
Maria et Jeremy se dirigèrent vers l’entrée imposante du mur occidental de l’abbaye. Ils menèrent Jack et Costas le long des dalles usées de la nef. Il faisait frais à l’intérieur, tandis que le soleil de l’été chauffait au-dehors et baignait l’autel d’une lumière colorée, à travers un vitrail qu’un grand homme blond regardait d’un air pensif, les bras croisés sur la poitrine et une main sur le menton. Lorsqu’il vit Jack, l’homme parut le reconnaître et lui indiqua une petite porte située juste en face. Jack le remercia d’un signe de tête et s’engagea dans la cour du cloître avec ses collègues.
— Le père O’Connor nous attend, dit Jeremy. Il fait partie depuis longtemps de la communauté d’Iona. Il a une chambre dans l’aile nord, où il se retire pour effectuer des recherches et écrire lorsqu’il peut s’échapper du Vatican.
— Est-ce qu’on peut faire confiance à ce type ? demanda Costas, dont la voix résonnait dans le cloître. Après tout, on ne sait pas grand-chose de lui.
Maria s’arrêta et se tourna brusquement vers lui.
— Vous ne seriez pas là si je ne lui faisais pas confiance.
— D’accord, répondit Costas en voyant Jack lui faire signe de laisser tomber. Désolé, c’est juste que la route a été longue.
— Il a insisté pour que nous nous rencontrions ici, souligna Maria d’un ton toujours sec.
Elle s’arrêta de nouveau et sortit son téléphone portable.
— Je vous rejoindrai, ajouta-t-elle. Il faut que je passe un coup de fil urgent. Jeremy connaît le chemin.
Le matin même, ils avaient quitté le Groenland à bord de l’Embraer de l’UMI pour se rendre à Glasgow, en Écosse. Ensuite, ils avaient pris l’hélicoptère qui les attendait pour gagner l’île de Mull, située à cent cinquante kilomètres au nord-ouest de la ville. Cela faisait seulement vingt-quatre heures que Jack et Costas étaient sortis sains et saufs de l’iceberg et ils avaient tous deux dormi à poings fermés pendant une bonne partie du trajet. À Mull, ils avaient suivi les traces des pèlerins jusqu’à l’île sainte d’Iona. Ils avaient pris le ferry pour Port Ronain et marché à travers le village jusqu’aux bâtiments de l’abbaye, qui s’élevaient au milieu des prairies devant la mer d’un bleu étincelant. Jeremy avait expliqué qu’il y avait toujours eu un lieu de culte à l’emplacement de l’abbaye depuis que saint Colomban était arrivé d’Irlande, près de mille cinq cents ans auparavant. L’église chrétienne avait survécu aux raids des Vikings, à la Réforme et à l’abandon pour redevenir l’un des sites les plus sacrés des îles Britanniques.
Ils traversèrent l’allée ensoleillée du cloître jusqu’à une autre porte et gravirent un escalier en bois menant à un couloir mansardé percé de fenêtres qui offraient une vue plongeante sur l’abbaye. Jeremy frappa à une petite porte. Peu après, ils entendirent quelqu’un tirer le verrou et retirer la chaînette de sécurité.
— Messieurs, soyez les bienvenus.
Le père O’Connor les fit entrer et verrouilla de nouveau la porte derrière eux. Il avait troqué sa soutane de jésuite contre une simple robe de bure et, avec ses cheveux blancs tondus et la croix de bois qu’il portait autour du cou, il semblait sortir tout droit du Moyen Âge. Pâle et fatigué, il paraissait plus vieux que lorsqu’ils l’avaient vu en Cornouailles, trois jours auparavant. La pièce était petite, remplie de piles de livres et de papiers. Apparemment, il était en train de travailler sur un ordinateur portable, posé sur un bureau. Ils se faufilèrent entre les livres et s’assirent sur des chaises en bois disposées en arc de cercle devant le bureau. Au-dessus de la petite cheminée située en face de lui, Jack reconnut une reproduction à échelle réduite de la Mappa Mundi de Hereford et, punaisée juste à côté, une copie numérisée de l’exemplaire de la carte que Jeremy et Maria avaient trouvé dans l’escalier condamné de la cathédrale de Hereford avec, dans l’angle inférieur gauche, l’extraordinaire tracé du Nouveau Monde.
