
Jack fendit la surface de l’eau dans un grand éclaboussement, qui résonna contre les parois de la grotte. Costas, qui l’avait précédé, était déjà en reconnaissance et le faisceau de lumière de sa lampe frontale se reflétait sur la roche. Jack ouvrit le mousqueton puis tira d’un coup sec sur la corde. Celle-ci commença à remonter en se dandinant et il suivit l’éclat du mousqueton qui reculait vers l’étroit trou de lumière, situé près de vingt mètres plus haut, au milieu du plancher calcaire. Quelques minutes auparavant, dans l’ancien temple, Costas et lui avaient revêtu en silence l’équipement que Reksnys leur avait demandé d’apporter. Il avait refusé de livrer ses conclusions concernant la peinture murale et Maria avait obstinément gardé le silence au fond de la pièce, même après que le ruban adhésif lui avait été retiré brutalement de la bouche.
Il était convaincu que la dernière scène de la fresque représentait le puits des sacrifices de Chichén Itzá et non cet endroit. Cependant, Reksnys avait sans doute raison de penser que le tunnel s’ouvrant devant eux renfermait un indice à propos du dernier combat de Harald Hardrada. Plusieurs pistes plaidaient dans ce sens : l’emplacement du temple au-dessus de la grotte, la représentation de la bataille au-dessus d’une rivière souterraine, et la tradition maya.
Depuis qu’ils étaient partis à bord du Zodiac, deux heures auparavant, Jack et Costas n’avaient pas pu contacter l’équipe de sécurité. Ils savaient que le Lynx faisait des rondes quelque part au large de la côte, mais Ben ne pourrait rien faire tant qu’ils ne trouveraient pas un moyen de lui communiquer leurs coordonnées par radio et de lui confirmer que son intervention ne mettrait pas la vie de Maria en péril. Jack avait eu un regard rassurant pour Maria juste avant de mettre son casque. Il s’était montré serein lorsque Loki l’avait fait descendre par le trou avec la corde. Mais il était très tendu. Bien qu’excité à l’idée de ce qu’ils pouvaient trouver, il se demandait ce qui se passerait s’ils revenaient les mains vides. Pour l’instant, leurs chances étaient minces et ils étaient en mauvaise posture.
La voix de Costas retentit à travers l’interphone.
— Une rivière souterraine coule sous le plancher de cette pièce, à environ huit mètres de ta position actuelle. Le courant est dangereux. Ce n’est pas l’idéal pour une plongée souterraine.
— Message reçu, répondit Jack, qui flottait encore à la surface en suivant des yeux le faisceau lumineux qui indiquait la progression de Costas.
Il testa son compensateur de flottabilité et lança un contrôle complet des systèmes sur l’ordinateur qui gérait les mélanges. Costas et lui étaient équipés d’un recycleur semi-fermé et d’un système de mélanges variables qui leur permettait de descendre à une profondeur plus importante qu’avec de l’oxygène pur ou de l’air. C’était une simple précaution, car le réseau de galeries ne descendait pas au-dessous de cinquante mètres.
— C’était quoi déjà, cette histoire de carbonate de calcium ? demanda Jack.
Costas revint à la surface en augmentant sa flottabilité et en ajustant l’interphone fixé à son casque.
— C’est du calcaire dissous, répondit-il. Pendant la période glaciaire, tout était au-dessus du niveau de la mer. C’est à cette époque que les stalagmites et les stalactites, qui sont désormais immergées, se sont formées. À la fin de la période glaciaire, le niveau de la mer a monté et les grottes ont été inondées. Tout ce qui se trouve au-dessus de l’eau dans ces grottes est rapidement pris dans la pierre. Et tout ce qui est dans l’eau reste comme neuf. Nous sommes en eau douce jusqu’à quinze mètres de profondeur. Au-delà, c’est de l’eau de mer.
Jack leva les yeux vers le puits de lumière provenant du temple. Il discerna le visage laid de Loki, penché au-dessus d’eux. La corde que celui-ci avait utilisée pour les faire descendre au fond du puits avait été remontée et attendait leur retour. Jack pensa à Maria, respira profondément et donna le signal de départ.
— Bon. Allons-y !
