Les deux aigles royaux surgis du couchant rasèrent la cité de quelques battements d’ailes amples et lents en suivant avec détermination la direction du podium. Dans la lumière pastel de l’aube, leurs ombres amplifiées semblaient ondoyer sur les temples et les monuments du forum, tels deux hôtes d’Hadès venant légitimement prendre place à la table de la victoire. Au dernier moment, rabattant leurs ailes, ils virèrent vers le nord pour longer la Voie sacrée. L’homme couronné de laurier, seul sur le podium, sentit le frôlement de leurs ailes, vit les bannières pourpres accrochées à leurs serres et l’éclat moucheté de leur plumage, là où celui-ci avait été teinté d’or. Ils formaient son plus beau couple. Ils descendaient tous deux des aigles redoutables qu’il avait arrachés à leurs aires, dans les sommets désolés bordant le nord de l’empire, pour les ramener à Rome lors d’un autre triomphe, il y avait presque une éternité de cela. Il les voyait désormais s’élever majestueusement au-dessus du cœur de la cité, les ailes déployées, comme portées par un courant ascendant issu du souffle du peuple, qui s’agitait tout en bas, de part et d’autre de la Voie sacrée. Au point culminant de leur ascension, ils parurent suspendre leur vol, immobiles, comme si Jupiter lui-même avait tendu la main pour les retenir. Puis, dans un cri rauque, ils donnèrent un coup d’aile et piquèrent vers le sol pour s’abattre sur le temple Capitolin et, désormais hors de vue, sur les légions rassemblées sur le Champ de Mars.
Dans le silence tremblant qui suivit, tous les regards convergèrent vers le podium. L’homme, comme le voulait la tradition, fit passer sa cape par-dessus sa tête et leva le bras droit aux yeux de tous, la paume en avant. Les augures avaient été favorables. Le plus grand triomphe de tous les temps pouvait désormais commencer.
Lorsque le sourd battement de tambour commença à résonner depuis le Champ de Mars, un esclave monta sur le podium et tendit la main.
— Fraîchement frappée, Princeps.
L’homme prit la pièce et se retourna rapidement, soucieux de ne rien manquer du spectacle. Il la leva devant lui, dans l’encadrement de l’arc de triomphe, à l’entrée de la Voie sacrée, où la procession allait faire son apparition. Il constata qu’il s’agissait d’un denier d’argent, battu à partir du butin de guerre acheminé la veille depuis le port fluvial d’Ostie. Il plissa les yeux et lut l’inscription gravée sur le pourtour. IMP CAESAR VESPASIANUS AUG. Imperator Caesar Vespasianus Augustus, investi du pouvoir tribunitien, consul pour la troisième fois, pontifex maximus. Il était empereur depuis moins d’un an et ces mots le faisaient encore frémir de plaisir. À la vue de l’image gravée au centre, il gronda. Il s’agissait d’un homme à la calvitie naissante, fort mais déjà âgé, le menton saillant et le nez crochu, les yeux et la bouche entourés de rides profondes et le front plissé. Ce visage n’était pas beau, mais c’était un grondement de satisfaction. Il avait demandé à ce que son portrait soit réalisé conformément aux canons républicains, avec tous ses défauts, contrairement à Néron, son prédécesseur honni, dont l’effigie efféminée de style grec était systématiquement détruite et effacée de l’empire. Vespasien était un homme robuste, courageux, honorable, qui avait les pieds sur terre. Un vrai Romain.
Il retourna la pièce en la tenant au-dessus de lui et les premiers rayons du soleil, qui se levait derrière lui, se réfléchirent sur l’argent. Au centre se trouvait une femme courbée, en larmes, dont les cheveux étaient relevés à la mode orientale. Elle était assise sous un trophée de la légion romaine, identique à ceux qui bordaient aujourd’hui la Voie sacrée. Au-dessous, l’empereur avait fait graver, comme sur toutes les autres pièces, le mot qui faisait de ce jour son plus grand triomphe.
IVDAEA.
Judée conquise.
