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Chapitre 2

Maria de Montijo bougea presque imperceptiblement sur son tabouret et ferma les yeux lespace dune seconde. Cette journée avait été la plus longue de toutes et, malgré ladrénaline qui laidait à tenir le coup heure après heure, elle savait quelle aurait bientôt des difficultés à se concentrer. Elle se redressa, la palette à la main, et cligna des yeux. Un silence religieux régnait dans la pièce et le temps parut se suspendre. Toute son attention était absorbée par les caractères complexes dessinés à lencre, à quelques centimètres seulement de son visage, et éclairés par la micro-lumière. Elle souffla lentement en tenant sa petite brosse sans trembler, forte de plusieurs années dexpérience. Au bout dun quart dheure, elle releva la tête et donna la palette à son assistant.

— Voilà, dit-elle, cest fini.

Elle recula doucement la lampe articulée pour faire apparaître lensemble de linscription, le résultat de plus dune semaine de travail minutieux. Une fois la patine des siècles retirée, les lettres étaient nettes et bien noires, comme si elles avaient été formées quelques jours plus tôt.

Tuz ki cest estorie ont. Ou oyront ou lirront ou ueront. Prient a ihesu en deyte. De Richard de Haldingham e de Lafford eyt pite. Ki lat fet e compasse. Ki ioie en cel li seit done.

Lorthographe difficile à déchiffrer du vieux français ne faisait quépaissir le mystère entourant lauteur du texte. Après avoir contemplé son travail, Maria se tourna vers son assistant, un jeune homme élancé avec des lunettes à monture dacier, qui se pencha en avant avec impatience pour faire la traduction.

— Que tous ceux qui entrent en possession de cette œuvre, ou qui lentendent, la lisent ou la voient, prient Jésus dans sa divinité pour quil ait pitié de Richard de Haldingham ou de Lafford, qui la réalisée et exposée. Que lui soit accordée la béatitude céleste.

Il semblait juste que les derniers mots de Richard soient aussi les leurs, quils terminent leur tâche à lendroit même où le scribe avait levé pour la dernière fois sa plume du parchemin, environ sept cents ans auparavant.

 

Vingt minutes plus tard, Maria, debout au milieu de la pièce, regarda une dernière fois la carte avant que celle-ci ne soit glissée sous une plaque de verre protectrice. Maintenant que le spot était éteint, la faible clarté semblait accentuer laspect ancien du vélin. Les ombres et les ondulations laissaient apparaître les zones où la peau de veau sétait racornie et voilée avec le temps.

Habituellement, le nettoyage des manuscrits était confié à léquipe technique de lInstitut dOxford. Mais lorsque Maria avait été contactée pour un nouveau programme de restauration de la Mappa Mundi de la cathédrale de Hereford, la tentation avait été trop grande. Ce projet avait été la chance de sa vie. Elle avait eu lopportunité de travailler sur le plus grand manuscrit enluminé du XIIe siècle, de toucher de ses propres mains la carte médiévale la plus importante et la plus célèbre du monde.

Tandis que ses yeux shabituaient peu à peu à lobscurité, elle commença à discerner les contours de la carte. Une sphère de plus dun mètre vingt de diamètre occupait presque tout limmense parchemin carré. Au centre se trouvait Jérusalem et au-dessous la Méditerranée en forme de T, qui divisait lAsie, lAfrique et lEurope. Tout en bas à gauche, on distinguait les îles Britanniques et, plus loin, dans lexergue, linscription que Maria avait nettoyée. Des centaines de petits dessins accompagnés de légendes en latin et en français ornaient la carte. Certains illustraient des épisodes bibliques ; dautres représentaient des créatures étranges et des lieux mythiques.

Cétait un trésor dinformations réelles et imaginaires, lexpression suprême de lesprit médiéval. Mais cette carte était également marquée par lignorance. Malgré lordre et lassurance qui sen dégageaient comme sil sétait agi dune représentation définitive du monde par lhomme, au-delà de la fine bande docéan entourant la chrétienté, il ny avait plus rien. Pour Maria, le Christ figuré tout en haut semblait porter un jugement non seulement sur les morts mais aussi sur les vivants, sur les hommes qui avaient eu lorgueil de croire que toutes les merveilles entassées sur leur mappa mundi avaient la moindre chance de représenter la création de Dieu dans son intégralité.