Ils purgèrent leur réservoir de flottabilité et descendirent l’un derrière l’autre juste au-dessus du courant. L’eau, plus froide que dans la mer, avait un effet rafraîchissant après la chaleur torride subie dans le temple, mais ils avaient eu raison de mettre leur combinaison complète. Ils avaient tous deux une triple lampe frontale sur leur casque et, lorsqu’ils regardèrent autour d’eux, ils découvrirent un paysage souterrain impressionnant. Des stalagmites se dressaient en bouquets depuis le plancher de la grotte et l’eau, transparente comme du cristal, était teintée de couleurs pastels. Ils descendirent encore et longèrent le courant, les bras et les jambes tendus pour rester stables. Quelques secondes plus tard, ils passèrent sous un surplomb, dans un tunnel sombre, et perdirent de vue la faible lumière de la salle d’entrée.
— Quand il ne pleut pas, ce tunnel n’est pas totalement inondé, affirma Costas. On voit la ligne des hautes eaux sur les parois et des formations calcaires récentes au-dessus. En temps normal, il y aurait assez d’espace pour faire passer une pirogue ou un radeau.
Costas sortit un bâton lumineux de la taille d’un crayon, le cassa pour que les composés chimiques se mélangent, et le coinça dans une fissure. Jack regarda la lueur verte disparaître derrière eux. Costas fixa encore une demi-douzaine de bâtons en chemin.
— Je pars du principe que nous reviendrons par là, expliqua-t-il. Près du plafond, le courant est faible. Il ne devrait donc pas y avoir de problème.
Jack tourna sur lui-même pour constater que la voûte rocheuse ne comportait aucun pli indiquant la présence de poches d’air. Ils étaient au moins à deux cents mètres de l’entrée, peut-être plus.
— À ton avis, c’est encore loin ? demanda-t-il.
— Je suppose que nous devons trouver une autre salle, répondit Costas, un endroit accessible depuis la salle d’entrée. Si ce tunnel descend au-dessous de la ligne des hautes eaux, c’est que nous ne sommes pas sur la bonne voie.
À peine avait-il dit cela que la galerie commença à remonter et à s’élargir. Leurs faisceaux lumineux se reflétèrent sous la surface d’un vaste bassin, qui s’étendait à perte de vue.
— Et voilà ! s’écria Costas.
Ils émergèrent à la surface du bassin et regardèrent autour d’eux, stupéfaits. Ils étaient dans une autre grotte, immense – au moins cinquante mètres de large –, qui s’élevait jusqu’à un grand dôme touchant le sol de la jungle. C’était exactement ainsi que Jack voyait le cenote sacré de Chichén Itzá avant que le plafond calcaire ne s’effondre. Contrairement à la salle d’entrée, celle-ci était dans le noir total. Il n’y avait aucune ouverture visible à la surface. Ils traversèrent lentement le bassin, tandis que leurs lampes éclairaient d’étranges formes qui les éblouissaient comme des sculptures de glace. Des stalagmites se dressaient des profondeurs telles des cheminées volcaniques sous-marines. Certaines rejoignaient des stalactites pour former des colonnes semblables aux piliers d’une immense cathédrale. La force de la nature était encore en pleine action. L’eau de pluie s’infiltrait dans le plafond calcaire et ruisselait sur les formations rocheuses pour ajouter une nouvelle couche de minéraux, selon un processus qui avait commencé des milliers d’années avant l’histoire du peuple maya.
Une île, visiblement faite de concrétions calcaires, se trouvait au centre du bassin. Elle était jonchée d’étranges formes qui se rejoignaient pour bâtir une sorte de citadelle imaginaire. D’immenses filaments, les racines fossilisées d’arbres morts depuis longtemps, pendaient au-dessus d’eux depuis le plafond.
Lorsque la côte menant à l’île devint visible, Costas se laissa tomber au fond, environ huit mètres plus bas. Soudain, il fut projeté sur le côté et saisit une stalagmite avant de se hisser le long de la côte jusqu’à ce qu’il sorte du courant et puisse de nouveau nager librement.