A cet instant, la foule, qui s’était tue lors du passage des aigles, se fit entendre dans un brouhaha grandissant. Le battement de tambour en provenance du cirque Maximus devint soudain plus puissant. Un énorme éléphant africain franchit l’arc. Sa trompe se balançait d’un côté et de l’autre presque jusqu’aux mains des spectateurs, qui les tendaient pour la toucher. L’animal transportait deux immenses esclaves nubiens, dont les bras fort musclés frappaient à l’unisson des tambours suspendus à leurs côtés. Suivaient les six vestales aux cheveux tressés, dont les robes blanches scintillaient comme de véritables émissaires des cieux. Vint ensuite une cohorte de la garde prétorienne, composée de géants resplendissants avec leur plastron noir et leur casque à plumet, sélectionnés parmi les meilleurs guerriers de l’empire. Puis apparut une longue procession d’hommes et de garçons, avec en tête des sénateurs, des cavaliers et des membres de la famille de Vespasien, tous vêtus de toges pourpres tissées d’or. Entre eux progressaient des chariots débordants de fabuleuses richesses, dont certaines avaient été déposées sur des brancards et des piédestaux tandis que d’autres étaient brandies par des esclaves issus des quatre coins de l’empire.
Vespasien regarda les chariots avancer lentement et bruyamment. Devant chaque nouvelle merveille, la foule suffoquait d’admiration. Il y avait de magnifiques statues de dieux en bronze doré, de somptueux trésors royaux en provenance des royaumes d’Orient ; des esclaves aux cheveux en bataille portant de lourds torques en or originaires de Gaule et de Germanie, des montagnes d’émeraudes et de diamants venant de régions situées au-delà de l’Indus, et des tapisseries de soie chatoyantes issues d’une terre lointaine appelée Thina. Toutes les merveilles pour lesquelles les hommes avaient parcouru le monde entier se trouvaient aujourd’hui en ce lieu, dans cette cité éternelle.
Seul Vespasien savait que beaucoup de ces trésors étaient vus ici pour la dernière fois. Il avait à côté de lui, sur le podium, une feuille de marbre préparée par ses architectes sur laquelle avait été gravé un plan détaillé de la cité, dominé par une immense structure elliptique. Après le passage du dernier chariot, il regarda, au-delà de la procession, la maison d’or de Néron et la tête laurée de l’immense Colosse, qui dépassait du sommet des temples. Sur ce site, il bâtirait un grand amphithéâtre, le plus vaste de tous, le premier des nombreux projets qu’il avait élaborés pour offrir au peuple de Rome sa part du butin de la conquête.
Ce fut le tour d’une procession tumultueuse de nains et de personnages difformes, des monstres que les dieux avaient créés pour divertir le peuple, provenant eux aussi des régions les plus variées de l’empire. Certains étaient portés sur des plateaux d’argent comme des porcs pour un banquet, des enfants à tête bulbeuse, d’autres avaient les membres atrophiés et des excroissances éléphantines. Il y avait même un monstre aux cris perçants avec un seul œil sur le front, un futur cyclope. Derrière eux, un nain bavard et surexcité conduisait un char à quatre chevaux, un quadrige impérial, mais celui-ci était tiré par un attelage de chèvres. Il était vêtu comme un dieu grec avec une perruque dorée ridiculement surdimensionnée et portait une pancarte sur laquelle était écrit damnation memoriae, de triste mémoire. C’était une parodie grotesque de Néron, l’empereur méprisé. Vespasien, homme du peuple, se tapa sur les cuisses et rit de bon cœur avec la foule. Ce n’était pas seulement un triomphe. C’était une véritable fête épique. Et le meilleur restait à venir.
Il y eut un vide dans la procession, puis les trompettes retentirent. Deux cavaliers vêtus de rouge cramoisi et couronnés comme l’empereur d’un diadème de laurier franchirent l’arc côte à côte dans un tonnerre d’applaudissements. Vespasien eut un accès de nostalgie en voyant ses fils Titus et Domitien ainsi acclamés par la foule. La suite du spectacle fut si stupéfiante qu’il en resta lui-même bouche bée. Aux cavaliers venait de succéder une série d’immenses scènes itinérantes tirées par des attelages de taureaux blancs ornés de guirlandes, qui transportaient de grands décors se dressant jusqu’au sommet de l’arc. C’étaient des tableaux vivants représentant des scènes de guerre où prisonniers et légionnaires jouaient leur propre rôle. On y voyait une campagne dévastée, dont les habitants étaient passés au fil de l’épée ; des engins de siège romains s’attaquant à un mur immense au-dessus duquel les occupants de la cité se défendaient vaillamment ; des scènes de destruction extrême ; des soldats ennemis anéantis sur le champ de bataille ; des hommes, des femmes et des enfants préférant se suicider en se jetant d’une citadelle à flanc de falaise plutôt que de se rendre ; un grand temple détruit et incendié tandis que les prêtres étaient enfermés à l’intérieur ; une légion triomphante marchant sur une cité, accompagnée de prisonniers enchaînés et de son butin ; des scènes de désolation si saisissantes que même le peuple romain assoiffé de sang n’osa pas prononcer un mot et ne rugit de satisfaction qu’une fois le dernier tableau hors de vue.