— Allons droit au but, dit Jack. Le trajet a été long.
Il ouvrit le sac qu’il avait apporté et en sortit la dague nazie et la chevalière en or frappée du symbole de la menora pour les poser sur le bureau du père O’Connor. Le jésuite tressaillit légèrement en détournant les yeux, puis regarda Jack d’un air résolu.
— Tout d’abord, permettez-moi de présenter mes excuses à Jeremy pour le fardeau que je lui ai fait porter. Je lui ai confié mon secret il y a plus d’un an, lorsqu’il est venu ici pour la première fois en vue d’étudier les runes anciennes d’Iona. J’étais à la recherche d’un jeune collègue, un universitaire susceptible de reprendre le flambeau. Je l’ai fait jurer de garder le secret mais je l’ai averti, lorsque nous nous sommes rencontrés en Cornouailles, qu’il viendrait peut-être un moment où nous serions obligés de tout vous révéler. Même Maria ne savait rien jusqu’à hier.
— Quel que soit ce secret, vous auriez pu nous en parler lorsque nous avons discuté de la Mappa Mundi et de la menora, lança Jack d’un ton irrité.
— Il fallait que je sois sûr de vous. Croyez-moi, je suis de votre côté et nous avons le même ennemi.
— Je ne crois pas avoir le moindre ennemi.
O’Connor recula sur sa chaise, regarda avec mépris les objets qu’il avait devant lui, et se pencha en avant sur les coudes.
— Commençons par les nazis. Comme vous l’aurez deviné, vous n’êtes pas les premiers à essayer de retrouver la menora.
— Je m’en doutais un peu, dit Costas en souriant. Il y a forcément quelqu’un quelque part qui l’a cherchée à un moment donné. On n’oublie jamais un trésor perdu.
O’Connor sourit du bout des lèvres et reprit avec le plus grand sérieux.
— Ce n’est pas aussi simple que cela en a l’air. Et ce n’est pas un jeu. Pour que vous compreniez à qui nous avons affaire, je dois vous révéler quelque chose à propos des personnes qui ont participé à l’expédition de l’Ahnenerbe en 1938.
— Nous connaissons Künzl, mais nous n’avons pas encore identifié celui qui porte le brassard, déclara Jack, légèrement moins tendu, en jetant sur le bureau des copies des photographies que Kangia lui avait données.
— Je peux vous aider, affirma O’Connor à voix basse. Depuis le scandale provoqué par le pape Pie XII, qui n’a pas condamné le régime nazi au cours de la Seconde Guerre mondiale, le Vatican est particulièrement vigilant sur ce sujet. J’ai été récemment son porte-parole sur l’Holocauste. Officiellement, nous appréhendons les criminels de guerre qui sont encore en vie en collaborant avec des groupes juifs. Malheureusement, la plupart de ceux qui ont échappé à la sanction sont morts désormais, mais nous nous efforçons toujours d’en savoir plus pour faire toute la lumière sur l’Histoire.
— Je n’ose pas imaginer ce qui va leur arriver quand ils se retrouveront devant saint Pierre, plaisanta Costas.
— Dieu rendra le jugement final, répondit O’Connor. Mais il y a sans aucun doute une place en enfer pour ceux qui tuent des enfants.
On frappa à la porte et O’Connor se leva. Il regarda à travers le judas avant d’ouvrir pour laisser entrer Maria. Celle-ci prit place sur la chaise vide, à côté de Jack, et tous les regards convergèrent vers elle.
— J’avais raison, annonça-t-elle. Je viens d’avoir une conversation avec un de mes vieux amis qui travaille pour le centre Simon-Wiesenthal, à Berlin.
