img1.png

 

Chapitre 12

Maria et Jeremy se dirigèrent vers lentrée imposante du mur occidental de labbaye. Ils menèrent Jack et Costas le long des dalles usées de la nef. Il faisait frais à lintérieur, tandis que le soleil de lété chauffait au-dehors et baignait lautel dune lumière colorée, à travers un vitrail quun grand homme blond regardait dun air pensif, les bras croisés sur la poitrine et une main sur le menton. Lorsquil vit Jack, lhomme parut le reconnaître et lui indiqua une petite porte située juste en face. Jack le remercia dun signe de tête et sengagea dans la cour du cloître avec ses collègues.

— Le père OConnor nous attend, dit Jeremy. Il fait partie depuis longtemps de la communauté dIona. Il a une chambre dans laile nord, où il se retire pour effectuer des recherches et écrire lorsquil peut séchapper du Vatican.

— Est-ce quon peut faire confiance à ce type ? demanda Costas, dont la voix résonnait dans le cloître. Après tout, on ne sait pas grand-chose de lui.

Maria sarrêta et se tourna brusquement vers lui.

— Vous ne seriez pas là si je ne lui faisais pas confiance.

— Daccord, répondit Costas en voyant Jack lui faire signe de laisser tomber. Désolé, cest juste que la route a été longue.

— Il a insisté pour que nous nous rencontrions ici, souligna Maria dun ton toujours sec.

Elle sarrêta de nouveau et sortit son téléphone portable.

— Je vous rejoindrai, ajouta-t-elle. Il faut que je passe un coup de fil urgent. Jeremy connaît le chemin.

Le matin même, ils avaient quitté le Groenland à bord de lEmbraer de lUMI pour se rendre à Glasgow, en Écosse. Ensuite, ils avaient pris lhélicoptère qui les attendait pour gagner lîle de Mull, située à cent cinquante kilomètres au nord-ouest de la ville. Cela faisait seulement vingt-quatre heures que Jack et Costas étaient sortis sains et saufs de liceberg et ils avaient tous deux dormi à poings fermés pendant une bonne partie du trajet. À Mull, ils avaient suivi les traces des pèlerins jusquà lîle sainte dIona. Ils avaient pris le ferry pour Port Ronain et marché à travers le village jusquaux bâtiments de labbaye, qui sélevaient au milieu des prairies devant la mer dun bleu étincelant. Jeremy avait expliqué quil y avait toujours eu un lieu de culte à lemplacement de labbaye depuis que saint Colomban était arrivé dIrlande, près de mille cinq cents ans auparavant. Léglise chrétienne avait survécu aux raids des Vikings, à la Réforme et à labandon pour redevenir lun des sites les plus sacrés des îles Britanniques.

Ils traversèrent lallée ensoleillée du cloître jusquà une autre porte et gravirent un escalier en bois menant à un couloir mansardé percé de fenêtres qui offraient une vue plongeante sur labbaye. Jeremy frappa à une petite porte. Peu après, ils entendirent quelquun tirer le verrou et retirer la chaînette de sécurité.

— Messieurs, soyez les bienvenus.

Le père OConnor les fit entrer et verrouilla de nouveau la porte derrière eux. Il avait troqué sa soutane de jésuite contre une simple robe de bure et, avec ses cheveux blancs tondus et la croix de bois quil portait autour du cou, il semblait sortir tout droit du Moyen Âge. Pâle et fatigué, il paraissait plus vieux que lorsquils lavaient vu en Cornouailles, trois jours auparavant. La pièce était petite, remplie de piles de livres et de papiers. Apparemment, il était en train de travailler sur un ordinateur portable, posé sur un bureau. Ils se faufilèrent entre les livres et sassirent sur des chaises en bois disposées en arc de cercle devant le bureau. Au-dessus de la petite cheminée située en face de lui, Jack reconnut une reproduction à échelle réduite de la Mappa Mundi de Hereford et, punaisée juste à côté, une copie numérisée de lexemplaire de la carte que Jeremy et Maria avaient trouvé dans lescalier condamné de la cathédrale de Hereford avec, dans langle inférieur gauche, lextraordinaire tracé du Nouveau Monde.