 

— Docteur de Montijo. Il faut que vous veniez tout de suite.

La silhouette sémillante en habit clérical rattrapa Maria alors que celle-ci traversait dun bon pas la cour de la cathédrale, sous un parapluie qui la protégeait de léternel crachin anglais. Elle était attendue à Oxford et navait pas de temps à perdre si elle ne voulait pas rater son train.

— Jespère que cela vaut vraiment la peine, répondit-elle. Je dois animer un séminaire sur Richard de Haldingham ce soir et jai besoin de temps pour me préparer.

— Cela devra attendre, insista le petit homme le souffle coupé par lexcitation. Les ouvriers qui travaillent dans lancienne bibliothèque enchaînée viennent de faire une découverte extraordinaire. Votre assistant est déjà avec eux.

Maria et lecclésiastique se dirigèrent vers le porche nord de la cathédrale. Avec sa teinte miel, le grès érodé des contreforts rendait Hereford moins austère que beaucoup de cathédrales dAngleterre. Cependant, lorsquils entrèrent, leffet fut saisissant. Maria regarda le sol de la nef jusquà lautel et leva les yeux vers lespace caverneux qui souvrait au-dessus deux. De part et dautre, de grands piliers se dressaient jusquaux petites arches du clair-étage et, tout en haut, se déployaient les cintres de la voûte. En suivant lecclésiastique qui la conduisait le long de laile nord, elle fut assaillie par les effluves de la pierre humide et une légère odeur de décomposition, comme si le relent douceâtre de la putréfaction dont la cathédrale avait été imprégnée pendant si longtemps avait laissé une atmosphère persistante bien après la fermeture des derniers tombeaux.

La nef navait pas beaucoup changé depuis que Richard de Haldingham lavait traversée pour la dernière fois. Maria effleura un pilier et éprouva une soudaine sensation dintimité, comme si elle avait remonté le temps pour suivre les pas du grand homme. En ce temps-là, larchitecture romane massive nexistait que depuis un siècle. Mais une église avait été bâtie à cet endroit dès lépoque du royaume anglo-saxon de Mercie. Elle était devenue léglise cathédrale de saint Ethelbert, roi dEst-Anglie, qui avait été sauvagement tué juste à côté. Du vivant de Richard, elle attirait des pèlerins qui venaient de toutes parts pour rendre hommage à Thomas Becket, archevêque martyrisé à Canterbury, dont le reliquaire en émail avait également traversé les siècles et constituait un autre de ses trésors, outre la Mappa Mundi.

Après avoir franchi le transept nord, ils entrèrent dans le déambulatoire, où la carte avait été exposée au cours du siècle précédent, avant dêtre transférée dans le musée bâti spécialement pour elle à lextérieur. Juste en face de lespace blanc quelle avait laissé sur le mur se trouvait une petite porte, derrière laquelle Maria aperçut les premières marches dun escalier en spirale.

— Les travaux de reconstruction sont presque terminés, précisa lecclésiastique. Cest juste une précaution.

Il mit un casque de sécurité jaune qui, associé à sa soutane marron, lui donna une apparence incongrue, et en tendit un à Maria. Tandis quelle gravissait derrière lui lescalier en colimaçon, elle entendit ses paroles résonner dans un écho étouffé.

— Une cathédrale en grès, cest comme un navire en bois, expliqua-t-il. Après avoir utilisé une vieille coque pendant longtemps, il faut renouveler tout le bois. Comme dans le HMS Victory. Le grès nest pas le matériau de construction le plus durable. Lorsque nous avons déplacé la bibliothèque, nous en avons profité pour remplacer des blocs qui en avaient bien besoin.

