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Chapitre 8

— Systèmes opérationnels. On peut y aller.

Costas retira son casque à micro et sourit à Jack.

À travers la coupole en plexiglas, ils virent les deux hommes déquipage détacher les amarres sur la plateforme. LAquapod commença à danser sur leau avant de dériver en direction de liceberg. Costas activa rapidement les hydropropulseurs pour inverser le mouvement de descente du submersible. Il était presque minuit, mais le soleil avait chauffé la coupole et Jack ajusta la régulation thermique de sa combinaison environnementale.

— Ne baisse pas trop, lui conseilla Costas en essuyant la sueur qui perlait sur son front. Nous allons nous refroidir rapidement dès que nous serons en immersion.

La plate-forme, qui avait été grouillante dactivité, était désormais pratiquement déserte. Ils entendirent le dernier des Zodiacs quitter la zone dangereuse pour ramener les hommes déquipage à bord de la Seaquest II. Ils étaient désormais presque seuls. Leur ultime contact humain se trouvait dans le DSRV, le véhicule de sauvetage en grande profondeur niché contre liceberg trente mètres plus bas. Costas resserra ses sangles, observa le tableau de bord, et saisit les commandes. Avec sa coupole et ses réservoirs de ballast tubulaires de chaque côté, lAquapod biplace ressemblait à un petit hélicoptère, une similitude renforcée par les hydropropulseurs multidirectionnels qui lui donnaient encore plus de souplesse que son homologue aérien.

— Tu peux dire au revoir à la surface, dit Costas.

— Au moins, il fera encore jour quand nous reviendrons, murmura Jack. On peut toujours se raccrocher à ça.

Costas ouvrit les réservoirs de ballast et un jet deau surgit de part et dautre de lAquapod. Derrière un voile de bulles, le submersible atteignit une flottabilité négative et senfonça lentement dans leau. Pendant quelques instants, tandis que le niveau de la mer semblait monter le long de la coupole, ils virent deux mondes à la fois, dune ampleur pareillement impressionnante. Au-dessus deux se dressait la silhouette de liceberg, désormais familière mais cependant époustouflante, dont les teintes vertes et bleues se réfléchissaient dans les particules de glace recouvrant la coupole. Et au-dessous souvrait un monde aussi dépaysant que lespace sidéral, un environnement que la nature ne leur avait pas destiné. Les eaux de lArctique étaient étonnamment transparentes et la visibilité sétendait à au moins des centaines de mètres dans toutes les directions. Devant eux, la paroi abrupte de liceberg plongeait à perte de vue dans les profondeurs glaciales du fjord. Cétait un spectacle saisissant et, pendant quelques instants, ils ladmirèrent en silence, tandis que la coupole simmergeait sous la surface.

— Bon Dieu ! sexclama Costas. Attention à lévitage !

Costas appuya à fond sur le propulseur principal et fît piquer l’Aquapod en direction de liceberg. Du coin de lœil, Jack aperçut ce que Costas avait senti juste à temps. Cétait une perturbation en provenance du fjord, un tourbillon lent qui progressait inexorablement vers eux. Plus ils descendaient, plus il sagrandissait, comme dans un cauchemar sans issue. Jack se rappela de manière fugitive ce que Maria lui avait dit à propos du loup Fenrir, du bout du monde et des forces que même les dieux ne pouvaient contrôler. LAquapod, presque à la verticale, dégringolait tout droit dans lobscurité abyssale.

— Accroche-toi ! cria Costas.

Soudain, une paroi blanche apparut au milieu du tumulte. Elle semblait foncer sur eux à une vitesse terrifiante mais frôla la coupole en évitant de justesse la collision. Ils furent projetés violemment dun côté. Costas tenta de garder le contrôle de lAquapod pour lempêcher de piquer en spirale. Il parvint à redresser le submersible et limmobilisa. Au-dessus deux ils aperçurent limmense bloc de glace, qui séloigna vers la mer dans un nuage de remous, jusquà ce que seul un voile de bulles indique sa progression.

— On est passés près, dit Costas.

— Je croyais que tout cela devait sarrêter il y a six mois, se plaignit Jack. Jétais censé mener une vie tranquille de contemplation, entretenir le jardin et écrire mes mémoires.