— Allons droit au but, dit Jack. Le trajet a été long.

Il ouvrit le sac quil avait apporté et en sortit la dague nazie et la chevalière en or frappée du symbole de la menora pour les poser sur le bureau du père OConnor. Le jésuite tressaillit légèrement en détournant les yeux, puis regarda Jack dun air résolu.

— Tout dabord, permettez-moi de présenter mes excuses à Jeremy pour le fardeau que je lui ai fait porter. Je lui ai confié mon secret il y a plus dun an, lorsquil est venu ici pour la première fois en vue détudier les runes anciennes dIona. Jétais à la recherche dun jeune collègue, un universitaire susceptible de reprendre le flambeau. Je lai fait jurer de garder le secret mais je lai averti, lorsque nous nous sommes rencontrés en Cornouailles, quil viendrait peut-être un moment où nous serions obligés de tout vous révéler. Même Maria ne savait rien jusquà hier.

— Quel que soit ce secret, vous auriez pu nous en parler lorsque nous avons discuté de la Mappa Mundi et de la menora, lança Jack dun ton irrité.

— Il fallait que je sois sûr de vous. Croyez-moi, je suis de votre côté et nous avons le même ennemi.

— Je ne crois pas avoir le moindre ennemi.

OConnor recula sur sa chaise, regarda avec mépris les objets quil avait devant lui, et se pencha en avant sur les coudes.

— Commençons par les nazis. Comme vous laurez deviné, vous nêtes pas les premiers à essayer de retrouver la menora.

— Je men doutais un peu, dit Costas en souriant. Il y a forcément quelquun quelque part qui la cherchée à un moment donné. On noublie jamais un trésor perdu.

OConnor sourit du bout des lèvres et reprit avec le plus grand sérieux.

— Ce nest pas aussi simple que cela en a lair. Et ce nest pas un jeu. Pour que vous compreniez à qui nous avons affaire, je dois vous révéler quelque chose à propos des personnes qui ont participé à lexpédition de lAhnenerbe en 1938.

— Nous connaissons Künzl, mais nous navons pas encore identifié celui qui porte le brassard, déclara Jack, légèrement moins tendu, en jetant sur le bureau des copies des photographies que Kangia lui avait données.

— Je peux vous aider, affirma OConnor à voix basse. Depuis le scandale provoqué par le pape Pie XII, qui na pas condamné le régime nazi au cours de la Seconde Guerre mondiale, le Vatican est particulièrement vigilant sur ce sujet. Jai été récemment son porte-parole sur lHolocauste. Officiellement, nous appréhendons les criminels de guerre qui sont encore en vie en collaborant avec des groupes juifs. Malheureusement, la plupart de ceux qui ont échappé à la sanction sont morts désormais, mais nous nous efforçons toujours den savoir plus pour faire toute la lumière sur lHistoire.

— Je nose pas imaginer ce qui va leur arriver quand ils se retrouveront devant saint Pierre, plaisanta Costas.

— Dieu rendra le jugement final, répondit OConnor. Mais il y a sans aucun doute une place en enfer pour ceux qui tuent des enfants.

On frappa à la porte et OConnor se leva. Il regarda à travers le judas avant douvrir pour laisser entrer Maria. Celle-ci prit place sur la chaise vide, à côté de Jack, et tous les regards convergèrent vers elle.

— Javais raison, annonça-t-elle. Je viens davoir une conversation avec un de mes vieux amis qui travaille pour le centre Simon-Wiesenthal, à Berlin.

Jack se rappela soudain les origines juives de Maria, la lignée séfarade de son père. Elle semblait pâle et égarée.

— Notre nazi, poursuivit-elle, était un étudiant raté de Heidelberg, qui rêvait de devenir un anthropologue célèbre. Il a rejoint la SS en 1933. Après lexpédition de lAhnenerbe, il sest porté volontaire pour entrer dans les SS-Totenkopfverbände, les « unités à tête de mort », celles qui ont dirigé les camps de concentration. Il sappelait Andrius Reksnys.

— Il nétait pas allemand ? demanda Jack.

— Non, lituanien, répondit-elle.

— Ils ont été nombreux, hors de la mère patrie, à répondre à lappel de Himmler, fit remarquer OConnor.

