— Drôle de piolet que tu as là !
— Attends de voir ce que nous avons trouvé d’autre.
Malcolm Macleod venait d’appliquer une compresse sur la plaie de Jack, dont la combinaison environnementale était gluante de sang frais. La compresse arrêta l’hémorragie et Jack put s’adosser à la cloison, les traits tirés par la fatigue, avant d’ajuster son casque de vol. Entre chaque phrase, il respirait profondément à l’aide du détendeur d’oxygène qui lui avait été fourni dès qu’il avait été hélitreuillé dans la soute du Lynx.
— Je ne te dis pas quelles étaient vos chances de survie d’après les calculs de Lanowski.
— Non, ne me le dis pas.
— Quand le Piterak s’est mis à souffler, nous avons dû nous barricader. Nous ne pouvions même pas sortir l’hélico du hangar. C’était terrifiant. On aurait dit des sirènes hurlant à la mort.
— Nous avons vu ça depuis la crevasse.
— Quand l’iceberg a basculé, ça a été un chaos épouvantable. Une vague immense s’est abattue sur la rive. Elle a emporté la tente où nous avons rencontré Kangia. Le chaman y était encore. Dès que vous serez à bord de la Seaquest II, l’hélico partira à sa recherche, mais nous n’avons pratiquement aucun espoir.
— Et Inuva ? demanda Jack.
— Elle va bien. Elle était avec Lanowski.
Macleod laissa Jack un instant pour aider l’homme d’équipage qui s’occupait de l’hélitreuillage à hisser une autre silhouette ruisselante dans la soute. Quelques secondes plus tard, Costas était attaché dans le siège situé à côté de Jack, enfilait son casque de vol, et aspirait avec gratitude de grandes bouffées d’oxygène.
— Ça va ? demanda Jack.
Costas inspira encore à plusieurs reprises et lança à Jack un regard triste par-dessus le détendeur.
— Oh, laisse-moi deviner, dit Jack en le regardant avec une compassion exagérée. Ta sonde.
— Des mois de recherche et de mise au point, déclara Costas avec amertume. Et c’était le seul prototype. Je vais devoir repartir à zéro pour en construire une autre.
— Rien ne presse en ce qui me concerne, assura Jack. Je viens de rayer la plongée en iceberg de ma liste.
Il se tourna vers Macleod.
— Quel était votre plan d’urgence ?
— Quand nous avons vu que l’iceberg avait tourné sur lui-même à 360 degrés, nous avons pensé qu’il y avait une chance. Lanowski s’est souvenu de l’ancienne crevasse située au-dessus du drakkar. C’est lui qui a conçu l’ensemble du plan, modélisé la probable ligne de rupture et même calculé la charge explosive dont nous aurions besoin pour la faire exploser.
— Il faut lui reconnaître ce mérite, murmura Costas.
— Alors c’est ce que Ben était en train de faire, en conclut Jack.
— Oui, confirma Macleod. Ben s’est porté volontaire pour déposer la charge. Il a essayé une demi-douzaine de fois, mais il n’a jamais pu se rapprocher suffisamment de la fissure. Nous étions ballottés par le vent et il était très difficile de maintenir la position de l’hélico. Et puis nous vous avons vus à l’intérieur de la crevasse. Ben essayait de vous envoyer le câble quand l’iceberg a de nouveau basculé.
— Vous êtes des héros, les gars, déclara Costas.
Macleod hocha la tête.
— Nous avons simplement fait la navette. Mais vous, je ne sais pas comment vous avez fait.
À ce moment-là, l’hélitreuilliste hissa une troisième silhouette. Ben retira son masque et lança un regard inquiet à Jack et à Costas. Il leva le pouce pour leur dire que tout allait bien et ils firent de même.
— Bon, Andy, dit Macleod en frappant contre la cloison située derrière le siège du pilote. Nous devons y aller avant que l’iceberg n’achève sa rotation. Nous sommes prêts à partir.
— Message reçu.
Tous les passagers attachèrent leur ceinture et l’hélicoptère s’élança en trépidant à vitesse maximale. Costas souleva la hache, posée le long des jambes de Jack.
— Au fait, merci de m’avoir sauvé de la congélation.
— J’avais une dette envers toi. Je crois me souvenir que tu m’as donné un petit coup de pouce il n’y a pas si longtemps, à l’intérieur d’un volcan.