— J’ai eu chaud ! s’exclama-t-il. Il s’était stabilisé à environ cinq mètres au-dessous de Jack et tentait de reprendre son souffle. Il est impossible de nager à contre-courant. Regarde sur ta droite et tu verras où cette rivière mène.
Jack regarda à l’opposé de l’entrée du tunnel et vit une perturbation miroitante, là où la rivière sous-marine traversait la salle, qui disparaissait derrière un surplomb, près du plancher de la grotte, environ vingt mètres plus loin. Il comprit qu’il avait failli perdre Costas. Il ferma les yeux et jura en silence. Comme souvent en plongée, une décision banale, dans des conditions apparemment sûres, avait failli avoir des conséquences dramatiques. Jack n’avait pas réfléchi lorsque Costas avait décidé de descendre et, pourtant, le danger n’était pas moins important que dans l’iceberg ou dans le dédale de l’Atlantide. De plus, en plongée souterraine, on avait rarement une seconde chance. On ne pouvait pas revenir en arrière.
— Jack, j’ai trouvé quelque chose, déclara Costas.
Il était remonté un peu le long de la côte et s’était calé le dos dans une fissure. Jack le rejoignit tout en gardant l’œil sur le courant, qui sévissait quelques mètres plus loin. Costas émergea dans un nuage de limon et lui mit un objet dans la main.
— Tiens-moi ça.
C’était un maxillaire humain. Au vu de sa petite taille, c’était celui d’un enfant. Bruni par le temps, il était néanmoins parfaitement préservé. Costas tenait le reste du crâne. Jack vit les orbites et les cartilages reliant les os du crâne, qui n’avaient pas encore fusionné.
— Il y en a partout, reprit Costas. Par centaines.
Jack regarda autour de lui. Dans le limon, des crânes, des os de membres, des côtes étaient étalés au pied des stalagmites. Il descendit dans le limon et ramassa un petit pendentif en jade. Celui-ci représentait la gueule ouverte d’une bête mythique, semblable à la représentation des enfers sur la peinture murale du temple. Jack regarda à travers l’eau transparente le trou noir dans lequel la rivière disparaissait. Soudain, il eut une révélation.
— Les sacrifices humains, dit-il. Les Toltèques ont dû descendre avec leurs victimes par le trou du plafond, tout comme nous, et pagayer jusqu’à cette salle. Pour eux, c’était l’orée des enfers, la limite qu’ils pouvaient atteindre. Quand le courant était fort, après une tempête, ils devaient jeter leurs victimes directement dans les enfers et les regarder s’en aller vers ce trou noir, qui les aspirait hors du monde terrestre. Un endroit qui devait être l’ultime plate-forme des sacrifices.
— Décidément, nous n’en sortons pas, murmura Costas. Je commence à me languir des Vikings.
— C’est ton jour de chance.
— Comment ça ?
— Jette donc un œil en haut de la côte, à environ trois mètres, au bord de l’île.
C’était un autre crâne, plus grand que les autres. Les dents étaient davantage usées. Les os avaient été fracassés, comme si la victime avait reçu un coup terrible au visage. Pourtant ce n’était pas le crâne qui avait attiré l’attention de Jack, mais ce dont il était encore coiffé.
Un casque conique en métal doré avec un long nasal.
Jack sentit son cœur s’emballer. Il gratta le sol en soulevant des nuages de limon. Des pots mayas, intacts. D’autres ossements humains. Un disque étincelant, en or, recouvert de glyphes. Une anse enduite de métal doré dépassant d’une fissure. Une poignée d’épée. Et à côté, un long manche en bois dont l’extrémité métallique miroitait dans la lumière.
N’y tenant plus, Jack surgit hors de l’eau, suivi de Costas. Ils ôtèrent tous deux leur recycleur et leurs palmes et les mirent de côté. Lorsqu’ils retirèrent leur casque, ils entendirent le bruit de la grotte, l’eau qui clapotait sur le bassin, le bruissement d’ailes de chauves-souris, des sons lugubres amplifiés et altérés par l’écho. Ils montèrent sur une plate-forme et observèrent l’île souterraine. Celle-ci faisait environ dix mètres de diamètre et s’élevait en son milieu pour former un cône, recouvert de concrétions superficielles. Au centre, une gigantesque stalagmite s’élevait depuis le sol, juste au-dessous du centre du plafond, là où les infiltrations d’eau calcaire avaient été les plus abondantes. Elle était entourée d’autres stalagmites, qui s’étaient formées plus récemment à mesure que la forme du plafond avait évolué. Certaines d’entre elles se trouvaient sous les racines d’arbres calcifiées qui pendaient au-dessus d’eux comme d’étranges haubans.