Ils approchaient de la salle qui avait autrefois abrité la bibliothèque enchaînée de Hereford, célèbre dans le monde entier, une collection fabuleuse comprenant cinquante-deux incunables, des ouvrages imprimés avant 1500, et deux cent vingt-sept manuscrits, dont les plus anciens, les précieux évangiles anglo-saxons, dataient du VIIIe siècle. Les livres et les presses auxquels ils étaient enchaînés avaient été reconstitués dans le musée qui abritait la Mappa Mundi, elle-même stockée initialement dans la bibliothèque.

Après être montés jusquau clair-étage, ils se faufilèrent le long dun amas de blocs fraîchement taillés pour gagner lentrée de la salle. Dans les minces rayons de lumière qui traversaient les fenêtres étroites, ils discernèrent à peine les zones claires laissées par les rayons sur les murs. Avec les outils de taille et les fragments de grès éparpillés sur le sol, lancienne bibliothèque ressemblait désormais à un atelier de tailleur de pierre du Moyen Âge.

Au fond, plusieurs ouvriers étaient entassés au-dessus dun trou de lumière pratiqué dans le mur. Deux blocs de grès avaient été retirés et laissaient juste assez despace pour quune silhouette mince sy faufile. Tout à coup, une tête apparut à lenvers. Les cheveux blonds ébouriffés et les lunettes étaient couverts de poussière.

— Maria ! Vous nallez pas me croire.

Jeremy Haverstock était le meilleur étudiant de doctorat quelle ait jamais eu, un virtuose en langues germaniques anciennes qui, après avoir été cloîtré à Oxford pour rédiger sa thèse, prenait un plaisir évident à travailler sur le terrain. Depuis quil était arrivé des États-Unis, elle lavait encouragé à voyager pour visiter les bibliothèques monastiques. Mais il avait gardé lenthousiasme contagieux dun touriste touchant lHistoire du doigt pour la première fois. Elle sourit malgré elle et, à linstar de son guide, rabattit le masque antipoussière de son casque en se frayant un chemin au milieu des débris.

— Cest votre carrière qui est en jeu, dit-elle. Si ce nest pas une bible de saint Augustin, vous ferez le séminaire tout seul.

— Cest mieux que ça. Beaucoup mieux.

En sapprochant, elle vit que son visage était trempé de sueur malgré la fraîcheur de la pièce. Il poussa un des blocs sur le côté et disparut dans le mur.

— Suivez-moi.

Quelques instants plus tard, Maria était recroquevillée à côté de lui. Ses cheveux bruns ondulés et sa veste en cuir étaient couverts de poussière. Si elle avait éprouvé une pointe dirritation, celle-ci se dissipa immédiatement quand elle aperçut ce qui se trouvait devant elle. Le trou donnait dans un espace denviron un mètre de large dans lépais mur extérieur de la cathédrale. La tête rentrée dans les épaules, Maria constata quils étaient accroupis autour dun ancien escalier en colimaçon, vestige en ruine dune précédente étape de construction, dont laccès était bloqué depuis longtemps. Trois marches plus bas, la cage descalier était obstruée par un enchevêtrement de débris, qui ressemblaient à des morceaux de grès érodés recouverts dun voile de poussière rouge. Pliée en deux, Maria sapprocha tant bien que mal pour voir de plus près, à la lumière de la lampe accrochée juste derrière sa tête.

— Es estupendo.

Les mots lui échappèrent en espagnol, sa langue maternelle, et elle resta bouche bée, le regard incrédule.

— Vous voyez ce que je veux dire ? demanda Jeremy, qui se glissa impatiemment à côté delle. Cest la caverne dAli Baba.

Les débris nétaient pas des restes de maçonnerie mais de nombreux parchemins brunis et jaunis, dont certains étaient compactés comme du papier mâché mais dautres bien conservés, avec des lettres encore tout à fait visibles.

— On dirait des résidus de la bibliothèque, poursuivit-il. Des fragments déchirés, des livres endommagés impossibles à rafistoler. Ce sont tous des textes écrits à la main et aucun ne semble être postérieur au XIIe siècle. Lhistorien darchitecture pense que cet escalier a été désaffecté et condamné avant la réalisation du transept nord, qui date du XIVe siècle.

Maria se déplaça sur le côté et posa son regard à lendroit où sa tête avait fait de lombre.