Costas regarda chaleureusement son ami et hocha la tête, le visage soudain marqué par la fatigue. Jack se laissa retomber contre le siège et prit une profonde respiration. Chaque bouffée d’oxygène chassait l’excès d’azote de son organisme et le revigorait. À sa droite, il aperçut l’immense silhouette de l’iceberg, qui semblait aussi solide qu’une montagne, et, à sa gauche, au loin, le reflet étincelant de la Seaquest II. Il fut de nouveau submergé par le sentiment d’allégresse qu’il avait éprouvé une fois remonté à la surface. Pendant des mois, depuis leur retour de la mer Noire, il avait été secrètement assailli par le doute. Il s’était demandé si le jeu en valait vraiment la chandelle, craignant d’avoir perdu la main. Désormais, il se sentait de nouveau dans son élément. Il ferma les yeux et sombra instantanément dans un sommeil profond et sans rêves.
— Toutes mes excuses, dit Lanowski. Je n’avais pas anticipé cette tempête.
— Tu nous avais mis en garde, répliqua Jack. C’était ma décision.
Jack et Costas étaient assis sur le pont avant de la Seaquest II, appuyés contre le bastingage de bâbord, là où l’hélicoptère les avait hélitreuillés sans cérémonie avec Macleod, quelques minutes auparavant. Le navire maintenait sa position dans la baie de Disko, à environ un mille à l’ouest de l’entrée du fjord, et Jack voyait la pointe de l’iceberg au-dessus du bastingage de tribord, en face d’eux. Même à cette distance, l’immense bloc de glace était impressionnant. Lorsqu’ils étaient encore à bord de l’hélicoptère, il avait de nouveau démontré sa puissance prodigieuse en vêlant dans la baie et en provoquant un autre raz de marée, qui avait balayé la côte où ils avaient abordé la veille pour rendre visite au vieil Inuit. Ils avaient eu une chance inouïe. Il avait tourné sur lui-même à 360 degrés. La force phénoménale de la tempête l’avait ramené à sa position initiale et maintenu en équilibre sur le bord extérieur du seuil. La prochaine fois qu’il tournerait, il se retrouverait à l’envers et ne bougerait plus. Les dernières poches d’air seraient écrasées sous mille mètres d’eau de mer glaciale.
Lanowski avait été le premier membre de l’équipe scientifique à rejoindre les hommes qui avaient guidé le treuil de l’hélicoptère et aidaient désormais Jack et Costas à retirer leur combinaison environnementale. Il fut rattrapé par Maria, dont l’expression de soulagement se transforma en inquiétude quand elle vit la cuisse en sang de Jack. Le médecin du navire était déjà sur place en train de couper le bandage pour appliquer un coagulant sur la plaie.
— Ce n’est pas aussi grave que cela en a l’air, lui dit Jack en grimaçant de douleur lorsque le médecin fit un point de suture.
Il lui montra une pointe de glace ensanglantée.
— La nature a créé ses propres compresses froides, ajouta-t-il.
— Vous avez eu de la chance, dit le médecin. Elle a manqué de peu l’artère fémorale.
— C’est fantastique ! s’exclama Lanowski en hochant la tête un sourire aux lèvres, perdu dans son monde. Pendant que vous n’étiez pas là, Inuva et moi sommes parvenus à déterminer l’endroit où l’expédition des années 1930 a trouvé le navire sur la calotte glaciaire. Maintenant, je vais pouvoir utiliser mon coefficient d’activité du glacier et calculer l’endroit où les Vikings ont abordé pour enflammer leur bateau funéraire. Dans un des affluents situés au nord d’Ilulissat, je dirais, là où la calotte glaciaire est le plus accessible par la mer.
Il poussa ses lunettes sur son nez et lança un regard perçant à Jack.
— La présence d’un élément aussi aisément datable au cœur de l’iceberg constitue la plus grande découverte de toute l’expédition. Cela va me permettre de corroborer ma théorie sur l’activité du glacier. Pour la première fois, nous allons être en mesure de déterminer le taux de vêlage au cours des mille ans écoulés avec une extrême précision. Vous n’avez pas fait tous ces efforts pour rien. Félicitations !
— On vient de trouver un drakkar viking, vieux, dit Costas exaspéré. Une des découvertes archéologiques les plus sensationnelles de tous les temps. C’est quand même plus palpitant que le taux d’activité d’un glacier.
Lanowski le regarda sans le voir, déjà parti dans un monde de chiffres et d’équations. Il sortit une calculette et se mit à taper frénétiquement sur les touches en levant les yeux de temps à autre pour marmonner entre ses dents. Costas hocha la tête d’un air incrédule et la silhouette disgracieuse tourna les talons sans plus d’explications pour se diriger vers la salle informatique du rouf.