Jack se rappela soudain les origines juives de Maria, la lignée séfarade de son père. Elle semblait pâle et égarée.
— Notre nazi, poursuivit-elle, était un étudiant raté de Heidelberg, qui rêvait de devenir un anthropologue célèbre. Il a rejoint la SS en 1933. Après l’expédition de l’Ahnenerbe, il s’est porté volontaire pour entrer dans les SS-Totenkopfverbände, les « unités à tête de mort », celles qui ont dirigé les camps de concentration. Il s’appelait Andrius Reksnys.
— Il n’était pas allemand ? demanda Jack.
— Non, lituanien, répondit-elle.
— Ils ont été nombreux, hors de la mère patrie, à répondre à l’appel de Himmler, fit remarquer O’Connor.
Le téléphone portable de Maria vibra ; elle se leva en s’excusant pour s’éclipser discrètement, après avoir déverrouillé elle-même la porte. O’Connor tapota sur le clavier de son portable et cliqua sur une série de sites Web.
— Je connais cet homme, dit-il à voix basse. Le voilà.
Il fit pivoter l’écran pour que tout le monde puisse le voir et lut le document affiché en le traduisant de l’allemand.
Chef de la Police de sécurité et du Service de sécurité
Berlin, 5 novembre 1941
55 exemplaires (51e exemplaire)
COMPTE RENDU DE SITUATION OPÉRATIONNELLE URSS N° 129a
Einsatzgruppe D
Lieu : Nikolaïev, Ukraine
Addendum au compte rendu n°129 sur l’activité des Einsatzkommandos visant à débarrasser les villes des Juifs et à éradiquer les groupes partisans. Le SS-Sturmbannführer Andrius Reksnys a exécuté personnellement 341 Juifs. Nouveau total pour ces deux dernières semaines : 32108.
— Les Einsatzgruppen, siffla O’Connor avec dégoût’ Les unités mobiles d’extermination de Himmler. Responsables du meurtre de plus d’un million de Juifs soviétiques, entre autres.
— Comment se fait-il que ce monstre n’ait pas été poursuivi ? demanda Jack.
— Le topo habituel, répondit O’Connor avec une pointe de colère dans la voix. Aussi choquant que cela puisse paraître, seuls quelques Einsatzkommandos ont été traduits en justice. Lors de la dernière attaque russe, en 1945, Reksnys s’est fait passer pour un simple soldat de la Wehrmacht pour fuir vers l’ouest et se rendre aux Britanniques. Il y a eu des soupçons pendant son interrogatoire mais rien de concret. Une fois libéré, en 1947, sous le nom de Schmidt, il est passé chercher son fils à l’orphelinat avant de partir pour l’Australie. Ensemble, ils ont fait fortune dans les mines d’opale, près de Darwin. Puis au milieu des années 1960, Reksnys a subitement vendu son exploitation et disparu.
— Et le fils ? demanda Jack. Il était sûrement trop jeune pour avoir fait la guerre.
— Il avait six ans en 1941, répondit O’Connor. Mais un témoin oculaire, un survivant juif qui a été appelé au procès des Einsatzgruppen à Nuremberg, en 1947, a parlé d’un garçon en uniforme des Jeunesses hitlériennes accompagnant le Sturmbannführer Reksnys dans son travail. Son témoignage, l’un des plus effroyables du procès, fait froid dans le dos. Apparemment, le jeune garçon chargeait le Lüger de son père entre chaque série d’exécutions et aurait exécuté lui-même plusieurs personnes. C’est ce témoignage qui a finalement permis à Interpol, dont le concours a été sollicité dans les années 1990, de retrouver Reksnys et son fils en Amérique centrale. Le fils, Pieter, y dirigeait un cartel de la drogue. Aujourd’hui âgé de plus de soixante-dix ans, il court toujours.
— Pourquoi a-t-il fallu aussi longtemps ? demanda Costas d’un air étonné. Pourquoi ne les a-t-on pas identifiés plus tôt ?