— Regardez ! Ce ne sont pas que des fragments. Il y a un volume in-folio intact.

Jeremy, qui avait les bras plus longs, tendit la main et retira avec précaution le livre relié en cuir de son lit de parchemins en lambeaux. Pendant quil le tenait, Maria souffla doucement sur la couverture marron blanchie de poussière et louvrit.

— Historia Ecclesiastica Gentis Anglorum.

Elle lut lentement à voix haute, frappée de stupeur.

— LHistoire ecclésiastique du peuple anglais, de Bède le Vénérable. Et en latin, ce qui signifie quil sagit dune des copies originales. IXe, peut-être VIIIe siècle.

Jeremy retira une liasse de parchemins qui était restée collée au dos du volume. Les feuilles moisies posées en équilibre sur ses mains, il commença à lire pour lui-même en marmonnant à voix basse. Maria regarda ses yeux parcourir le manuscrit. Elle le fixa dun air perplexe lorsquil devint subitement silencieux.

— Quest-ce que cest ? demanda-t-elle.

— Incroyable, murmura-t-il. Une suite de la Chronique anglo-saxonne, qui date du XIIe siècle. Elle mentionne le roi Henri II et le roi Jean. Cest sans doute le tout dernier document en vieil anglais, langue que les Normands ont essayé déradiquer à tout prix. Il confirme de façon définitive ma thèse selon laquelle la tradition anglo-saxonne a survécu dans les scriptoriums secrets des cathédrales pendant tout le début de la période médiévale. Si je nai pas mon doctorat avec ça...

Maria regarda de nouveau dans la cage descalier et repéra plusieurs autres volumes intacts, qui se trouvaient sous le Bède quils avaient retiré.

— Ce ne sont pas de simples résidus de la bibliothèque, affirma-t-elle. On sest toujours demandé pourquoi ces deux œuvres majeures de lhistoire anglo-saxonne ne figuraient pas dans la bibliothèque de Hereford, dont la collection de manuscrits liturgiques remonte au VIIIe siècle. Peut-être un bibliothécaire vivant avec son temps a-t-il voulu, dans un excès de zèle, faire de la place pour des œuvres plus récentes. Mais il peut se cacher autre chose derrière tout cela. Certains ouvrages concernant lhistoire anglo-saxonne ont pu être retirés de la bibliothèque dans une tentative de dissimuler tout ce que laristocratie normande considérait comme subversif.

Elle referma le livre avec précaution et le garda entre les mains, tout en regardant dun air inquiet les fragments de parchemin déchirés et désagrégés qui se trouvaient encore à lendroit où Jeremy lavait pris.

— Nous allons prendre le Bède et ces pages de la Chronique, ordonna-t-elle. Mais tout le reste doit rester in situ et lentrée doit être refermée jusquà ce que nous puissions réunir une équipe complète de conservation. Nous ne pouvons pas nous permettre dexposer davantage de parchemins à lair libre.

Elle regarda de nouveau Jeremy, qui nettoyait ses lunettes dun air grave.

— Et je vous pardonne, ajouta-t-elle en souriant. Il se pourrait que vous soyez tombé sur le plus grand trésor de lhistoire de lAngleterre qui ait jamais été découvert.

Lorsquils pivotèrent pour faire demi-tour, Jeremy aperçut une forme qui dépassait de la mer de parchemins. Cétait lextrémité dun rouleau, un document peut-être encore plus ancien que les manuscrits reliés. Incapable de se retenir, il se pencha en arrière pour lattraper tandis que Maria sengageait vers la sortie.

Il se racla la gorge de façon éloquente et Maria se retourna vers le faisceau de lumière de la lampe au tungstène. Elle vit son air coupable puis le rouleau dun mètre de long quil tenait avec les pages de la Chronique.

— Nous devons le laisser ici, déclara-t-elle avec fermeté.

— Pas si vous voulez toujours faire le séminaire de ce soir.

Une fois sa curiosité piquée, Maria retourna auprès de Jeremy. Il avait déroulé environ dix centimètres du rouleau et le tenait de sorte quelle puisse le voir. Elle aperçut immédiatement un segment dun grand cercle, à lintérieur duquel elle discernait de vagues formes ressemblant à des dessins au trait et à des inscriptions très denses.