— Lui, quand il a une idée en tête...
— C’est souvent une idée brillante, fit remarquer Jack en souriant à son ami encore ruisselant d’eau de mer. C’est pour ça que nous formons une équipe. Je ne pourrais jamais faire tous ces calculs.
Jeremy venait d’arriver et Maria le poussa devant, en face de Jack.
— Nous avons traduit la pierre runique que Kangia vous a donnée, celle que les Allemands ont trouvée dans la crevasse, dit-il d’un ton mal assuré.
— Bravo ! Alors, qu’est-ce que ça donne ?
— C’est du norrois occidental du XIe siècle. Les runes sont différentes de celles qui étaient utilisées en Angleterre et au Danemark à cette époque.
— Résultat ?
— Il s’appelait Halfdan.
— Ça, on le sait, répliqua Jack. Un vétéran de la garde varangienne de Constantinople.
Il brandit l’objet qu’il avait sur les genoux. Soudain, Jeremy se rendit compte de ce que c’était. Bouche bée, il observa l’inscription runique que Jack lui montrait sur la lame de la hache.
— Nom de Dieu ! s’écria-t-il en oubliant sa réserve. Ce sont les runes que Halfdan a inscrites à Sainte-Sophie, à Istanbul.
— C’est notre homme.
— Grand, âge moyen, longs cheveux blonds, barbu, précisa Costas. Un peu marqué par le temps et carbonisé sur les bords mais, à part cela, en assez bonne forme. Nous avons fait sa connaissance.
— Hein ?
Costas indiqua l’entrée du fjord derrière lui.
— Nous étions au-dessus de sa chambre funéraire quand l’iceberg a basculé. Le bûcher a dû s’éteindre lorsque le navire s’est effondré dans la glace. Les flammes n’ont fait que lécher les bords. La pierre runique avait sans doute été déposée sur le corps.
Un membre d’équipage se précipita pour tendre un morceau de papier à Jack. Celui-ci le lut rapidement puis regarda dans le vague, un sourire sur les lèvres.
— Je le savais ! s’exclama-t-il.
— Quoi ? demanda Costas.
— Un pressentiment que j’ai eu avant notre plongée. Cela semblait complètement fou, alors je ne t’en ai pas parlé. Mais rappelle-toi la date dendrochronologique du bois issu de la carotte : 1040 plus ou moins dix ans. Cette date ne te fait-elle pas penser à Harald Hardrada ? À sa fuite de Constantinople ? Si les sagas sont exactes, celle-ci a eu lieu pratiquement à la même date, à deux ans près.
— Je vois.
— J’avais demandé au labo de l’UMI de comparer le bois qui était pris dans la chaîne de Constantinople avec celui de la carotte extraite de l’iceberg. J’ai fait faire la totale. Identification des espèces, caractéristiques des cernes, analyse des fibres et de la cellulose.
— Continue.
— Non seulement c’est la même espèce, du chêne de Norvège, poursuivit Jack avec enthousiasme, mais c’est le même arbre. C’est incroyable ! Ce sont des planches coupées dans le même tronc.
— Hé, attends une minute, dit Costas en essayant de rassembler ses idées. Tu veux dire que le navire à bord duquel Harald Hardrada s’est échappé de Constantinople avec la princesse et le trésor est celui que nous venons de voir dans un iceberg au large du Groenland ?
Jack regarda Costas avec insistance et se mit à hocher la tête.
— Bien sûr ! s’exclama Costas en claquant des doigts. La réparation effectuée dans la coque.
Il se tourna vers les autres.
— Nous avons constaté qu’une partie du bordé avait été remplacée à l’avant du bateau, expliqua-t-il. C’est sur les photos. J’ai pensé que le drakkar avait heurté un bloc de glace ou un rocher, mais c’est exactement l’endroit qui a dû se trouver pris dans la chaîne fixée en travers du port lorsque Harald a fui Constantinople.
Il hocha la tête d’un air incrédule et regarda de nouveau Jack.
— Alors si c’est un des navires de Harald, où est le trésor ?
— Je ne pense pas que les Vikings l’aient abandonné sur le bûcher funéraire, répondit Jack. Et nous ne savons pas quand celui-ci a été allumé. Le Halfdan que nous avons vu était un vieil homme et il a pu naviguer jusqu’ici des années après son séjour à Constantinople, peut-être dans le but de commencer une nouvelle vie dans la colonie du Groenland. À ce moment-là, Harald devait déjà être roi de Norvège et le trésor, en sécurité dans les coffres de Trondheim.