Jack avait une torche à la main et balayait la surface de l’île lorsqu’il posa la main sur une stalagmite située à côté de lui. Celle-ci avait une forme singulière et semblait s’incurver vers le haut mais, à première vue, elle n’avait rien d’extraordinaire par rapport à ce qu’ils voyaient autour d’eux.
— Ça alors ! s’exclama Jack, dont la voix résonna dans la grotte.
— Quoi ?
Jack fit quelques pas maladroits en arrière et brandit sa torche devant la stalagmite. Il se rappela ce que Jeremy lui avait dit la dernière fois qu’ils avaient discuté ensemble. Il avait la voix enrouée de stupéfaction.
— Tu te souviens du drakkar pris dans la glace ?
Costas suivit son regard, perplexe, et resta bouche bée. La stalagmite recourbée se terminait par une forme arrondie. C’était la proue d’un navire viking. Les détails sculptés à la surface étaient enfouis sous un millénaire de concrétions, mais la forme était parfaitement reconnaissable. C’était un spectacle époustouflant.
— Ils ont dû la transporter avec eux dès l’instant où ils ont quitté le navire, murmura Jack. Et ils l’ont érigée ici en guise d’étendard de leur dernière bataille.
Il approcha la torche de la forme arrondie.
— L’Aigle !
— Regarde de chaque côté ! s’écria Costas. Je me trompe peut-être, mais je crois que c’est un mur de boucliers.
Jack discerna un mur de concrétions d’environ un mètre de haut qui s’étendait en arc de cercle de part et d’autre de la proue, face à l’entrée de la grotte. Costas avait raison. Le rempart, qui s’arquait avec une régularité frappante, se composait de demi-cercles identiques, de la largeur d’un homme, trois d’un côté de l’étrave, quatre de l’autre. Il donnait l’impression d’être recouvert de givre. Juste au-dessous, de grands morceaux de bois équarris, peut-être des traverses récupérées sur le drakkar, étaient étalés sur le sol. Jeremy avait parlé d’ouvrages défensifs bâtis à partir du bois des navires. Jack regarda de l’autre côté du mur de boucliers, là où les défenseurs s’étaient rassemblés, et fit une découverte encore plus saisissante. La silhouette spectrale d’un homme, bras et jambes écartés, était adossée au rempart. Le squelette était recouvert d’une telle couche de concrétions qu’il paraissent avoir retrouvé sa chair, comme les corps de plâtre de Pompéi.
Il portait un casque, dont la forme conique et le nasal étaient à peine reconnaissables sous les concrétions. Il avait un bouclier, visiblement déformé par les coups. Il était grand, au moins aussi grand que Jack.
C’était sidérant.
Était-ce lui ?
Jack s’adossa au mur de boucliers fossilisé, la gorge nouée par l’émotion.
— Je pense que nous nous trouvons dans la rivière souterraine illustrée sur la peinture murale. C’est sans doute ici que l’histoire de nos Vikings s’est terminée et que Harald Hardrada a mené son dernier combat.
— Tu crois vraiment que les ennemis représentés sur la fresque étaient des Vikings ?
— L’illustration de la menora le confirme.
— Alors ce serait là que le périple de Harald se serait achevé.
— Il devait y avoir une douzaine d’hommes, guère plus, estima Jack. Sur la peinture, la taille de l’armée vaincue a dû être exagérée pour donner encore plus de poids à la victoire.
Il s’interrompit un instant pour rassembler ses idées et imagina la scène.
— Ils marchent vers l’intérieur des terres avec tout ce qu’ils peuvent emporter, leurs armes et leurs armures, leur trésor, et le bois qu’ils ont récupéré sur leur drakkar pour se construire un abri, exactement comme Cortés et sa petite suite de conquistadors des centaines d’années plus tard, mais sans aucune intention de retourner chez eux.