— Contrairement à ce qu’on voit au cinéma, répondit O’Connor, la traque des criminels de guerre nazis n’a jamais été une priorité en Occident après la fin des années 1940. La CIA et les services secrets des pays européens étaient complètement accaparés par la guerre froide et l’espionnage. Ils connaissaient tous Eichmann, Mengele et d’autres nazis qui s’étaient enfuis en Amérique du Sud et en Amérique centrale, mais la plupart considéraient qu’ils ne représentaient aucune menace. Seuls les Israéliens se sont efforcés d’en faire traduire quelques-uns devant la justice.
— Et maintenant, c’est nous qui en payons le prix, murmura Costas.
— Pas seulement, dit O’Connor.
Il ouvrit un tiroir et posa une pochette en plastique contenant une photo sur le bureau.
— Vous ne vous souvenez probablement pas de cela, poursuivit-il. Publiée dans la presse il y a environ huit ans, cette information est passée inaperçue, mais ce fut la plus belle prise après Eichmann.
La photo avait quelque chose de choquant. Elle montrait un homme mort, couché sur le dos dans une mare de sang, les yeux et la bouche grands ouverts et le visage tordu de douleur. C’était un vieillard en costume sombre, le bras droit relevé au-dessus du front. À travers les taches de sang, on distinguait clairement un brassard rouge frappé d’une croix gammée noire.
— Il portait ce brassard dans l’intimité de sa propre maison, affirma O’Connor. Ce fut un nazi invétéré jusqu’à la fin de ses jours. Au cas où vous ne l’auriez pas deviné, il s’agit d’Andrius Reksnys. On l’a abattu d’une balle dans l’estomac pour lui assurer une mort lente, lui laisser le temps d’avoir vraiment peur de ce qui allait lui arriver.
— Le Mossad ? suggéra Costas.
— Il y avait des ramifications avec les Israéliens, répondit O’Connor à voix basse. Mais ce fut l’œuvre d’indépendants.
— Qu’est-ce que vous entendez par là ?
— Andrius Reksnys était l’incarnation du diable. Malgré tous les efforts de la justice internationale, il n’avait pas répondu de ses actes. Il méritait de subir le jugement des hommes, et de Dieu.
— Est-ce que vous êtes en train de nous dire que le Vatican a un commando de tueurs ? demanda Costas incrédule.
— Le Saint-Siège n’est pas seulement un guide spirituel, répondit O’Connor. Notre survie dépend de notre force dans le monde des hommes, de notre capacité à persuader les dissidents de se soumettre à Dieu. Songez aux jésuites, dont je fais partie. Ou aux croisades. Ou encore à l’Inquisition. Depuis des siècles, le Vatican est à la tête du réseau de renseignement le plus efficace du monde et n’a jamais hésité à s’en servir.
— Les croisades ne font pas partie des moments les plus glorieux de l’Église, même si l’intention était bonne au départ, murmura Costas. Mais je suppose que le sac de Constantinople n’était pas vraiment ce que le pape avait en tête.
— Détrompez-vous, répliqua O’Connor. La papauté a toujours eu des difficultés à résister à l’attrait du monde laïque. Et elle a souvent perdu de vue le plan spirituel qui unit tous les chrétiens. Au moment de la quatrième croisade, le Vatican était déjà en désaccord avec l’Église d’Orient, un repaire de schismatiques qu’il considérait comme des hérétiques. Ce désaccord s’est transformé en une véritable querelle qui, comme toutes les querelles, a conduit les adversaires à perdre la raison. Certains apologistes du sac de Constantinople ont même prétendu qu’il s’agissait d’un dessein divin. Ils ont présenté la croisade comme une punition envers ceux qui s’étaient détournés du droit chemin.
— L’animosité était réciproque, fit remarquer Jeremy. Le chroniqueur byzantin Nicetas Choniates a qualifié les croisés de précurseurs de l’Antéchrist, d’émissaires anticipant les actes impies du faux prophète.