Un grondement sourd en provenance du fjord, suivi d’une immense onde de choc se réverbérant à la surface de l’eau, se fit entendre au loin. Un autre bloc de glace venait de se détacher de l’iceberg. Après s’être précipité dans les profondeurs de la mer, il émergea de nouveau comme une baleine et se mit à se dandiner sur l’eau.
— Et le drakkar ? demanda Macleod en faisant un signe de tête en direction de l’iceberg. Nous n’avons plus beaucoup de temps maintenant. Ce serait trop risqué de se rapprocher, mais nous pourrions essayer de faire un autre scannogramme à l’aide du sonar.
Jack prit la hache qu’il avait encore sur les genoux et la tourna jusqu’à ce que le soleil étincelle sur la lame dorée. Il la regarda pensivement pendant un moment, puis leva les yeux vers Maria. Il savait qu’elle aussi pensait à la visite qu’ils avaient rendue la veille au vieil Inuit et à Fenrir, le loup de la légende nordique, le dieu sculpté sur la proue, l’esprit protecteur du drakkar.
— J’ai pris des centaines de photos, répondit Jack. Assez pour une reconstitution photogrammétrique complète. Personne ne doit plus s’approcher de cet iceberg. Lorsque nous avons trouvé Halfdan, il était à mi-chemin entre notre monde et le Valhalla. Je pense que nous devons le laisser terminer son voyage.
— Et la hache ?
Jack soupesa l’arme de nouveau.
— Je considère que c’est un prêt, déclara-t-il. Elle a permis à Halfdan de survivre à de nombreuses guerres aux côtés de Harald Hardrada et nous a tirés d’embarras plus d’une fois. Selon la tradition viking, Mjøllnir porte chance au combattant. Quelque chose me dit que les dieux norrois veulent qu’on continue et c’est le meilleur indice dont nous disposions. Si Halfdan avait toujours sa précieuse hache d’armes datant de son séjour à Constantinople, qui sait ce que les Varègues ont pu apporter d’autre jusqu’ici ?
— Au fait ! s’exclama Costas en se redressant brusquement pour fouiller dans une des poches de sa combinaison environnementale. J’ai trouvé ça dans la glace juste avant que ça ne tourne mal dans l’iceberg. J’avais complètement oublié.
C’était une autre arme, une dague de la taille d’un petit couteau de chasse avec une lame en acier étincelante et un manche décoré. Lorsqu’il fit miroiter la lame dans les rayons du soleil, les membres d’équipage qui se trouvaient sur le pont se fondirent dans le groupe et tout le monde resta muet de stupeur.
— Laisse-moi voir ça de plus près, dit Macleod. Il y a quelque chose qui ne colle pas.
Lorsque Costas lui tendit la dague, les autres virent ce qui avait attiré l’attention de Macleod et leur étonnement se transforma en incrédulité.
— Une croix gammée ! s’écria une femme qui faisait partie de l’équipage.
Macleod retourna l’objet plusieurs fois entre ses mains.
— C’est bien ce que je pensais, murmura-t-il. Regardez le pommeau. Une tête de mort sur fond d’os croisés, le symbole de la mort. C’est une dague nazie, une arme que portait un membre de la SS.
Après un long silence, la femme demanda à voix basse :
— Quelqu’un pourrait-il m’expliquer comment une dague nazie a pu atterrir dans un drakkar viking pris dans un iceberg au large du Groenland ?
Macleod rendit la dague à Costas et se tourna vers Jack.
— Je pense qu’il est temps de raconter toute l’histoire à l’équipage.
À cet instant, une secousse souleva le pont, sensation inhabituelle dans un navire équipé d’un système de stabilisation dynamique ultramoderne. La mer était parfaitement calme et recouverte d’une brume d’un gris acier depuis la fin de la tempête. Quelqu’un cria depuis le bastingage de tribord.
— C’est l’iceberg ! Cette fois, il bascule par-dessus le seuil !