— Ouais, cest ça, répondit Costas. De toute façon, il nous fallait bien une petite poussée dadrénaline pour nous préparer à ce qui nous attend.

La mer était redevenue calme et ils regardèrent autour deux en silence. Ils avaient chuté à une profondeur de près de cent mètres et le DSRV était désormais loin au-dessus deux. Ils discernèrent deux plongeurs au-dehors et des colonnes argentées de bulles qui remontaient le long de la glace vers la surface. En face, limmense paroi de liceberg leur bouchait toute la vue. À cette profondeur, celui-ci avait perdu toutes ses couleurs à lexception du bleu. Il avait une teinte surréaliste, un éclat azur qui lui donnait les contours incertains dun mirage. Ils remarquèrent de vastes concavités indiquant que le courant avait érodé la glace ainsi quune grande traînée de sédiments et de fragments de roche, là où liceberg avait éraflé le flanc du fjord. Au-dessous deux, beaucoup plus bas, à peine perceptible dans lobscurité se dessinait un paysage sépulcral écorché de rochers, une crête sombre qui descendait dans dinterminables ténèbres. Cétait un paysage marin désolé, attaqué et pulvérisé par la glace, et ils savaient quil sagissait dun des endroits les plus dangereux de tous les océans.

— Le seuil du fjord glacé, murmura Jack. Nous devons être les premières personnes à le voir.

— Impressionnant, dit Costas.

— Ça ne donne pas envie dy aller.

— Message reçu.

Costas baissa les yeux vers le tableau de bord et injecta une bouffée dair dans les réservoirs de flottabilité pour ramener lAquapod juste au-dessous du DRSV, près de liceberg. Alors quil regardait le ventre du véhicule de sauvetage, Jack vit la porte du quai souvrir et aperçut la silhouette ondulante dun homme qui les regardait depuis lintérieur. Deux plongeurs apparurent de chaque côté de lAquapod. Ils fixèrent quatre câbles dancrage pour hisser celui-ci sur le quai interne. Lorsque Costas et Jack eurent fait surface, ils ouvrirent la coupole dans lespace exigu et furent accueillis par le visage souriant de Ben Kershaw, ex-membre du Royal Marine, qui avait joué un rôle central dans la mer Noire six mois auparavant et sétait vu confier le poste de chef de la sécurité à bord de la Seaquest II. Jack prit la main que celui-ci lui tendait pour laider à sortir et, une fois debout sur la plate-forme étroite entourant le quai, la serra chaleureusement.

— Je ne pensais pas te revoir dans un sous-marin de sitôt.

— Ça fait partie de la routine, plaisanta Ben avant de reprendre un ton grave. Tout va bien ?

— Un petit accrochage avec un bourguignon.

— On a remarqué. On a cru que vous étiez fichus. Le fjord est devenu plus actif dans les dernières vingt-quatre heures. De plus en plus de blocs de glace se détachent du glacier.

— Je veux que vous quittiez les lieux dès que nous serons partis, ordonna Jack.

— Et si vous avez besoin de secours ?

— Nous pouvons remonter à la surface et envoyer un signal de détresse. Nous avons la bouée radio. Si cet iceberg bouge, personne ne doit se trouver dans la zone dangereuse. Le DSRV va retourner à bord du navire. Nous avons déjà eu une perte lannée dernière et je ne veux risquer la vie de personne dautre.

— Et moi alors ? demanda Costas faussement indigné, en sextrayant de lAquapod pour saccroupir à côté deux.

— Oh, on peut se passer de toi ! Tu devrais le savoir, depuis le temps.

— Oui, il y aura toujours Lanowski pour me remplacer.

Jack fit la grimace et les deux autres éclatèrent de rire, ce qui leur permit à tous dévacuer le stress quils avaient subi.

— Daccord, tu marques un point, admit Jack. Je te promets que je veillerai sur toi comme un père sur son fils. Allez, il est temps de passer à laction !

Jack suivit Ben et franchit lécoutille qui menait du poste damarrage au compartiment principal du DRSV. Sa grande taille lobligea quasiment à se plier en deux pour passer dans louverture étroite. Autour du plancher circulaire où le DRSV pouvait sarrimer à un sous-marin en détresse, se trouvaient deux équipements de plongée identiques que Costas observa pour un rapide inventaire. Jack suivit Ben un peu plus loin jusquà la station de contrôle, à lavant du submersible, et Costas les rejoignit quelques instants plus tard. Ils saluèrent lhomme déquipage assis dans le fauteuil de pilotage, devant une batterie de moniteurs et de tableaux de bord, et saccroupirent autour de Ben, derrière la console de navigation, pendant que celui-ci activait lécran.