— Et ils tombent sur les indigènes.
— Les Mayas sont impressionnés. Ils les prennent pour des dieux, des sauveurs venus les libérer du joug toltèque. Mais les Toltèques finissent par découvrir leur présence. Le chef suprême de Chichén Itzá envoie une armée, qui se lance dans une violente bataille contre eux. Les quelques survivants cherchent un refuge, un ultime bastion. Pense au camp retranché de Rorke’s Drift, à Fort Alamo. Dans le Yucatan, pour se protéger, il faut aller sous terre. Ils découvrent le temple dans la jungle, peut-être grâce aux indications des Mayas. Ils suivent la voie sacrificielle. Ils allument des torches pour éclairer leur chemin et font peut-être brûler le bois du navire sur l’île. Entourés de feu, ils sont prêts à combattre, à défendre leur mur de boucliers au bout du monde. Mais cela ne décourage pas leurs ennemis. Quand ils retrouvent leurs traces, les Toltèques les suivent et finissent par triompher.
— J’espère pour les Vikings qu’ils n’ont pas fait de prisonniers.
— Le seul dont nous ayons connaissance est notre ami de L’Anse aux Meadows. C’était probablement un serviteur. Jeremy m’a dit que les Toltèques faisaient parfois des serviteurs de leurs ennemis leurs propres esclaves. C’était une façon d’afficher leur suprématie sur les vaincus. On l’a vu sur la fresque. L’homme de L’Anse aux Meadows était peut-être un renégat. Il devait être, comme beaucoup de ses compagnons, affamé et à moitié fou. C’est peut-être lui qui a indiqué cet endroit aux Toltèques. Dans ce cas, sa fuite, des années plus tard, et son retour à L’Anse aux Meadows auraient pu constituer un acte d’expiation. Mais il n’a pas été le seul survivant. Si l’on en croit la fresque, plusieurs hommes de Harald ont subi le pire des supplices. Ils ont été emmenés à Chichén Itzá pour être sacrifiés.
— Avec la menora.
Jack se rappela soudain la représentation prodigieuse du chandelier d’or sur la peinture murale, ce rayonnement flamboyant.
— Reksnys se trompe, affirma-t-il. Je suis convaincu que la menora n’est pas là. Les Toltèques ont peut-être laissé les armes des Vikings ici en guise d’offrandes, mais je pense qu’ils ont emporté la menora avec eux. Nous savons qu’ils n’ont pas fait don de tout le trésor de Harald aux dieux puisque nous avons trouvé deux pièces dans le pendentif en jade de L’Anse aux Meadows.
— Ce qui n’arrange pas nos affaires.
— Reksnys va être déçu.
— Nous ne pouvons pas revenir les mains vides, insista Costas. Nous pourrions essayer de gagner du temps, mais cela n’avancerait à rien. Reksnys nous renverrait dans le trou et, cette fois, nous serions morts avant d’avoir atteint la surface de l’eau. Comme il l’a dit lui-même, Maria n’a eu la vie sauve que parce qu’il en a eu le caprice. Dès qu’il saura que nous n’avons pas trouvé la menora, nous ne l’intéresserons plus. Ce genre de type réagit toujours comme ça.
Il leva les yeux vers Jack.
— Il laissera son fils passer sa colère sur elle, ajouta-t-il.
— Ils pourraient essayer de nous suivre...
— Loki en aurait les moyens. Il y avait de vieux scaphandres dans le temple. Reksnys avait dû les apporter avant d’avoir l’opportunité de se servir de nous. Loki pourrait facilement retrouver notre trace grâce aux bâtons lumineux que j’ai laissés dans le tunnel. Mais s’il en arrivait là, cela voudrait dire qu’il aurait perdu patience. Maria serait fichue.
— Tu penses à ce que je pense ?
— Je crains que nous n’ayons pas le choix.
— Les rivières souterraines finissent toujours par remonter à la surface. Mais celle-ci peut parcourir plusieurs kilomètres sous terre.
— Ou peut-être moins.
Cinq minutes plus tard, ils étaient assis au bord de l’eau dans leur équipement de plongée, la lampe de leur casque de nouveau allumée. Après avoir été portée par l’écho de la grotte, leur voix semblait lointaine et métallique à travers l’interphone. Costas acheva de vérifier le matériel de Jack et lança un regard intense à son ami.