Le téléphone portable de Maria vibra ; elle se leva en sexcusant pour séclipser discrètement, après avoir déverrouillé elle-même la porte. OConnor tapota sur le clavier de son portable et cliqua sur une série de sites Web.

— Je connais cet homme, dit-il à voix basse. Le voilà.

Il fit pivoter lécran pour que tout le monde puisse le voir et lut le document affiché en le traduisant de lallemand.

 

Chef de la Police de sécurité et du Service de sécurité

Berlin, 5 novembre 1941

 

55 exemplaires (51e exemplaire)

 

COMPTE RENDU DE SITUATION OPÉRATIONNELLE URSS N° 129a

 

Einsatzgruppe D

Lieu : Nikolaïev, Ukraine

 

Addendum au compte rendu n°129 sur l’activité des Einsatzkommandos visant à débarrasser les villes des Juifs et à éradiquer les groupes partisans. Le SS-Sturmbannführer Andrius Reksnys a exécuté personnellement 341 Juifs. Nouveau total pour ces deux dernières semaines : 32108.

 

— Les Einsatzgruppen, siffla OConnor avec dégoût Les unités mobiles dextermination de Himmler. Responsables du meurtre de plus dun million de Juifs soviétiques, entre autres.

— Comment se fait-il que ce monstre nait pas été poursuivi ? demanda Jack.

— Le topo habituel, répondit OConnor avec une pointe de colère dans la voix. Aussi choquant que cela puisse paraître, seuls quelques Einsatzkommandos ont été traduits en justice. Lors de la dernière attaque russe, en 1945, Reksnys sest fait passer pour un simple soldat de la Wehrmacht pour fuir vers louest et se rendre aux Britanniques. Il y a eu des soupçons pendant son interrogatoire mais rien de concret. Une fois libéré, en 1947, sous le nom de Schmidt, il est passé chercher son fils à lorphelinat avant de partir pour lAustralie. Ensemble, ils ont fait fortune dans les mines dopale, près de Darwin. Puis au milieu des années 1960, Reksnys a subitement vendu son exploitation et disparu.

— Et le fils ? demanda Jack. Il était sûrement trop jeune pour avoir fait la guerre.

— Il avait six ans en 1941, répondit OConnor. Mais un témoin oculaire, un survivant juif qui a été appelé au procès des Einsatzgruppen à Nuremberg, en 1947, a parlé dun garçon en uniforme des Jeunesses hitlériennes accompagnant le Sturmbannführer Reksnys dans son travail. Son témoignage, lun des plus effroyables du procès, fait froid dans le dos. Apparemment, le jeune garçon chargeait le Lüger de son père entre chaque série dexécutions et aurait exécuté lui-même plusieurs personnes. Cest ce témoignage qui a finalement permis à Interpol, dont le concours a été sollicité dans les années 1990, de retrouver Reksnys et son fils en Amérique centrale. Le fils, Pieter, y dirigeait un cartel de la drogue. Aujourdhui âgé de plus de soixante-dix ans, il court toujours.

— Pourquoi a-t-il fallu aussi longtemps ? demanda Costas dun air étonné. Pourquoi ne les a-t-on pas identifiés plus tôt ?

— Contrairement à ce quon voit au cinéma, répondit OConnor, la traque des criminels de guerre nazis na jamais été une priorité en Occident après la fin des années 1940. La CIA et les services secrets des pays européens étaient complètement accaparés par la guerre froide et lespionnage. Ils connaissaient tous Eichmann, Mengele et dautres nazis qui sétaient enfuis en Amérique du Sud et en Amérique centrale, mais la plupart considéraient quils ne représentaient aucune menace. Seuls les Israéliens se sont efforcés den faire traduire quelques-uns devant la justice.

— Et maintenant, cest nous qui en payons le prix, murmura Costas.

— Pas seulement, dit OConnor.

Il ouvrit un tiroir et posa une pochette en plastique contenant une photo sur le bureau.

— Vous ne vous souvenez probablement pas de cela, poursuivit-il. Publiée dans la presse il y a environ huit ans, cette information est passée inaperçue, mais ce fut la plus belle prise après Eichmann.