Le triomphe progressait inexorablement jusqu’à son apogée. Vinrent ensuite les prisonniers, des hommes, des femmes et des enfants, par centaines, enchaînés ensemble et entourés de rangées de légionnaires armés d’une lance. Selon la tradition, on les avait vêtus de robes pourpres pour dissimuler leurs blessures et en faire de plus redoutables adversaires. Vespasien se pencha en avant et les observa attentivement. Ils étaient d’une espèce différente des sauvages au regard fou qu’il avait ramenés de Bretagne trente-cinq ans auparavant. Josèphe, son informateur juif, lui avait dit que son peuple avait vu à travers les Romains une manifestation de son dieu, qui avait purgé son temple et rasé sa cité afin de le punir de sa corruption. Pourtant, ce peuple semblait fier. La tête haute, les prisonniers n’étaient pas rongés par le remords. Parmi eux, enchaîné entre deux légionnaires, Simon, leur chef rebelle, s’efforçait de se tenir droit. Apparemment indifférent à son propre sort, le bel homme barbu planta ses yeux sombres dans ceux de l’empereur lorsqu’il passa devant le podium. L’espace d’une seconde, Vespasien eut l’impression qu’il lui avait transpercé l’âme, un trouble momentané qu’il chassa rapidement.
Les trompettes retentirent de nouveau pour signaler le temps fort de la procession. Vespasien se détourna des prisonniers et regarda en direction de l’arc. Josèphe lui avait parlé des dépouilles du temple et il était impatient de les voir. Les trésors arrivaient, non pas empilés de façon extravagante sur des chariots comme les précédentes richesses, mais portés individuellement afin d’être vus dans leur intégralité. On présenta à l’empereur le rideau sacré qui séparait le sanctuaire du reste du temple ; les vêtements sacerdotaux des grands prêtres, de lourdes parures teintes de pourpre tyrien et ornées de joyaux scintillants ; les rouleaux du Testament, des lois sacrées que Josèphe appelait le Pentateuque ; une longue série d’objets rituels issus du sanctuaire, des coupes, des plateaux, des vases d’ablution, tous en or massif ; et une lourde table d’or portée par quatre légionnaires, enrubannés de fumée s’échappant d’encensoirs fixés à chaque coin. Lorsque le parfum enivrant de la cannelle et de la casse flotta au-dessus du podium, Vespasien remonta le temps jusqu’à l’époque de son service en Orient. Quand il rouvrit les yeux, il fut confronté à une apparition qui le laissa stupéfait d’admiration.
A travers les volutes de fumée qui se dissipaient devant l’arc, il aperçut un trésor comme Rome n’en avait encore jamais vu. Josèphe le lui avait bien décrit, mais il ne s’attendait pas à une telle quantité d’or, à un objet si lourd que pas moins de douze légionnaires le portaient sur leurs épaules. Comme ceux-ci s’approchaient lentement, il commença à mieux discerner cette merveille étincelante au moins aussi grande qu’un homme. Sur un socle octogonal à deux niveaux se dressait une colonne fuselée très élaborée, de part et d’autre de laquelle s’élançaient vers le haut des branches symétriques de même taille. On aurait dit l’immense trident d’or du dieu de la mer, Neptune, à cette différence près que les extrémités des dents étaient surmontées de magnifiques lampes, sept en tout. Lorsque les porteurs eurent franchi l’arc, un esclave apparut avec une torche qu’il utilisa pour enflammer l’encens de chaque lampe. Une épaisse fumée blanche se répandit au-dessus de la foule attroupée le long de la Voie sacrée et l’enveloppa comme une brume matinale.
Vespasien savait qu’il s’agissait de la menora, le symbole le plus sacré du temple juif. Josèphe lui avait dit que le chiffre 7 avait pour son peuple une signification particulière, qui remontait à l’époque des tout premiers prophètes. Il avait affirmé que dépouiller le Temple de la menora revenait à voler la statue de la louve du Capitole, une profanation inimaginable qui ébranlerait les fondations de Rome.
