
— Systèmes opérationnels. On peut y aller.
Costas retira son casque à micro et sourit à Jack.
À travers la coupole en plexiglas, ils virent les deux hommes d’équipage détacher les amarres sur la plateforme. L’Aquapod commença à danser sur l’eau avant de dériver en direction de l’iceberg. Costas activa rapidement les hydropropulseurs pour inverser le mouvement de descente du submersible. Il était presque minuit, mais le soleil avait chauffé la coupole et Jack ajusta la régulation thermique de sa combinaison environnementale.
— Ne baisse pas trop, lui conseilla Costas en essuyant la sueur qui perlait sur son front. Nous allons nous refroidir rapidement dès que nous serons en immersion.
La plate-forme, qui avait été grouillante d’activité, était désormais pratiquement déserte. Ils entendirent le dernier des Zodiacs quitter la zone dangereuse pour ramener les hommes d’équipage à bord de la Seaquest II. Ils étaient désormais presque seuls. Leur ultime contact humain se trouvait dans le DSRV, le véhicule de sauvetage en grande profondeur niché contre l’iceberg trente mètres plus bas. Costas resserra ses sangles, observa le tableau de bord, et saisit les commandes. Avec sa coupole et ses réservoirs de ballast tubulaires de chaque côté, l’Aquapod biplace ressemblait à un petit hélicoptère, une similitude renforcée par les hydropropulseurs multidirectionnels qui lui donnaient encore plus de souplesse que son homologue aérien.
— Tu peux dire au revoir à la surface, dit Costas.
— Au moins, il fera encore jour quand nous reviendrons, murmura Jack. On peut toujours se raccrocher à ça.
Costas ouvrit les réservoirs de ballast et un jet d’eau surgit de part et d’autre de l’Aquapod. Derrière un voile de bulles, le submersible atteignit une flottabilité négative et s’enfonça lentement dans l’eau. Pendant quelques instants, tandis que le niveau de la mer semblait monter le long de la coupole, ils virent deux mondes à la fois, d’une ampleur pareillement impressionnante. Au-dessus d’eux se dressait la silhouette de l’iceberg, désormais familière mais cependant époustouflante, dont les teintes vertes et bleues se réfléchissaient dans les particules de glace recouvrant la coupole. Et au-dessous s’ouvrait un monde aussi dépaysant que l’espace sidéral, un environnement que la nature ne leur avait pas destiné. Les eaux de l’Arctique étaient étonnamment transparentes et la visibilité s’étendait à au moins des centaines de mètres dans toutes les directions. Devant eux, la paroi abrupte de l’iceberg plongeait à perte de vue dans les profondeurs glaciales du fjord. C’était un spectacle saisissant et, pendant quelques instants, ils l’admirèrent en silence, tandis que la coupole s’immergeait sous la surface.
— Bon Dieu ! s’exclama Costas. Attention à l’évitage !
Costas appuya à fond sur le propulseur principal et fît piquer l’Aquapod en direction de l’iceberg. Du coin de l’œil, Jack aperçut ce que Costas avait senti juste à temps. C’était une perturbation en provenance du fjord, un tourbillon lent qui progressait inexorablement vers eux. Plus ils descendaient, plus il s’agrandissait, comme dans un cauchemar sans issue. Jack se rappela de manière fugitive ce que Maria lui avait dit à propos du loup Fenrir, du bout du monde et des forces que même les dieux ne pouvaient contrôler. L’Aquapod, presque à la verticale, dégringolait tout droit dans l’obscurité abyssale.
— Accroche-toi ! cria Costas.
Soudain, une paroi blanche apparut au milieu du tumulte. Elle semblait foncer sur eux à une vitesse terrifiante mais frôla la coupole en évitant de justesse la collision. Ils furent projetés violemment d’un côté. Costas tenta de garder le contrôle de l’Aquapod pour l’empêcher de piquer en spirale. Il parvint à redresser le submersible et l’immobilisa. Au-dessus d’eux ils aperçurent l’immense bloc de glace, qui s’éloigna vers la mer dans un nuage de remous, jusqu’à ce que seul un voile de bulles indique sa progression.
— On est passés près, dit Costas.
— Je croyais que tout cela devait s’arrêter il y a six mois, se plaignit Jack. J’étais censé mener une vie tranquille de contemplation, entretenir le jardin et écrire mes mémoires.