La photo avait quelque chose de choquant. Elle montrait un homme mort, couché sur le dos dans une mare de sang, les yeux et la bouche grands ouverts et le visage tordu de douleur. Cétait un vieillard en costume sombre, le bras droit relevé au-dessus du front. À travers les taches de sang, on distinguait clairement un brassard rouge frappé dune croix gammée noire.

— Il portait ce brassard dans lintimité de sa propre maison, affirma OConnor. Ce fut un nazi invétéré jusquà la fin de ses jours. Au cas où vous ne lauriez pas deviné, il sagit dAndrius Reksnys. On la abattu dune balle dans lestomac pour lui assurer une mort lente, lui laisser le temps davoir vraiment peur de ce qui allait lui arriver.

— Le Mossad ? suggéra Costas.

— Il y avait des ramifications avec les Israéliens, répondit OConnor à voix basse. Mais ce fut lœuvre dindépendants.

— Quest-ce que vous entendez par là ?

— Andrius Reksnys était lincarnation du diable. Malgré tous les efforts de la justice internationale, il navait pas répondu de ses actes. Il méritait de subir le jugement des hommes, et de Dieu.

— Est-ce que vous êtes en train de nous dire que le Vatican a un commando de tueurs ? demanda Costas incrédule.

— Le Saint-Siège nest pas seulement un guide spirituel, répondit OConnor. Notre survie dépend de notre force dans le monde des hommes, de notre capacité à persuader les dissidents de se soumettre à Dieu. Songez aux jésuites, dont je fais partie. Ou aux croisades. Ou encore à lInquisition. Depuis des siècles, le Vatican est à la tête du réseau de renseignement le plus efficace du monde et na jamais hésité à sen servir.

— Les croisades ne font pas partie des moments les plus glorieux de lÉglise, même si lintention était bonne au départ, murmura Costas. Mais je suppose que le sac de Constantinople nétait pas vraiment ce que le pape avait en tête.

— Détrompez-vous, répliqua OConnor. La papauté a toujours eu des difficultés à résister à lattrait du monde laïque. Et elle a souvent perdu de vue le plan spirituel qui unit tous les chrétiens. Au moment de la quatrième croisade, le Vatican était déjà en désaccord avec lÉglise dOrient, un repaire de schismatiques quil considérait comme des hérétiques. Ce désaccord sest transformé en une véritable querelle qui, comme toutes les querelles, a conduit les adversaires à perdre la raison. Certains apologistes du sac de Constantinople ont même prétendu quil sagissait dun dessein divin. Ils ont présenté la croisade comme une punition envers ceux qui sétaient détournés du droit chemin.

— Lanimosité était réciproque, fit remarquer Jeremy. Le chroniqueur byzantin Nicetas Choniates a qualifié les croisés de précurseurs de lAntéchrist, démissaires anticipant les actes impies du faux prophète.

— Le Saint-Siège a toujours été tenté par le côté obscur, poursuivit OConnor. Ceux qui luttent contre le diable peuvent facilement se retrouver eux-mêmes au service du diable. Les croisades ont constitué lultime défi du Moyen Âge et nous ne lavons pas toujours relevé. Dans nos moments de faiblesse, nous avons fait preuve de tendances monstrueuses au cours de lHistoire. Certains membres de lÉglise se sentent coupables de navoir pas su endiguer le plus grand de tous les fléaux, lHolocauste nazi.

— Alors la mort de Reksnys na rien à voir avec la menora, en conclut Jack.

OConnor marqua un temps darrêt, puis se leva.

— Je crains de vous avoir induit en erreur. Sa mort est on ne peut plus liée à la menora. Mais je vous demande encore un peu de patience.

On frappa de nouveau à la porte et OConnor fit entrer Maria. Elle sassit, son téléphone portable à la main.

— Jai des nouvelles de Hereford, dit-elle avec gravité. Des nouvelles fantastiques. Mon équipe de lInstitut dOxford a récupéré tous les manuscrits de lescalier condamné. Cest inouï, le plus grand trésor de manuscrits anglo-saxons jamais découvert. Cest comme si nous avions trouvé la bibliothèque romaine de la villa des Papyrus à Herculanum, et il va nous falloir autant de temps pour rattacher les morceaux.