— Le Saint-Siège a toujours été tenté par le côté obscur, poursuivit O’Connor. Ceux qui luttent contre le diable peuvent facilement se retrouver eux-mêmes au service du diable. Les croisades ont constitué l’ultime défi du Moyen Âge et nous ne l’avons pas toujours relevé. Dans nos moments de faiblesse, nous avons fait preuve de tendances monstrueuses au cours de l’Histoire. Certains membres de l’Église se sentent coupables de n’avoir pas su endiguer le plus grand de tous les fléaux, l’Holocauste nazi.
— Alors la mort de Reksnys n’a rien à voir avec la menora, en conclut Jack.
O’Connor marqua un temps d’arrêt, puis se leva.
— Je crains de vous avoir induit en erreur. Sa mort est on ne peut plus liée à la menora. Mais je vous demande encore un peu de patience.
On frappa de nouveau à la porte et O’Connor fit entrer Maria. Elle s’assit, son téléphone portable à la main.
— J’ai des nouvelles de Hereford, dit-elle avec gravité. Des nouvelles fantastiques. Mon équipe de l’Institut d’Oxford a récupéré tous les manuscrits de l’escalier condamné. C’est inouï, le plus grand trésor de manuscrits anglo-saxons jamais découvert. C’est comme si nous avions trouvé la bibliothèque romaine de la villa des Papyrus à Herculanum, et il va nous falloir autant de temps pour rattacher les morceaux.
Elle regarda Jeremy, qui l’écoutait attentivement, penché vers elle.
— À moins que vous ne soyez pressé de retourner aux États-Unis, il y a de quoi vous occuper à plein temps.
— Avec plaisir, dit Jeremy.
— Alors pourquoi cet air sombre ? demanda Costas.
— Ils ont trouvé autre chose, répondit-elle d’une voix tendue. Au fond de la cage d’escalier, sous le papier et le vélin. Le squelette d’un homme, grand, en habit de moine. Il a des centaines d’années et date du Moyen Âge. Il avait les membres en désordre, comme s’il avait été jeté en bas de l’escalier. Et l’arrière du crâne fracassé.
Après un long silence, O’Connor se dirigea vers la reproduction de la Mappa Mundi accrochée au mur, puis se retourna.
— C’est ce que je soupçonnais. Au printemps 1299, Richard de Haldingham, cartographe, est venu ici même, à l’île d’Iona. Il accompagnait son maître, Jacques de Voragine, archevêque de Gênes, dans son ultime voyage. Puis il est parti pour Hereford afin de superviser la réalisation de la carte qu’il avait commencée quinze ans auparavant. Il y avait des erreurs dans les inscriptions, qu’il voulait corriger. Il avait laissé un modèle, un croquis à partir duquel les moines devaient travailler, mais l’enlumineur n’était pas très instruit. Et nous savons désormais, grâce à son exemplaire personnel, celui que Jeremy et Maria ont trouvé, qu’il voulait ajouter quelque chose, un élément secret, dans l’angle inférieur gauche, où les moines ont ensuite ajouté l’inscription le désignant comme l’auteur de la carte.
O’Connor resta immobile devant la cheminée, plongé dans ses pensées.
— Nous savons qu’il a passé sa dernière nuit au manoir de Monseigneur Swinfield, à Bromyard, et qu’il s’est rendu à pied à Hereford habillé en pèlerin, reprit-il. Puis il a disparu. Les corrections n’ont jamais été faites. Et on n’a plus jamais parlé de lui.
— Vous pensez qu’il a été tué ? demanda Maria d’une voix tremblante.
— Je n’en doute pas une seconde.
— Je me sentais si proche de lui, murmura Maria cramponnée à sa chaise, frémissante d’émotion. Je l’ai étudié toute ma vie et je ne me suis jamais sentie aussi proche de lui que ce soir-là, dans la cathédrale. J’avais l’impression qu’il était là.
— Un meurtre ? s’écria Costas abasourdi. Et qu’est-ce que ce type faisait à Iona ? Quelqu’un pourrait m’expliquer ce qui se passe ici ?