Tout le monde, excepté Jack et Costas, se précipita de l’autre côté du navire pour regarder en direction de l’entrée du fjord. Malgré la distance, le spectacle était impressionnant. Aucune création de l’homme n’aurait jamais pu maîtriser la force en train de se déployer. À travers la brume, ils virent l’immense iceberg basculer sur le seuil sous-marin et rouler sur lui-même. Le relief irrégulier céda la place à une surface ondulée et lisse, sculptée par la mer, et striée de traînées noires raclées sur le seuil. Quand l’iceberg se stabilisa, Jack et Costas surent que le drakkar était désormais perdu à jamais au fond de l’océan. Ils songèrent au défunt guerrier, qui voguerait vers le sud le long de l’ancienne voie maritime des Vikings pour trouver le repos éternel au loin, dans l’Atlantique, lorsque l’iceberg aurait fondu. Celui-ci avait également failli être leur tombeau et, à cette pensée, Jack serra la hache un peu plus fort. Adossés au bastingage, Costas et lui le regardèrent flotter majestueusement vers le large.
Tout à coup, Jack éprouva une douleur aiguë dans la jambe et une grande fatigue. Ils retirèrent lentement leur combinaison environnementale, soudain rattrapés par l’épuisement. Puis Jack constata que Maria et Jeremy avaient une altercation. Elle semblait essayer de convaincre l’étudiant de quelque chose. Ils se désolidarisèrent du groupe, le long du bastingage de tribord, et revinrent sur le pont avant. Jeremy traînait derrière. Macleod les rejoignit et Jack observa l’étudiant lorsque celui-ci arriva.
— Vous ne nous avez pas traduit la suite de la pierre runique.
— J’allais y venir, répondit Jeremy en sortant un ordinateur de poche.
Il activa l’écran et se racla la gorge.
— Vous allez être surpris.
— Je vous écoute.
— Il y a cinq lignes de runes en tout, gravées sur la plaque de quartz par une même main. Comme je vous l’ai dit, ce sont des runes norroises, qui datent du XIe siècle. Cela confirme la théorie selon laquelle notre Halfdan est bien celui qui a gravé son nom à Sainte-Sophie, à Constantinople.
— D’accord, alors la traduction ?
Jeremy se racla la gorge de nouveau.
— J’avais encore quelques corrélations à signaler pour qu’on puisse en tirer toutes les conclusions, mais j’en viens au fait : Halfdan Thorfinsson est mort ici des blessures qu’il a reçues lors de la bataille contre le roi d’Angleterre, près de Yorvik. Halfdan combattra encore pour Odin au Ragnarok. Harald Sigurdsson son roi a écrit ces runes l’hiver qui a suivi la bataille. Le Loup emporte Halfdan au Valhalla. L’Aigle navigue vers l’ouest en direction du Vinland.
Tout le monde retint son souffle. Jack, qui était encore en train de retirer sa combinaison, suspendit son geste et regarda Jeremy droit dans les yeux.
— Harald Sigurdsson. C’est Harald Hardrada.
— L’inscription de la Mappa Mundi de Hereford laissait entendre qu’il y était allé, rappela Maria. Maintenant, nous en sommes sûrs.
Jeremy acquiesça.
— Le Loup doit être le nom du navire pris dans la glace. L’Aigle, l’autre navire, est parti pour le Vinland, la colonie établie par les Vikings à Terre-Neuve, la plus occidentale et la seule que l’on connaisse en Amérique du Nord.
— C’est incroyable, dit Jack, à qui cette pensée donnait le vertige. Yorvik était le nom viking de la ville d’York, située à douze kilomètres à l’ouest de Stamford Bridge. La bataille ne peut être que celle de Stamford Bridge, qui eut lieu en 1066 entre le roi Harold Godwinson d’Angleterre et le roi Harald Hardrada de Norvège.
— Exact.
— Mais Harald Hardrada est mort à Stamford Bridge.
— C’est ce que disent les livres d’histoire, répliqua Jeremy. Mais il n’existe aucun témoignage direct de la bataille. Les événements de cette année-là ont été complètement éclipsés par la conquête normande et les annales normandes ne risquaient pas de mettre en avant une victoire anglaise. Nous ne connaissons de cet épisode que ce qui en a été rapporté dans la Chronique anglo-saxonne et la Heimskringla, une histoire semi-mythique des rois de Norvège, écrite en Islande près de deux siècles plus tard. L’exemplaire de la Chronique que nous avons trouvé dans la bibliothèque de Hereford le mentionne mais n’y consacre pas plus de quelques lignes.
— Cette négligence a laissé beaucoup de place à l’oubli, et même à la dissimulation, murmura Costas.