Elle regarda Jeremy, qui lécoutait attentivement, penché vers elle.

— À moins que vous ne soyez pressé de retourner aux États-Unis, il y a de quoi vous occuper à plein temps.

— Avec plaisir, dit Jeremy.

— Alors pourquoi cet air sombre ? demanda Costas.

— Ils ont trouvé autre chose, répondit-elle dune voix tendue. Au fond de la cage descalier, sous le papier et le vélin. Le squelette dun homme, grand, en habit de moine. Il a des centaines dannées et date du Moyen Âge. Il avait les membres en désordre, comme sil avait été jeté en bas de lescalier. Et larrière du crâne fracassé.

Après un long silence, OConnor se dirigea vers la reproduction de la Mappa Mundi accrochée au mur, puis se retourna.

— Cest ce que je soupçonnais. Au printemps 1299, Richard de Haldingham, cartographe, est venu ici même, à lîle dIona. Il accompagnait son maître, Jacques de Voragine, archevêque de Gênes, dans son ultime voyage. Puis il est parti pour Hereford afin de superviser la réalisation de la carte quil avait commencée quinze ans auparavant. Il y avait des erreurs dans les inscriptions, quil voulait corriger. Il avait laissé un modèle, un croquis à partir duquel les moines devaient travailler, mais lenlumineur nétait pas très instruit. Et nous savons désormais, grâce à son exemplaire personnel, celui que Jeremy et Maria ont trouvé, quil voulait ajouter quelque chose, un élément secret, dans langle inférieur gauche, où les moines ont ensuite ajouté linscription le désignant comme lauteur de la carte.

OConnor resta immobile devant la cheminée, plongé dans ses pensées.

— Nous savons quil a passé sa dernière nuit au manoir de Monseigneur Swinfield, à Bromyard, et quil sest rendu à pied à Hereford habillé en pèlerin, reprit-il. Puis il a disparu. Les corrections nont jamais été faites. Et on na plus jamais parlé de lui.

— Vous pensez quil a été tué ? demanda Maria dune voix tremblante.

— Je nen doute pas une seconde.

— Je me sentais si proche de lui, murmura Maria cramponnée à sa chaise, frémissante démotion. Je lai étudié toute ma vie et je ne me suis jamais sentie aussi proche de lui que ce soir-là, dans la cathédrale. Javais limpression quil était là.

— Un meurtre ? sécria Costas abasourdi. Et quest-ce que ce type faisait à Iona ? Quelquun pourrait mexpliquer ce qui se passe ici ?

Quelques minutes plus tard, OConnor se rassit sur sa chaise et laissa ses compagnons observer les cartes quil leur avait montrées. Il avait déroulé sur le bureau une grande carte de la Bretagne du Nord et, à côté, un plan de la bataille de Stamford Bridge de 1066. Sur la carte, il avait tracé une ligne qui allait de la côte du Yorkshire, près de Stamford Bridge, à la pointe nord de lÉcosse et redescendait le long de la côte ouest jusquà lîle de Mull.

— Alors Harald Hardrada serait venu ici, à Iona, après la bataille.

Jack réfléchissait à cent à lheure pour essayer de donner un sens à ce que le père OConnor venait de leur dire. Il se rassit à son tour sur sa chaise et tous firent de même.

— Il devait être dans un sale état pour que les soldats anglais qui avaient combattu contre lui le laissent pour mort sur le champ de bataille, fit remarquer Costas.

— Cest un miracle quil ait survécu à ce trajet, affirma OConnor. Il a été bien soigné. Il avait avec lui environ trente de ses guerriers, presque tous grièvement blessés, dont la plupart étaient danciens membres de la garde varangienne. Ils ont été transportés à bord de deux drakkars par de loyaux serviteurs. Certains sont morts en route et dautres ici, à Iona.

Les pièces du puzzle commençaient à sassembler dans lesprit de Jack.

— Quand Harald a fini par quitter Iona pour naviguer vers louest, supposa-t-il, il a laissé un contingent derrière lui, des fidèles qui attendraient le retour de leur roi.

OConnor prit un air entendu et acquiesça.

— Ils ont constitué ce quils ont désigné sous le nom de félag, précisa-t-il. En vieux norrois, cela signifie confrérie, société secrète.