— Tu es vraiment prêt à le faire ? demanda-t-il.
— Il n’y a pas d’autre solution. Nous n’avons aucun moyen de sortir de cette grotte.
— Bien. Nous devons être attentifs à toute source de lumière naturelle. Il est plus de cinq heures du matin et le soleil devrait bientôt se lever. Nous nous laisserons emporter par le courant. Au moins, nous sommes sûrs qu’il débouchera quelque part. On y va ?
— On y va.
Ils se laissèrent glisser dans l’eau et s’enfoncèrent dans l’obscurité. Une fois sa décision prise, Jack ne s’était pas laissé aller à penser aux conséquences de ce qu’ils s’apprêtaient à faire. Quelques minutes auparavant, le courant, qui avait failli emporter Costas, avait été synonyme de mort certaine. Désormais, ils allaient se laisser emporter volontairement. Jack fixait l’obscurité du tunnel, refusant d’envisager l’échec. Cet endroit réunissait tous les ingrédients de son pire cauchemar et c’était la seule façon pour lui de résister. Il devait rester concentré, penser à Maria.
Soudain, ils furent happés par le courant. Jack se retrouva la tête en bas et s’efforça de se redresser. Entraîné à une vitesse vertigineuse, il voyait les stalagmites lumineuses défiler comme autant d’immenses sentinelles blanches postées le long de la grotte. Puis ils entrèrent dans le tunnel et passèrent rapidement un virage, toujours dans l’obscurité. La galerie semblait serpenter comme une bête rampante se faufilant entre les concrétions calcaires. Totalement à la merci du courant, ils comptaient sur son débit pour ne pas s’écraser contre les parois. Jack tendit la tête en avant jusqu’à ce que son corps se trouve dans l’alignement du tunnel. Costas était sur sa gauche. Ils déployèrent tous deux les bras dans une tentative désespérée pour se stabiliser. Des formes arrondies venues de nulle part surgirent dans la lumière de leur lampe frontale et disparurent derrière eux après les avoir dangereusement frôlés. Tout à coup, Jack aperçut un embranchement, un élargissement du tunnel, divisé par une colonne, un pilier blanc vers lequel ils étaient précipités à toute allure.
— À droite ! cria Costas. Je vois de la lumière !
Jack tendit les bras à droite et s’arc-bouta pour suivre le courant principal, mais en vain. À la dernière seconde, il replia les bras brusquement pour éviter de se fracasser contre la colonne et ils dégringolèrent dans le tunnel de gauche, une galerie obscure de plus en plus étroite dont les parois étaient lisses comme un pertuis à glace. Jack fut propulsé contre Costas. La secousse lui causa une douleur insoutenable en réveillant sa blessure à la cuisse. L’espace d’un instant, il eut l’impression d’être dans l’iceberg.
— On est dans le mauvais tunnel ! cria Costas.
Jack se cramponna à lui et vit son expression tourmentée à travers sa visière.
— C’est un bras secondaire, poursuivit Costas. Le bras principal remontait vers la surface. J’ai vu de la lumière.
Le courant, agité de remous, devint plus faible, mais il était toujours impossible de nager en sens inverse. Ils étaient inexorablement emportés ; Ils s’agrippèrent aux murs, sans succès. Soudain, tout se déforma autour d’eux. La dernière fois que Jack avait eu cette impression de flou, c’était dans le fjord glacé, là où l’eau douce provenant du glacier avait formé une couche homogène au-dessus de l’eau de mer. Tout semblait étinceler d’un éclat huileux. Le changement d’indice de réfraction troublait leurs sens. Jack commença à se sentir désorienté.
— Merde ! s’écria Costas. C’était l’halocline. Nous sommes au-dessous du niveau de la mer.
C’était comme s’ils étaient passés dans une autre dimension, dans un monde encore plus obscur. Les formations calcaires avaient disparu pour céder la place à un environnement morne autant qu’inhospitalier. L’intense faisceau de lumière semblait se rétrécir progressivement, ce qui ne faisait qu’accroître l’angoisse de Jack. Le tunnel était elliptique et mesurait environ cinq mètres de large, mais le plafond s’abaissait et un profond lit de graviers émergeait du sol. Ils sombraient toujours, précédés par leur lampe qui perforait l’obscurité.