Elle sut de quoi il sagissait avant même de lavoir vu de près. Dans sa propre thèse de doctorat, soutenue dix ans plus tôt, elle avait défendu une théorie selon laquelle la Mappa Mundi de Hereford était une copie, lœuvre dun artiste remarquable mais pas dun érudit. Cétait le seul moyen dexpliquer lerreur la plus flagrante, la mention du mot AFFRICA sur lEurope et du mot EUROPA sur lAfrique. Lévêque de Hereford avait commandé la carte à Richard de Haldingham, qui avait fait un croquis préparatoire dans sa cathédrale de Lincoln. Mais la version finale avait été réalisée en labsence de Richard par un artisan de Hereford certes expert en calligraphie et en enluminure mais pas suffisamment instruit ni précis. Lignorance de cet artisan transparaissait dans les détails. Il avait pris certaines licences à des fins esthétiques, au détriment de la crédibilité, et commis quelques singularités en matière dorthographe et de géographie.

À son grand étonnement, Maria avait désormais sous les yeux le croquis réalisé par Richard de Haldingham, cartographe et moine dont la vision du monde ne cessait de la fasciner depuis ses études. Elle observa avec un immense respect les légendes inscrites sur carte dun geste confiant et précis. Juste au-dessous de la main gauche de Jeremy, là où il tenait le rouleau, elle vit le mot EUROPA, décoloré mais correctement placé à cheval sur la France et lItalie. À côté de la main droite de létudiant, elle aperçut la forme allongée des îles Britanniques, où Hereford et Lincoln étaient nettement représentées.

Lorsque Jeremy déplaça sa main droite vers le bord du parchemin, elle remarqua quelque chose détrange.

— Lexergue ! sexclama-t-elle. Il ny est pas.

La décoration élaborée qui remplissait lespace entre la sphère et le contour carré du parchemin, sur la Mappa Mundi achevée, était clairement due au seul artisan. Ces ornements, qui ne présentaient pas un grand intérêt pour Richard, avaient peut-être été créés de toutes pièces pour satisfaire à la volonté des autorités de la cathédrale. Cela expliquait ce défilé étrange dimages, chasseurs, ecclésiastiques et références aux empereurs romains, que lartisan avait dû reprendre au hasard à partir dautres cartes et manuscrits quil avait vus.

En regardant dans langle, Maria constata que la dédicace quelle avait nettoyée si méticuleusement sur la Mappa Mundi ne figurait pas sur loriginal. Encore une fois, cétait sans doute l’œuvre de lartisan plutôt que du maître lui-même. Richard avait dû se rendre à la cathédrale pour discuter de la commande mais, de toute évidence, il navait pas assisté à la consécration. Cela contribuait encore à élucider le mystère des continents erronés car, sil avait été présent, il naurait jamais admis quune telle erreur puisse subsister. Maria eut un pincement au cœur en voyant lespace blanc, comme si Richard lui échappait tout à coup, comme sil avait de nouveau disparu dans les ténèbres du passé.

Jeremy bougea légèrement et elle remarqua que lespace marbré de brun et de jaune qui aurait dû contenir la dédicace avait une forme particulière.

— Orientez-le vers la lumière, dit-elle. Il y a quelque chose ici.

Les contours presque effacés dun croquis apparurent. Cétait un autre territoire, une forme irrégulière à peine plus grande que les îles Britanniques, dessinée dans langle du parchemin.

— Cest au-delà de locéan qui entoure le monde, alors cela ne peut pas faire partie de la carte. Il doit sagir dun croquis de lun des continents. Regardez, on voit que Richard a gratté le parchemin avec son couteau pour essayer deffacer lencre.

Jeremy se tordait le cou pour mieux voir. Sa mèche blonde de devant pendait juste en face du visage de Maria.

— Je ne suis pas sûr, murmura-t-il. Cela me rappelle vaguement quelque chose, qui ne figure pas sur la Mappa Mundi. Peut-être que si je le voyais à lendroit, jaurais une meilleure...