— Et qui faisait partie de ce félag ? demanda Jack.

— Au début, il sagissait de quelques hommes de Harald, des survivants blessés de Stamford Bridge qui lavaient accompagné jusquà lîle sainte mais avaient décidé de rester sur place pendant que leur roi naviguerait vers louest. Cétaient des hommes jeunes, des guerriers qui avaient toujours vécu dans lentourage de Harald depuis lépoque de la garde varangienne. Ils avaient lambition nécessaire pour défendre la cause. Parmi eux, il y avait peut-être même des fils de Harald. Ils ont rapidement attiré dautres fidèles mais nétaient jamais plus de vingt. Ils avaient juré dentretenir la flamme jusquau retour de leur roi, de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour sassurer que les Vikings régneraient de nouveau sur lAngleterre.

— Pas très réaliste après 1066, observa Jack.

— Ils haïssaient les Normands et leurs successeurs français, les Plantagenêts. En quelques générations, la cause du félag est devenue celle des Anglais. Noubliez pas quil y avait déjà beaucoup de sang viking en Angleterre parmi ceux quon appelait les Anglo-Saxons. Quand Harald était jeune, le roi viking Knut régnait sur lAngleterre. Les raids vikings avaient entraîné loccupation dune bonne partie du territoire, ainsi que des mariages mixtes, notamment en Est-Anglie, en Northumbrie et ici, dans les îles occidentales. Les Anglais, qui avaient été les ennemis de Harald à Stamford Bridge, se sont donc naturellement alliés aux Vikings dans une cause commune contre les Normands.

— Mais ils ne pouvaient raisonnablement plus attendre le retour de Harald.

— Cest devenu une cause mystique, un lien fort qui a fait du félag une des sociétés secrètes les importantes du Moyen Âge. Les premiers compagnons avaient juré le secret à leur roi. Ils nont jamais révélé que celui-ci avait survécu ni quil était parti vers louest de peur que les Normands nessaient de le suivre ou nexercent des représailles. Après quelques générations, lorsque le retour du roi sur cette terre est devenu impossible, les membres du félag ont nourri le dessein de rejoindre Harald à la grande bataille du Ragnarok, lultime combat du bien contre le mal dans la mythologie norroise. Ils combattraient de nouveau aux côtés de leur souverain en brandissant leur hache darmes. Ils vaincraient leurs ennemis et répandraient la terreur, comme ils lavaient fait à lépoque glorieuse des Varègues. Leur mantra sacré, le serment qui les unissait, est devenu hann till Ragnaroks, jusquau Ragnarok en vieux norrois, jusquà ce quon se retrouve à la fin des temps.

— Cest ainsi que le nom de Harald Hardrada est entré dans la légende.

— Pas tout à fait, dit OConnor.

Il chercha dans sa bibliothèque et tendit un livre à Jack.

— Geoffrey de Monmouth, Historia Regum Britanniae, Histoire des rois de Bretagne. Un best-seller médiéval, dont le récit est en grande partie fictif.

— Où voulez-vous en venir ?

— Cest de ce livre quest issue la légende du roi Arthur.

— Bien sûr, murmura Jack. Celui qui fut et sera roi.

— Geoffrey a fait partie du félag, quelques générations après le départ de Harald. Les membres avaient juré de ne jamais mentionner le nom de leur roi mais, au milieu du XIIe siècle, la confrérie avait commencé dinfiltrer la société anglaise. Face à loppression normande, il est devenu opportun de répandre le mythe dun ancien roi breton, un chef héroïque qui reviendrait un jour libérer son peuple. Si lon fait abstraction de tout ce qui relève de la fiction, lhistoire repose sur des faits réels.

— À la place de roi Arthur, il faut lire Harald Hardrada, murmura Jack, et remplacer les chevaliers de la Table ronde par la garde varangienne.

— Cest ce que tu disais à propos de lAtlantide, renchérit Costas. Dans chaque mythe, il y a une part de vérité.

— Oui, mais le mythe de lAtlantide existait depuis une éternité, répliqua Jack. Celui-ci était totalement inattendu.

Il se tourna vers OConnor.

— Alors le félag nétait pas seulement une confrérie mystique ?