— Profondeur : quarante mètres, annonça Costas. Le réseau de galeries souterraines du Yucatan ne descend pas au-delà d’une cinquantaine de mètres. Nous allons forcément remonter.
Jack regarda son profondimètre. Quarante-six mètres. Cinquante-deux mètres. Le plafond et le sol se rejoignaient presque. Ils allaient être pris en étau et s’enfonçaient de plus en plus dans le gravier pour élargir leur espace. Ils s’arrêtèrent brusquement, dans un nuage de limon. Jack regarda devant lui. Sa lampe fit apparaître une fissure de seulement quelques centimètres au-dessus du gravier. C’était une impasse. Ils étaient bloqués dans le tunnel.
Costas s’approcha tant bien que mal de Jack. Son recycleur frottait contre le plafond et ses jambes crissaient dans le gravier.
— Ce n’est pas normal, observa-t-il. Nous étions emportés par un courant. Celui-ci va forcément quelque part. Ce tas de graviers s’incurve sur les côtés en raison du passage de l’eau. Il doit y avoir une sortie.
Il se hissa à droite du tas de graviers, jusqu’à une fissure étroite se découpant sur le plancher du tunnel, et se propulsa en avant. Jack ne voyait plus que ses palmes. Il ferma les yeux et les rouvrit en se concentrant sur de petites choses, comme la forme d’un fossile dans le limon, à quelques centimètres de son visage. Puis il regarda la crevasse où Costas avait disparu. Elle n’était pas recouverte de limon. Elle était donc balayée par le courant. Costas avait raison.
— Jack, suis-moi ! cria Costas.
Jack plongea les mains dans le gravier et rampa jusqu’à la fissure pour pénétrer dans les entrailles du tunnel. Il sentit de nouveau le courant et vit de la lumière devant lui.
— Il remonte ! s’exclama Costas avec enthousiasme.
Jack le suivit, lentement, en se faufilant dans un goulet d’étranglement. Il pouvait à peine bouger et devait se tortiller en frottant son recycleur contre la paroi rocheuse. Le tunnel qui s’ouvrait devant eux, semblable à un conduit de drainage, était encore plus étroit. Lisse et arrondi par le courant qui l’avait érodé, il ne mesurait qu’un mètre de diamètre. Jamais Jack n’avait traversé un espace aussi étroit. C’était plus qu’oppressant. Le courant les poussait vers l’avant et ils n’avaient plus aucun moyen de revenir en arrière. S’ils étaient de nouveau bloqués dans le tunnel, leur sort serait scellé. Jack restait concentré sur les palmes de Costas, à quelques centimètres de son casque. Il regarda son profondimètre, la roche tout près de son visage, puis le profondimètre de nouveau. Quarante et un mètres. Trente-sept mètres. Ils remontaient, lentement mais sûrement. Soudain, le tunnel vira vers le haut et ils aboutirent dans une cavité, un vaste espace entrecoupé de formes indistinctes, de grandes colonnes qui se dressaient comme des géants vêtus de blanc leur montrant le chemin à suivre pour sortir des enfers. Tout en haut, Jack vit un miroitement vert, distinct de la lumière blanche de sa lampe frontale. Il ferma les yeux de nouveau, envahi par une vague de soulagement, le cœur battant de joie et non plus de peur. Ils poursuivirent tous deux leur remontée à l’intérieur de la cavité. L’eau était si transparente qu’on pouvait les croire suspendus dans les airs comme les héros d’une scène d’apothéose. Ils arrivèrent au plafond de la grotte, à seulement dix mètres de la surface de l’eau. Une fissure dans la roche laissait filtrer la lumière de l’aube.
Ils n’étaient pas encore au bout de leurs peines. La fissure était étroite, un peu plus large qu’un homme. Et il n’y avait pas d’autre issue.
— Pourquoi est-ce que ce genre de choses arrive toujours quand je plonge avec toi ? demanda Costas. Si on faisait une plongée en eaux libres la prochaine fois, pour changer ?