— Ouais, c’est ça, répondit Costas. De toute façon, il nous fallait bien une petite poussée d’adrénaline pour nous préparer à ce qui nous attend.
La mer était redevenue calme et ils regardèrent autour d’eux en silence. Ils avaient chuté à une profondeur de près de cent mètres et le DSRV était désormais loin au-dessus d’eux. Ils discernèrent deux plongeurs au-dehors et des colonnes argentées de bulles qui remontaient le long de la glace vers la surface. En face, l’immense paroi de l’iceberg leur bouchait toute la vue. À cette profondeur, celui-ci avait perdu toutes ses couleurs à l’exception du bleu. Il avait une teinte surréaliste, un éclat azur qui lui donnait les contours incertains d’un mirage. Ils remarquèrent de vastes concavités indiquant que le courant avait érodé la glace ainsi qu’une grande traînée de sédiments et de fragments de roche, là où l’iceberg avait éraflé le flanc du fjord. Au-dessous d’eux, beaucoup plus bas, à peine perceptible dans l’obscurité se dessinait un paysage sépulcral écorché de rochers, une crête sombre qui descendait dans d’interminables ténèbres. C’était un paysage marin désolé, attaqué et pulvérisé par la glace, et ils savaient qu’il s’agissait d’un des endroits les plus dangereux de tous les océans.
— Le seuil du fjord glacé, murmura Jack. Nous devons être les premières personnes à le voir.
— Impressionnant, dit Costas.
— Ça ne donne pas envie d’y aller.
— Message reçu.
Costas baissa les yeux vers le tableau de bord et injecta une bouffée d’air dans les réservoirs de flottabilité pour ramener l’Aquapod juste au-dessous du DRSV, près de l’iceberg. Alors qu’il regardait le ventre du véhicule de sauvetage, Jack vit la porte du quai s’ouvrir et aperçut la silhouette ondulante d’un homme qui les regardait depuis l’intérieur. Deux plongeurs apparurent de chaque côté de l’Aquapod. Ils fixèrent quatre câbles d’ancrage pour hisser celui-ci sur le quai interne. Lorsque Costas et Jack eurent fait surface, ils ouvrirent la coupole dans l’espace exigu et furent accueillis par le visage souriant de Ben Kershaw, ex-membre du Royal Marine, qui avait joué un rôle central dans la mer Noire six mois auparavant et s’était vu confier le poste de chef de la sécurité à bord de la Seaquest II. Jack prit la main que celui-ci lui tendait pour l’aider à sortir et, une fois debout sur la plate-forme étroite entourant le quai, la serra chaleureusement.
— Je ne pensais pas te revoir dans un sous-marin de sitôt.
— Ça fait partie de la routine, plaisanta Ben avant de reprendre un ton grave. Tout va bien ?
— Un petit accrochage avec un bourguignon.
— On a remarqué. On a cru que vous étiez fichus. Le fjord est devenu plus actif dans les dernières vingt-quatre heures. De plus en plus de blocs de glace se détachent du glacier.
— Je veux que vous quittiez les lieux dès que nous serons partis, ordonna Jack.
— Et si vous avez besoin de secours ?
— Nous pouvons remonter à la surface et envoyer un signal de détresse. Nous avons la bouée radio. Si cet iceberg bouge, personne ne doit se trouver dans la zone dangereuse. Le DSRV va retourner à bord du navire. Nous avons déjà eu une perte l’année dernière et je ne veux risquer la vie de personne d’autre.
— Et moi alors ? demanda Costas faussement indigné, en s’extrayant de l’Aquapod pour s’accroupir à côté d’eux.
— Oh, on peut se passer de toi ! Tu devrais le savoir, depuis le temps.
— Oui, il y aura toujours Lanowski pour me remplacer.
Jack fit la grimace et les deux autres éclatèrent de rire, ce qui leur permit à tous d’évacuer le stress qu’ils avaient subi.
— D’accord, tu marques un point, admit Jack. Je te promets que je veillerai sur toi comme un père sur son fils. Allez, il est temps de passer à l’action !
Jack suivit Ben et franchit l’écoutille qui menait du poste d’amarrage au compartiment principal du DRSV. Sa grande taille l’obligea quasiment à se plier en deux pour passer dans l’ouverture étroite. Autour du plancher circulaire où le DRSV pouvait s’arrimer à un sous-marin en détresse, se trouvaient deux équipements de plongée identiques que Costas observa pour un rapide inventaire. Jack suivit Ben un peu plus loin jusqu’à la station de contrôle, à l’avant du submersible, et Costas les rejoignit quelques instants plus tard. Ils saluèrent l’homme d’équipage assis dans le fauteuil de pilotage, devant une batterie de moniteurs et de tableaux de bord, et s’accroupirent autour de Ben, derrière la console de navigation, pendant que celui-ci activait l’écran.