— Loin de là. En épousant la cause anglaise, il a attiré facilement de nouveaux adeptes et, au fil des générations, il a accueilli en son sein de puissants dignitaires revendiquant des origines anglo-saxonnes et vikings. Il y avait peu despoir quil puisse infiltrer laristocratie normande. Aussi, après la mort des derniers Varègues fondateurs, la plupart de ses membres ont été des hommes dÉglise, en réalité des païens. LÉglise a été le seul espace où les Anglais dorigine anglo-saxonne et viking ont pu exercer un pouvoir, et le félag a largement utilisé celui-ci à son avantage. À la fin du XIIe siècle, la confrérie a étendu son influence jusquà Rome. Elle comptait parmi ses membres des ecclésiastiques européens ayant des liens avec lAngleterre. Jacques de Voragine, maître de Richard de Haldingham et haut membre du clergé en Italie, était lenfant naturel dune femme anglaise qui prétendait descendre du roi Knut. Il y a même eu à plusieurs reprises des membres du Collège des cardinaux du Vatican.

— Alors Richard de Haldingham faisait partie du félag, dit Maria à voix basse.

— Il a été le dernier membre du vrai félag, créé par les fidèles de Hardrada.

— Le vrai félag ?

OConnor, manifestement troublé, tarda à répondre.

— Très tôt, il y a eu un schisme, un côté obscur. On pourrait comparer cela au combat que lÉglise a dû mener, comme je vous le disais tout à lheure, contre la tentation du mal. Nous ignorons qui a été à lorigine de ce schisme, mais cétait quelquun qui avait vu la menora de ses propres yeux, un des compagnons de Hardrada, qui avait choisi de rester. Un Judas parmi le félag. La menora était déjà un symbole secret de royauté aux yeux de Harald. Son prestige avait bien plus de valeur que son poids en or. Après le départ du roi, elle est devenue le symbole même du félag et faisait partie intégrante du rituel qui unissait les membres de la confrérie. Mais là où les uns voyaient une cause sacrée, les autres ne voyaient que de lor. La menora a suscité lavarice, la cupidité.

— Comme le Saint-Graal, suggéra Costas. Pour les uns, cest une quête mystique, lallégorie dune grande révélation sur le christianisme. Pour dautres, cest une coupe en or.

— Exactement. La quête du trésor de Harald est devenue une obsession pour ceux qui nont pu résister à la tentation. Ils ont secrètement créé leur propre confrérie, leur propre félag, dans lunique but de trouver la menora. Les fidèles ont senti quune force pernicieuse sétait immiscée parmi eux. Ils ont fini par apprendre que Harald avait traversé locéan. Mais ils sont parvenus à cacher linformation à ceux qui lauraient utilisée à mauvais escient et ne lont transmise quà un seul homme. Celui-ci la confierait à son tour à son successeur, de maître à disciple, tant que la lignée survivrait.

— Je commence à comprendre, dit Jack. Jacques de Voragine et Richard de Haldingham.

— Ce furent les derniers, ajouta OConnor. La lignée avait survécu pendant plus de cent ans après la grande crise de 1170. Cette année-là, Thomas Becket, archevêque de Canterbury, a été tué par des hommes dHenri II dans sa propre cathédrale. À lépoque de Becket, le vrai félag exerçait un grand pouvoir et, à sa mort, ce fut le début du déclin.

— Thomas Becket faisait partie du félag ? senquit Jack stupéfait.

— Il détenait le savoir, expliqua OConnor. Les chevaliers qui lont massacré ne cherchaient pas seulement à venger Henri II.

— Ont-ils obtenu ce quils voulaient ?

— Becket na pas cédé et, dans leur rage, ils lont tué. Honnis dans toute lAngleterre, ils se sont engagés dans la troisième croisade, prétendument pour labsolution de leur crime. On les appelait « les chevaliers à la main ensanglantée », car ils sétaient ouvert la main pour conclure « le pacte du sang » et avaient tous une cicatrice en travers de la paume. Leur quête sest développée autour de leur propre mystique, de leurs propres rituels, bien que leur allégeance à la cause de Harald Hardrada ait été une imposture. Ils ont commencé à chercher le trésor que Harald avait laissé quand il avait fui Constantinople avec ses compagnons de la garde varangienne. La table dor du temple de Jérusalem, la table des pains de proposition.