— S’il y a une prochaine fois.
Jack regarda l’abîme noir qui s’étendait sous leurs pieds, puis leva les yeux vers la fissure. Il aperçut des feuillages, le profil ondoyant d’arbres qui se penchaient au-dessus de l’eau. Son cœur s’emballa de nouveau mais, cette fois, ce n’était plus sous l’effet de la joie. Ils ne pouvaient tout de même pas mourir ici, si près du but !
— Il va falloir y aller en apnée, déclara Costas. À toi l’honneur.
— Pas question. Tu seras encore plus à l’étroit que moi. Je te pousserai par-derrière.
Costas défit les sangles de son recycleur et le laissa pendre derrière lui. Il s’enfonça aussi loin que possible dans la fissure, à environ deux mètres de Jack, puis il retira son casque et laissa tomber tout son équipement. Jack vit celui-ci sombrer à côté de lui et disparaître dans le noir. Il s’enfila à son tour dans la fissure et appuya de toutes ses forces sur les jambes de Costas. Sans résultat. Il se sentit soudain impuissant, terrifié à l’idée de voir son ami mourir à seulement quelques mètres de la surface, tandis qu’il lui tenait les jambes. Mais Costas parvint à se dégager et monta en flèche vers le puits de lumière. Jack prit le temps de reprendre son souffle. Puis il défit son harnais et le laissa pendre derrière lui. Il prit cinq respirations, ôta son casque et se débarrassa de son équipement. À son tour, il se faufila entre les parois de la fissure, les yeux grands ouverts dans le scintillement flou de l’eau transpercée par la lumière du jour. Après un ultime battement de palmes, il arriva à la surface au milieu d’une couche d’algues vertes, dans un petit bassin en sous-bois tapissé de feuilles.
Costas haletait au bord de la rive. Il ressemblait à la créature du lagon noir. Il retira le dépôt visqueux qui lui recouvrait le visage, mit la tête sous l’eau, s’ébroua violemment et bondit hors du bassin avant de tendre la main à Jack.
— Tu ferais bien d’en faire autant. Inutile de faire peur aux indigènes.
Une fois Jack hors de l’eau, il plongea la main dans sa combinaison pour en extraire un petit appareil métallique de la taille d’une calculatrice de poche. Il appuya sur une touche, déploya une antenne et le posa contre son oreille.
— Qu’est-ce que tu as encore bien pu inventer ? demanda Jack en haletant.
— Balise GPS doublée d’une radio bidirectionnelle, répondit Costas. Il me suffit d’activer l’appel d’urgence pour que Ben repère notre position. J’essaierai d’établir une liaison radio et de lui parler lorsque nous y verrons plus clair.
Ils se trouvaient à proximité d’une piste accidentée traversant la jungle. Il pleuvait encore, par averses plus ou moins abondantes. Costas activa la boussole de son appareil et s’orienta rapidement. Dix minutes plus tard, ils rampaient sur le dôme calcaire recouvrant le cenote pour regagner le temple envahi par la végétation. La jeep qui les avait conduits jusqu’ici était garée au bout de la piste. Ils aperçurent un jeune garçon, un indigène maya, qui jouait sur la route sans se rendre compte de leur présence. Après avoir fait discrètement le tour du bâtiment, ils se postèrent de part et d’autre de l’entrée, dos au mur, pour écouter. Mais ils n’entendirent rien. Jack sentait le goût salé de la sueur qui se mêlait à l’eau sur son visage. Il regarda Costas et hocha la tête. Ils se faufilèrent dans la pièce tout en restant dans l’ombre et en plissant les yeux jusqu’à ce qu’ils s’habituent à la faible lueur de la bougie. Rien n’indiquait la présence de Maria ni de Loki. Il n’y avait qu’un homme assis de dos sur un chariot porte-bouteilles, en train d’astiquer un pistolet. Jack fit signe à Costas, puis retourna à l’entrée pour faire le guet. Costas s’approcha furtivement de l’homme et lui passa le bras autour du cou en lui fermant la bouche. Le pistolet tomba bruyamment. Costas attira sa victime contre lui et lui parla à l’oreille d’un ton rageur.