— Nous avons repéré l’itinéraire le plus approprié, annonça Ben. Idéalement, on aurait préféré vous faire passer par un endroit moins profond mais, ici, vous serez protégés d’un éventuel vêlage de l’iceberg par une crête de glace. Nous vous enverrons du Nitrox, qui vous fournira un temps de plongée plus important que l’air à trente de mètres de profondeur.
— Il y aura un flexible ? demanda Jack.
— Oui, nous vous raccorderons aux réservoirs du DSRV. Ainsi, vous conserverez le gaz que vous emporterez avec vous.
— Il est impératif de ne pas laisser échapper de gaz à l’intérieur de l’iceberg, rappela Jack. Lanowski a été clair là-dessus.
— Ne crains rien, le rassura Costas. Je me suis amusé à concevoir un petit gadget pour l’occasion. Il n’y a pas de problème d’évacuation quand on plonge vers le bas dans une épave, n’est-ce pas ? On peut empêcher l’air que nous expirons de s’accumuler et d’endommager l’épave en l’évacuant par un tube orienté vers le haut. Les problèmes commencent lorsqu’on procède dans l’autre sens, c’est-à-dire quand on monte dans une structure en passant par le bas.
— Le gaz va être pompé ?
— Exactement, répondit Costas. Nous serons raccordés à ces deux tuyaux. Le premier nous approvisionnera en Nitrox pendant que l’autre extraira le gaz expiré et l’expulsera hors de l’iceberg. Je ne sais pas ce que ça va donner dans un environnement froid.
Il se frotta les mains avec impatience.
— Ça devrait être marrant d’essayer, ajouta-t-il.
— Laisse-moi deviner. Tu n’as pas encore testé le système.
— Difficile de trouver des icebergs dans la Manche.
Jack se tourna vers l’écran, qui affichait une simulation isométrique du DSRV contre l’iceberg. Une ligne rouge en pointillés partant du DSRV à un angle de quarante-cinq degrés se transformait ensuite en une ligne horizontale se terminant au niveau d’une tache sombre, au milieu de l’iceberg.
— Je suppose que nous allons devoir atteindre le plus rapidement possible une profondeur de dix mètres au-dessous du niveau de la mer. Ensuite, nous pourrons abandonner le flexible et passer au recycleur, dit Jack.
— Exactement, répondit Ben. Nous aurions aimé vous équiper du tout dernier recycleur à circuit fermé de l’UMI, mais le risque de gel est trop important. Nous n’avons pas le droit à l’erreur. Dans ce cas précis, les techniques traditionnelles sont préférables. Vous aurez nos bons vieux recycleurs semi-fermés, avec un mélange Nitrox calculé pour vous fournir le maximum d’endurance à cette profondeur. Le dioxyde de carbone sera absorbé mais pas l’azote. Celui-ci va s’accumuler dans le faux poumon et vous devrez l’évacuer. Mais la proportion de Nitrox étant faible, vous ne devriez pas avoir à le faire avant d’être ressortis de l’iceberg. Il n’y aura donc aucune évacuation de gaz à l’intérieur.
— Fais simplement attention à rester au-dessus de dix mètres, ajouta Costas. Le mélange contient plus de quatre-vingts pour cent d’oxygène et devient toxique au-delà d’une certaine pression. Si tu descends trop bas, tu ne te rendras compte de rien, tu seras pris de convulsions et ce sera fini.
— Il y aura un trimix standard dans les bouteilles que vous aurez sur le dos, précisa Ben. Il vous permettra de réaliser des mélanges respirables jusqu’à une profondeur de cent vingt mètres. Le détendeur est équipé d’une capsule antigel au premier étage. Mais c’est un système à circuit ouvert, qui va produire une évacuation de gaz à l’intérieur de l’iceberg. À n’utiliser qu’en cas d’urgence.
— Bien, dit Jack. Maintenant, parle-moi un peu de ta sonde. Inutile d’entrer dans les détails techniques, je veux juste savoir comment m’en servir.