— Mais elle était à Constantinople.

— Les chevaliers ont tous été égorgés avant de pouvoir sy rendre, par Saladin et les Maures, devant les remparts de Jérusalem. Mais un autre homme est parvenu jusquà Constantinople, une génération plus tard, en 1204.

— Cest la date de la quatrième croisade, se souvint Costas, sur laquelle portaient nos recherches dans la Corne dOr. La chaîne et tout ça.

— Attendez, dit Jack emporté par son enthousiasme, le sac de Constantinople. Cétait Baudouin de Flandre. Vous voulez dire que...

— Cétait lui. Dans sa jeunesse, Baudouin était allé à Rome, où il avait vu larc de Titus dans le forum. Larc était devenu un lieu de pèlerinage pour le félag, un sanctuaire sacré. Richard de Haldingham sy est sans aucun doute rendu lui aussi. Les membres du félag ont vu la représentation de la menora mais également celle des autres trésors portés par les soldats romains.

Par conséquent, ils savaient à quoi ressemblait la table dor. Baudouin na pas détourné la croisade vers Constantinople par accident, uniquement pour faire le sale boulot des Vénitiens. Mais les autres, ceux du vrai félag, connaissaient ses intentions. Ils ont donc gagné secrètement Constantinople avant lui. Il y avait encore des Varègues dans la garde impériale de la cité, des hommes pour qui le nom de Hardrada était sacré et évoquait une époque glorieuse. Le félag les a convaincus de prendre ce quil restait du trésor et de le cacher dans un endroit secret du port, avant larrivée des croisés. Tous les Varègues sont morts pendant le siège et lemplacement du trésor a été perdu.

— Eurêka ! sécria Costas. Cest une bonne nouvelle pour nous. Maurice Hiebermeyer va peut-être trouver quelque chose dans la Corne dOr finalement.

— À lépoque de la quatrième croisade, reprit OConnor, le schisme au sein du félag sétait déjà transformé en vendetta. Le meurtre de Thomas Becket devait être puni et le cycle infernal a commencé. Même ceux qui étaient encore fidèles à la cause ont perdu leur grandeur dâme. Ils ont vécu dans la peur jusquà la fin de leurs jours. Comme beaucoup de sociétés secrètes, le félag sest renfermé sur lui-même et sest autodétruit. Richard de Haldingham devait se douter quil serait poursuivi lorsquil reviendrait à Iona pour enflammer le corps de son maître sur sa chaloupe, selon le rituel du félag, et lenvoyer vers le Valhalla, de la rive même où leur roi avait pris la mer. Ses ennemis savaient que Jacques de Voragine lui avait probablement transmis son savoir avant de mourir. Mais lui, il navait pas de disciple. Son dernier acte a dû être cette inscription sur la Mappa Mundi, la transmission de son secret aux générations futures, pour que celui-ci soit découvert et déchiffré lorsque les temps obscurs seraient révolus. Après son meurtre, la lignée sest éteinte.

— Croyez-vous quil soit revenu sur sa décision dans ses derniers instants, lorsquil a été confronté à la mort dans la bibliothèque enchaînée ? demanda Jack.

Maria le regarda, la gorge serrée démotion.

— Il était accompagné par lesprit de Thomas Becket, dit-elle. Il devait savoir quil mourrait de toute façon. Je pense quil a été fort jusquau bout. Heureusement, il a sans doute eu affaire à un agresseur qui ne sest pas rendu compte de ce quil avait entre les mains, à moins quil nait eu le temps de cacher la carte dans la bibliothèque juste avant son agression.

— Il ne pouvait pas imaginer quon mettrait plus de sept cents ans à la retrouver, murmura Jack.

— Et je crains que les temps obscurs ne soient pas révolus, ajouta OConnor.

— Bien, déclara Costas en montrant dune main le symbole de la menora gravé sur la bague et, de lautre, la croix gammée figurant sur la dague. Et maintenant, la grande question : comment passe-t-on de ce meurtre mystérieux en plein Moyen Âge aux méchants du XXe siècle ?