Il laissa mourir la fin de sa phrase, puis ils se regardèrent stupéfaits.

— La carte du Vinland, chuchota Maria.

Le cœur serré, elle sortit sa loupe et examina attentivement les contours. Quelques semaines auparavant, ils avaient justement assisté à une conférence à luniversité de Yale sur les derniers travaux de datation de la célèbre carte du Vinland. On savait désormais que ce croquis était un faux mais quil sinspirait dune carte perdue, antérieure denviron cinquante ans à Christophe Colomb. Sur cette carte, figurait une côte qui aurait été découverte par les Vikings plusieurs siècles auparavant à louest du Groenland.

— Cest incroyable ! sexclama-t-elle. Cest exactement la même. Il y a la rivière qui se jette dans le lac et le grand bras de mer au-dessous. Et la légende en latin médiéval est identique.

Avec la loupe, les caractères presque imperceptibles étaient devenus lisibles.

— Vinlanda Insula a Byarno repa et Leipho socijs.

— île du Vinland, murmura Jeremy. Découverte par Bjarni et Leif.

— Cela prouve au-delà de tout soupçon lauthenticité du tracé reproduit sur la carte du Vinland, affirma Maria rouge dexcitation. Mais si ce document a vraiment été réalisé par Richard de Haldingham, alors il est antérieur de plus de deux siècles à la carte du Vinland. Vous pouvez oublier lhistoire de lAngleterre pour linstant. Vous venez peut-être de découvrir la représentation la plus ancienne de lAmérique du Nord.

Ils se regardèrent mutuellement, muets de stupeur. La Mappa Mundi et ce croquis dataient du XIIe siècle, soit près de trois siècles avant les premiers voyages dexploration européens au Nouveau Monde, des centaines dannées avant les premières cartes connues de la côte américaine.

— Il y a une autre inscription plus bas.

Maria, qui sétait concentrée sur la partie supérieure du territoire, navait jusque-là pas remarqué la seconde inscription qui figurait au-dessous du croquis. Elle descendit sa loupe de quelques centimètres.

— Cela ne figure pas sur la carte du Vinland, cest sûr. Cest en alphabet romain, mais ce nest ni du latin ni du français. On dirait du vieux norrois.

Elle donna la loupe à Jeremy et prit la carte pour la tenir devant lui, reconnaissant tacitement la plus grande expertise de létudiant dans la langue des Vikings.

— Il y a une rune étrange ici, murmura-t-il. Elle figure au début de linscription, comme une lettrine enluminée dans un texte médiéval. Une seule hampe avec des branches de part et dautre, orientées vers le haut. Elle a lair symétrique. Il y a cinq, peut-être sept branches en tout, y compris la hampe. Très étrange.

— Vous voyez autre chose ?

— Harald Sigurdsson...

Il sinterrompit et leva les yeux.

— Il sagit de Harald Hardrada, précisa-t-il, Harald lImpitoyable, roi de Norvège. Tué lors de la bataille de Stamford Bridge dans sa tentative de conquérir le trône dAngleterre en 1066, quelques semaines seulement avant la conquête normande.

— Cest impossible, murmura Maria incrédule. Continuez.

— Harald Sigurdsson notre roi et ses compagnons de tolet ont atteint ces terres avec le trésor de Miklagard. Ils y festoient avec Thor dans le Valhalla et attendent lultime bataille du Ragnarok.

Il leva les yeux et regarda Maria sidéré.

— Miklagard nest-il pas le nom viking de Constantinople ?

Elle était trop abasourdie pour répondre. Elle laissa le rouleau senrouler et le lui tendit.

— Prenez-en le plus grand soin. Et nen parlez à personne.

Elle reprit le Bède et se précipita vers le mur tout en sortant son téléphone portable. Au moment où elle allait saccroupir pour passer par le trou, Jeremy la rappela.

— Cette rune, lui cria-t-il, je savais bien que je lavais déjà vue quelque part. Ce nest pas une rune. Je ne mexplique pas du tout ce que ça fait là, mais ça ne peut être quune seule chose. Cest le symbole de la menora juive.