— Ça alors ! s’exclama Jack en se laissant retomber contre le bastingage, le visage dégoulinant d’eau de mer et de sueur. Alors Harald Hardrada a survécu à Stamford Bridge. Cela change tout. D’une façon ou d’une autre, ses guerriers et lui sont parvenus à s’échapper, à bord des deux navires qu’ils avaient pris pour fuir Constantinople vingt ans auparavant. Vous vous souvenez du trésor de Miklagard, de cette mention incroyable sur la carte de Hereford ? Harald devait avoir son trésor avec lui lorsqu’il est allé en Angleterre, en vue d’une procession triomphale à travers York et Londres qui n’a jamais eu lieu. Il a pris la mer avec lui après la défaite. Il a navigué vers l’ouest en compagnie des hommes qui lui restaient, à la recherche d’une nouvelle terre, au-delà de la frontière du monde des Vikings.
Jack souleva la hache de Halfdan, puis sourit, à la fois fatigué et rayonnant de joie.
— Décidément, cette hache porte vraiment chance au combattant, reprit-il. Je savais que j’avais bien fait de venir ici.
— Alors tu seras peut-être content de voir ça, dit Costas.
Il fouillait depuis un moment au fond de la poche intérieure de sa combinaison environnementale et finit par en sortir une petite bille de glace.
— J’ai cru que je l’avais lâchée lorsque l’iceberg a basculé, expliqua-t-il, alors je ne t’en ai pas parlé. Je l’ai trouvée au-dessus de la chambre funéraire, à côté de la dague nazie.
Il la tendit à Jack, qui la fit rouler entre ses doigts puis la donna à Maria. Une bande d’or chatoyante dépassait d’un côté de la glace et Maria l’observa attentivement.
— C’est une bague, typique de l’art viking, murmura-t-elle. De l’or tressé, comme un bracelet ou un torque miniature. Mais je n’en avais jamais vu avec un chaton comme celui-ci.
Elle fit fondre la bille de glace dans la paume de sa main en la frottant vigoureusement. Peu à peu, elle fit apparaître une chevalière en or, qu’elle scruta dans les rayons du soleil.
— Je vois la surface du chaton. Il porte une empreinte. C’est...
Elle resta bouche bée, puis reprit ses esprits.
— Jack, dis-moi que je n’ai pas de visions...
Elle rendit la bague à son collègue et celui-ci regarda attentivement à travers la fine couche de glace qui recouvrait encore le chaton. Les reflets de la lumière donnaient aux contours indistincts de l’empreinte une myriade de formes différentes, mais il n’y avait aucun doute possible.
— La menora.
Jack fixa le chandelier à sept branches, transporté de joie. Ces dernières vingt-quatre heures avaient été riches en rebondissements. Le navire pris dans la glace était un drakkar viking, qui s’était révélé être le bateau funéraire d’un membre de la garde varangienne. Celui-ci était un des hommes de Harald Hardrada. Il avait effectué son dernier séjour dans un des navires à bord desquels Hardrada et ses compagnons avaient fui Constantinople. Ce bateau avait traversé la Corne d’Or, à l’endroit même où Jack et Costas se trouvaient encore, à bord de la Sea Venture, seulement deux jours auparavant. Et maintenant, ils venaient de retrouver la trace du plus grand trésor perdu de l’Antiquité, qui semblait avoir disparu à jamais après la bataille de Stamford Bridge.
— Ne te fais pas trop d’illusions, dit Costas à voix basse. Ce n’est peut-être pas ce que tu crois.
— Comment ça ?
Costas s’était glissé sur le côté et regardait à l’intérieur de la chevalière, sur la face interne du chaton.
— Comme dit Maria, dis-moi que je n’ai pas de visions...
Jack retourna la bague et découvrit un autre symbole, qui le laissa sans voix. Celui-ci était aussi célèbre que la menora mais ne pouvait avoir été gravé que récemment. Ils l’avaient vu quelques minutes plus tôt sur la dague. C’était une croix gammée.
Jack leva les yeux lentement. Abasourdi, il avait perdu en une seconde tout son enthousiasme. Maria le regarda, puis se tourna avec détermination vers Jeremy.
— Il est temps maintenant, enjoignit-elle au jeune homme d’un ton ferme.
Elle s’accroupit à côté de Jack et de Costas, tandis que Jeremy, resté débout, tremblait légèrement, les traits effacés derrière une pâleur inhabituelle.
— Jack, dit-elle à voix basse, en ce qui concerne l’expédition nazie, tu ne sais pas tout. Des forces beaucoup plus obscures que nous ne pouvions l’imaginer sont à l’œuvre. Jeremy a quelque chose à te dire.