Vingt minutes plus tard, Jack et Costas étaient assis en tenue de plongée de part et d’autre du bassin d’arrimage et s’apprêtaient à entrer dans l’iceberg. L’Aquapod avait été ramené à bord de la Seaquest II dix minutes auparavant par les deux plongeurs qui les avaient assistés sur le quai. Désormais, il ne restait que Ben et le pilote, qui avaient déjà commencé à vérifier les systèmes avant le départ.
— Nous serons là jusqu’à ce que vous lâchiez le flexible, déclara Ben. Ensuite, vous serez seuls.
Les cheveux ébouriffés, Jack, qui venait d’essayer son casque, acquiesça. En face de lui, Costas se mit à gonfler alors qu’il tentait de réguler le système de flottabilité de sa combinaison environnementale. Jack réprima un sourire en voyant l’apparence de son ami. Par-dessus leur combinaison environnementale, ils portaient sur la poitrine un recycleur compact, suspendu comme un petit sac à dos, et, sur le dos, une console jaune aérodynamique qui contenait trois bouteilles haute pression remplies d’oxygène, d’azote et d’hélium. Dans la partie supérieure de la console, se trouvait un ordinateur de plongée qui contrôlait tout, de la pression des bouteilles à la physiologie du plongeur. Ben acheva sa deuxième vérification de l’équipement et s’accroupit au bord du bassin entre les deux hommes.
— Je dois être franc avec toi, Jack. C’est mon devoir en tant que chef de la sécurité. Il se pourrait que ce bois provienne seulement d’un vieux baleinier. Il n’est peut-être pas utile de prendre un risque aussi élevé.
— Je te comprends, Ben, et j’apprécie, dit Jack. Mais c’est un risque calculé. Nous avons beau nous moquer de Lanowski, je lui fais confiance là-dessus.
— Bien, c’est à toi de décider.
Ben regarda Costas, qui hocha la tête avec détermination. Sans discuter plus avant, chacun enfila son casque en Kevlar jaune et Ben verrouilla la collerette d’étanchéité, activa les deux lampes frontales situées de chaque côté et vérifia que le recycleur et les raccords d’alimentation en trimix étaient en place. Jack et Costas mirent ensuite leurs gants et refermèrent les bandes d’étanchéité. Ils activèrent la console de contrôle de la température, située sur l’épaule, pour s’assurer que la connexion thermique avec les mains était opérationnelle. Enfin, ils chaussèrent leurs grandes palmes noires en perturbant les minces volutes de brume que formait au-dessus du bassin la rencontre de l’eau glacée et de l’air chaud du compartiment. Au moment où ils s’apprêtaient à abaisser leur visière, le pilote passa la tête par l’écoutille.
— Un message de la Seaquest II pour Jack. Une histoire de dendrochronologie.
— Tu peux nous le lire ? demanda Jack.
Le pilote s’agenouilla et s’exécuta.
— « Expéditeur : labo de dendrochronologie de l’UMI, 02 h 12 GMT. L’échantillon de bois du fjord d’Ilulissat est du chêne Scandinave, peut-être de Norvège. Carbonisation complète due à un incendie. La confrontation avec une séquence dendrochronologique d’Europe du Nord-Ouest indique une date d’abattage de 1040 apr. J.-C. plus ou moins dix ans. »
— Je le savais ! s’écria Jack en levant les bras au ciel. Je l’ai toujours su au fond de moi. Ben, il n’y a plus de raison d’hésiter. Cela pourrait être une des plus grandes découvertes archéologiques du siècle.
Il regarda l’eau en se mordant les lèvres et se tourna vers Costas, une lueur dans les yeux. Il avait été impatient de regagner la surface et de revoir le soleil, car il avait toujours cette peur obsédante de la claustrophobie, mais maintenant il ne pensait plus qu’à s’introduire dans l’iceberg pour en explorer les secrets. Il saisit le flexible, deux tuyaux entortillés en un seul, qui était enroulé à côté de lui et le raccorda au dernier port libre de son casque, sous le menton. Costas fit de même, puis ils fermèrent leur visière et allumèrent l’interphone. Jack se redressa, resta un instant les pieds ballants au-dessus de l’abîme, comme un parachutiste sur le point de sauter d’un avion. Costas et lui étaient déjà dans un autre monde. Chacun n’entendait plus que son partenaire à travers l’interphone. Jack fit signe à Ben que tout allait bien et pointa le pouce vers le bas pour lui indiquer qu’il allait plonger. Il regarda une dernière fois Costas.
— On y va ?