cœur serré, elle sortit sa loupe et examina attentivement les contours. Quelques semaines auparavant, ils avaient justement assisté à une conférence à l’université de Yale sur les derniers travaux de datation de la célèbre carte du Vinland. On savait désormais que ce croquis était un faux mais qu’il s’inspirait d’une carte perdue, antérieure d’environ cinquante ans à Christophe Colomb. Sur cette carte, figurait une côte qui aurait été découverte par les Vikings plusieurs siècles auparavant à l’ouest du Groenland.
— C’est incroyable ! s’exclama-t-elle. C’est exactement la même. Il y a la rivière qui se jette dans le lac et le grand bras de mer au-dessous. Et la légende en latin médiéval est identique.
Avec la loupe, les caractères presque imperceptibles étaient devenus lisibles.
— Vinlanda Insula a Byarno repa et Leipho socijs.
— île du Vinland, murmura Jeremy. Découverte par Bjarni et Leif.
— Cela prouve au-delà de tout soupçon l’authenticité du tracé reproduit sur la carte du Vinland, affirma Maria rouge d’excitation. Mais si ce document a vraiment été réalisé par Richard de Haldingham, alors il est antérieur de plus de deux siècles à la carte du Vinland. Vous pouvez oublier l’histoire de l’Angleterre pour l’instant. Vous venez peut-être de découvrir la représentation la plus ancienne de l’Amérique du Nord.
Ils se regardèrent mutuellement, muets de stupeur. La Mappa Mundi et ce croquis dataient du XIIe siècle, soit près de trois siècles avant les premiers voyages d’exploration européens au Nouveau Monde, des centaines d’années avant les premières cartes connues de la côte américaine.
— Il y a une autre inscription plus bas.
Maria, qui s’était concentrée sur la partie supérieure du territoire, n’avait jusque-là pas remarqué la seconde inscription qui figurait au-dessous du croquis. Elle descendit sa loupe de quelques centimètres.
— Cela ne figure pas sur la carte du Vinland, c’est sûr. C’est en alphabet romain, mais ce n’est ni du latin ni du français. On dirait du vieux norrois.
Elle donna la loupe à Jeremy et prit la carte pour la tenir devant lui, reconnaissant tacitement la plus grande expertise de l’étudiant dans la langue des Vikings.
— Il y a une rune étrange ici, murmura-t-il. Elle figure au début de l’inscription, comme une lettrine enluminée dans un texte médiéval. Une seule hampe avec des branches de part et d’autre, orientées vers le haut. Elle a l’air symétrique. Il y a cinq, peut-être sept branches en tout, y compris la hampe. Très étrange.
— Vous voyez autre chose ?
— Harald Sigurdsson...
Il s’interrompit et leva les yeux.
— Il s’agit de Harald Hardrada, précisa-t-il, Harald l’Impitoyable, roi de Norvège. Tué lors de la bataille de Stamford Bridge dans sa tentative de conquérir le trône d’Angleterre en 1066, quelques semaines seulement avant la conquête normande.
— C’est impossible, murmura Maria incrédule. Continuez.
— Harald Sigurdsson notre roi et ses compagnons de tolet ont atteint ces terres avec le trésor de Miklagard. Ils y festoient avec Thor dans le Valhalla et attendent l’ultime bataille du Ragnarok.
Il leva les yeux et regarda Maria sidéré.
— Miklagard n’est-il pas le nom viking de Constantinople ?
Elle était trop abasourdie pour répondre. Elle laissa le rouleau s’enrouler et le lui tendit.
— Prenez-en le plus grand soin. Et n’en parlez à personne.
Elle reprit le Bède et se précipita vers le mur tout en sortant son téléphone portable. Au moment où elle allait s’accroupir pour passer par le trou, Jeremy la rappela.
— Cette rune, lui cria-t-il, je savais bien que je l’avais déjà vue quelque part. Ce n’est pas une rune. Je ne m’explique pas du tout ce que ça fait là, mais ça ne peut être qu’une seule chose. C’est le symbole de la menora juive.