— Nous avons repéré litinéraire le plus approprié, annonça Ben. Idéalement, on aurait préféré vous faire passer par un endroit moins profond mais, ici, vous serez protégés dun éventuel vêlage de liceberg par une crête de glace. Nous vous enverrons du Nitrox, qui vous fournira un temps de plongée plus important que lair à trente de mètres de profondeur.

— Il y aura un flexible ? demanda Jack.

— Oui, nous vous raccorderons aux réservoirs du DSRV. Ainsi, vous conserverez le gaz que vous emporterez avec vous.

— Il est impératif de ne pas laisser échapper de gaz à lintérieur de liceberg, rappela Jack. Lanowski a été clair là-dessus.

— Ne crains rien, le rassura Costas. Je me suis amusé à concevoir un petit gadget pour loccasion. Il ny a pas de problème dévacuation quand on plonge vers le bas dans une épave, nest-ce pas ? On peut empêcher lair que nous expirons de saccumuler et dendommager lépave en lévacuant par un tube orienté vers le haut. Les problèmes commencent lorsquon procède dans lautre sens, cest-à-dire quand on monte dans une structure en passant par le bas.

— Le gaz va être pompé ?

— Exactement, répondit Costas. Nous serons raccordés à ces deux tuyaux. Le premier nous approvisionnera en Nitrox pendant que lautre extraira le gaz expiré et lexpulsera hors de liceberg. Je ne sais pas ce que ça va donner dans un environnement froid.

Il se frotta les mains avec impatience.

— Ça devrait être marrant dessayer, ajouta-t-il.

— Laisse-moi deviner. Tu nas pas encore testé le système.

— Difficile de trouver des icebergs dans la Manche.

Jack se tourna vers lécran, qui affichait une simulation isométrique du DSRV contre liceberg. Une ligne rouge en pointillés partant du DSRV à un angle de quarante-cinq degrés se transformait ensuite en une ligne horizontale se terminant au niveau dune tache sombre, au milieu de liceberg.

— Je suppose que nous allons devoir atteindre le plus rapidement possible une profondeur de dix mètres au-dessous du niveau de la mer. Ensuite, nous pourrons abandonner le flexible et passer au recycleur, dit Jack.

— Exactement, répondit Ben. Nous aurions aimé vous équiper du tout dernier recycleur à circuit fermé de lUMI, mais le risque de gel est trop important. Nous navons pas le droit à lerreur. Dans ce cas précis, les techniques traditionnelles sont préférables. Vous aurez nos bons vieux recycleurs semi-fermés, avec un mélange Nitrox calculé pour vous fournir le maximum dendurance à cette profondeur. Le dioxyde de carbone sera absorbé mais pas lazote. Celui-ci va saccumuler dans le faux poumon et vous devrez lévacuer. Mais la proportion de Nitrox étant faible, vous ne devriez pas avoir à le faire avant dêtre ressortis de liceberg. Il ny aura donc aucune évacuation de gaz à lintérieur.

— Fais simplement attention à rester au-dessus de dix mètres, ajouta Costas. Le mélange contient plus de quatre-vingts pour cent doxygène et devient toxique au-delà dune certaine pression. Si tu descends trop bas, tu ne te rendras compte de rien, tu seras pris de convulsions et ce sera fini.

— Il y aura un trimix standard dans les bouteilles que vous aurez sur le dos, précisa Ben. Il vous permettra de réaliser des mélanges respirables jusquà une profondeur de cent vingt mètres. Le détendeur est équipé dune capsule antigel au premier étage. Mais cest un système à circuit ouvert, qui va produire une évacuation de gaz à lintérieur de liceberg. À nutiliser quen cas durgence.

— Bien, dit Jack. Maintenant, parle-moi un peu de ta sonde. Inutile dentrer dans les détails techniques, je veux juste savoir comment men servir.