Attirée par une soudaine agitation, la foule se détourna de la menora. Le peuple, qui avait eu son compte de richesses, était désormais avide de sang. Vespasien savait ce qui allait se passer. C’était un acte ancré dans la tradition depuis l’époque de Romulus et Remus. Au loin, au pied de la colline du Capitole, une partie de la foule avait formé un grand cercle autour d’un trou. Épées dégainées, un détachement de la garde prétorienne la retenait. C’était à cet endroit qu’avaient été emmenés Jugurtha, ennemi de la République, Vercingétorix le Gaulois, et les chefs bretons que Vespasien avait lui-même escortés jusque-là. Les prisonniers juifs, entraînés à l’intérieur du cercle, n’avaient plus leurs chaînes mais restaient immobiles et silencieux. Au centre, l’homme barbu était traité comme un chien, tourmenté et poussé par les gardes comme une bête dans un amphithéâtre. Il faisait tout son possible pour rester droit et digne, mais n’opposa aucune résistance lorsqu’on lui arracha sa tunique avant de lui passer violemment un nœud coulant autour du cou. Précipité vers le trou à la pointe de la lance, il fut hué par la foule. Soudain, il s’effondra sur le sol. À cet instant, la scène fut illuminée par un rayon aveuglant de lumière. Derrière Vespasien, le soleil était monté au-dessus du temple de Mars, dieu de la guerre, et se reflétait de manière éblouissante sur la menora et les autres objets d’or rassemblés dans le forum.
La foule jubila. C’était encore un bon présage.
Vespasien se souvint de ces yeux sombres et détourna le regard imperturbablement.
Finissons-en.
Pendant un instant, on n’entendit que le silence, comme lors du vol des aigles, puis un homme cagoulé émergea du trou en brandissant quelque chose. La foule rugit. Maintenant, c’était au tour des autres prisonniers. Vespasien regarda sans s’émouvoir les enfants qui étaient séparés de leurs parents et poussés en avant. Une femme s’évanouit. Rattrapée par les cheveux, elle fut décapitée sur place. Un homme tenta de s’enfuir pour accourir vers son enfant. Un des Nubiens le tabassa jusqu’au sang à coups de pied. Les enfants, entraînés au bord du trou par groupes de trois, furent égorgés et leurs petits corps jetés dans l’abîme. Puis ce fut le tour des femmes, et des hommes. Ces derniers furent décapités. Des gladiateurs masqués abattaient leurs énormes épées recourbées au même rythme et chacun de leurs gestes était accompagné d’un battement de tambour, comme s’il s’était agi de rameurs dans une galère. Les corps s’entassaient les uns sur les autres. Les lames brillaient dans l’éclat du soleil. La foule se bousculait pour se repaître de sang. Vespasien regarda une nouvelle fois la menora. Les sept prisonniers qu’il avait fait épargner étaient attachés à des poteaux, de l’autre côté du trou. Leurs corps nus étaient tachés d’éclaboussures cramoisies. Ils iraient rejoindre leurs compatriotes dans le désert de Judée pour rapporter la vengeance de Rome et annoncer que leur objet le plus sacré se trouvait désormais dans les coffres du vainqueur. Tant que Rome détiendrait le trésor du Temple, les Juifs n’oseraient plus se soulever contre elle. Au moindre signe de révolte, la lumière qui leur servait de guide s’éteindrait pour toujours. C’était la méthode romaine.
Les bourreaux avaient accompli leur tâche. Désormais, le triomphe, des jours de festin et de jeux dans la piété et les acclamations, pouvait réellement commencer. Avant même que la foule n’eût crié son exaltation, les taureaux qui avaient tiré les chariots chargés de trésors avaient été conduits au pied du temple de Jupiter et, déjà, l’autel et la statue de la louve étaient souillés du sang du premier sacrifice.
Vespasien, qui tenait encore la pièce entre ses doigts, se retourna pour quitter le podium, laissa tomber sa cape pourpre de ses épaules et revêtit la robe cramoisie que lui tendaient deux esclaves. Il s’apprêtait à rejoindre Titus et Domitien à cheval pour conduire les prêtres fermant la procession à l’autel du temple de Jupiter, où il accomplirait les rituels traditionnels en sa qualité de pontifex maximus. Avant de partir, il regarda une dernière fois le plan de marbre et formula un vœu en silence. L’ère de la conquête touchait à sa fin. Il allait inaugurer une ère de reconstruction, de retour aux valeurs ancestrales en mettant un terme à la décadence. À l’endroit même où il se tenait, il bâtirait un temple de la Paix, le plus grand de tous les temples. Et il y déposerait pour toujours le trésor de ce peuple vaincu. Il se rappela une nouvelle fois ces yeux sombres. Il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour s’assurer que la menora ne soit plus jamais exhibée en signe de triomphe à travers les rues de Rome. Il fit un pas en avant, se ravisa et jeta la pièce dans la foule. Elle décrivit un grand arc de cercle devant l’or étincelant du trésor pour disparaître à jamais dans l’Histoire.