 

Vingt minutes plus tard, Jack et Costas étaient assis en tenue de plongée de part et dautre du bassin darrimage et sapprêtaient à entrer dans liceberg. LAquapod avait été ramené à bord de la Seaquest II dix minutes auparavant par les deux plongeurs qui les avaient assistés sur le quai. Désormais, il ne restait que Ben et le pilote, qui avaient déjà commencé à vérifier les systèmes avant le départ.

— Nous serons là jusquà ce que vous lâchiez le flexible, déclara Ben. Ensuite, vous serez seuls.

Les cheveux ébouriffés, Jack, qui venait dessayer son casque, acquiesça. En face de lui, Costas se mit à gonfler alors quil tentait de réguler le système de flottabilité de sa combinaison environnementale. Jack réprima un sourire en voyant lapparence de son ami. Par-dessus leur combinaison environnementale, ils portaient sur la poitrine un recycleur compact, suspendu comme un petit sac à dos, et, sur le dos, une console jaune aérodynamique qui contenait trois bouteilles haute pression remplies doxygène, dazote et dhélium. Dans la partie supérieure de la console, se trouvait un ordinateur de plongée qui contrôlait tout, de la pression des bouteilles à la physiologie du plongeur. Ben acheva sa deuxième vérification de léquipement et saccroupit au bord du bassin entre les deux hommes.

— Je dois être franc avec toi, Jack. Cest mon devoir en tant que chef de la sécurité. Il se pourrait que ce bois provienne seulement dun vieux baleinier. Il nest peut-être pas utile de prendre un risque aussi élevé.

— Je te comprends, Ben, et japprécie, dit Jack. Mais cest un risque calculé. Nous avons beau nous moquer de Lanowski, je lui fais confiance là-dessus.

— Bien, cest à toi de décider.

Ben regarda Costas, qui hocha la tête avec détermination. Sans discuter plus avant, chacun enfila son casque en Kevlar jaune et Ben verrouilla la collerette détanchéité, activa les deux lampes frontales situées de chaque côté et vérifia que le recycleur et les raccords dalimentation en trimix étaient en place. Jack et Costas mirent ensuite leurs gants et refermèrent les bandes détanchéité. Ils activèrent la console de contrôle de la température, située sur lépaule, pour sassurer que la connexion thermique avec les mains était opérationnelle. Enfin, ils chaussèrent leurs grandes palmes noires en perturbant les minces volutes de brume que formait au-dessus du bassin la rencontre de leau glacée et de lair chaud du compartiment. Au moment où ils sapprêtaient à abaisser leur visière, le pilote passa la tête par lécoutille.

— Un message de la Seaquest II pour Jack. Une histoire de dendrochronologie.

— Tu peux nous le lire ? demanda Jack.

Le pilote sagenouilla et sexécuta.

— « Expéditeur : labo de dendrochronologie de lUMI, 02 h 12 GMT. Léchantillon de bois du fjord dIlulissat est du chêne Scandinave, peut-être de Norvège. Carbonisation complète due à un incendie. La confrontation avec une séquence dendrochronologique dEurope du Nord-Ouest indique une date dabattage de 1040 apr. J.-C. plus ou moins dix ans. »

— Je le savais ! sécria Jack en levant les bras au ciel. Je lai toujours su au fond de moi. Ben, il ny a plus de raison dhésiter. Cela pourrait être une des plus grandes découvertes archéologiques du siècle.

Il regarda leau en se mordant les lèvres et se tourna vers Costas, une lueur dans les yeux. Il avait été impatient de regagner la surface et de revoir le soleil, car il avait toujours cette peur obsédante de la claustrophobie, mais maintenant il ne pensait plus quà sintroduire dans liceberg pour en explorer les secrets. Il saisit le flexible, deux tuyaux entortillés en un seul, qui était enroulé à côté de lui et le raccorda au dernier port libre de son casque, sous le menton. Costas fit de même, puis ils fermèrent leur visière et allumèrent linterphone. Jack se redressa, resta un instant les pieds ballants au-dessus de labîme, comme un parachutiste sur le point de sauter dun avion. Costas et lui étaient déjà dans un autre monde. Chacun nentendait plus que son partenaire à travers linterphone. Jack fit signe à Ben que tout allait bien et pointa le pouce vers le bas pour lui indiquer quil allait plonger. Il regarda une dernière fois Costas.

— On y va ?

— On y va.