Quelques minutes plus tard, O’Connor se rassit sur sa chaise et laissa ses compagnons observer les cartes qu’il leur avait montrées. Il avait déroulé sur le bureau une grande carte de la Bretagne du Nord et, à côté, un plan de la bataille de Stamford Bridge de 1066. Sur la carte, il avait tracé une ligne qui allait de la côte du Yorkshire, près de Stamford Bridge, à la pointe nord de l’Écosse et redescendait le long de la côte ouest jusqu’à l’île de Mull.
— Alors Harald Hardrada serait venu ici, à Iona, après la bataille.
Jack réfléchissait à cent à l’heure pour essayer de donner un sens à ce que le père O’Connor venait de leur dire. Il se rassit à son tour sur sa chaise et tous firent de même.
— Il devait être dans un sale état pour que les soldats anglais qui avaient combattu contre lui le laissent pour mort sur le champ de bataille, fit remarquer Costas.
— C’est un miracle qu’il ait survécu à ce trajet, affirma O’Connor. Il a été bien soigné. Il avait avec lui environ trente de ses guerriers, presque tous grièvement blessés, dont la plupart étaient d’anciens membres de la garde varangienne. Ils ont été transportés à bord de deux drakkars par de loyaux serviteurs. Certains sont morts en route et d’autres ici, à Iona.
Les pièces du puzzle commençaient à s’assembler dans l’esprit de Jack.
— Quand Harald a fini par quitter Iona pour naviguer vers l’ouest, supposa-t-il, il a laissé un contingent derrière lui, des fidèles qui attendraient le retour de leur roi.
O’Connor prit un air entendu et acquiesça.
— Ils ont constitué ce qu’ils ont désigné sous le nom de félag, précisa-t-il. En vieux norrois, cela signifie confrérie, société secrète.
— Et qui faisait partie de ce félag ? demanda Jack.
— Au début, il s’agissait de quelques hommes de Harald, des survivants blessés de Stamford Bridge qui l’avaient accompagné jusqu’à l’île sainte mais avaient décidé de rester sur place pendant que leur roi naviguerait vers l’ouest. C’étaient des hommes jeunes, des guerriers qui avaient toujours vécu dans l’entourage de Harald depuis l’époque de la garde varangienne. Ils avaient l’ambition nécessaire pour défendre la cause. Parmi eux, il y avait peut-être même des fils de Harald. Ils ont rapidement attiré d’autres fidèles mais n’étaient jamais plus de vingt. Ils avaient juré d’entretenir la flamme jusqu’au retour de leur roi, de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour s’assurer que les Vikings régneraient de nouveau sur l’Angleterre.
— Pas très réaliste après 1066, observa Jack.
— Ils haïssaient les Normands et leurs successeurs français, les Plantagenêts. En quelques générations, la cause du félag est devenue celle des Anglais. N’oubliez pas qu’il y avait déjà beaucoup de sang viking en Angleterre parmi ceux qu’on appelait les Anglo-Saxons. Quand Harald était jeune, le roi viking Knut régnait sur l’Angleterre. Les raids vikings avaient entraîné l’occupation d’une bonne partie du territoire, ainsi que des mariages mixtes, notamment en Est-Anglie, en Northumbrie et ici, dans les îles occidentales. Les Anglais, qui avaient été les ennemis de Harald à Stamford Bridge, se sont donc naturellement alliés aux Vikings dans une cause commune contre les Normands.
— Mais ils ne pouvaient raisonnablement plus attendre le retour de Harald.
— C’est devenu une cause mystique, un lien fort qui a fait du félag une des sociétés secrètes les importantes du Moyen Âge. Les premiers compagnons avaient juré le secret à leur roi. Ils n’ont jamais révélé que celui-ci avait survécu ni qu’il était parti vers l’ouest de peur que les Normands n’essaient de le suivre ou n’exercent des représailles. Après quelques générations, lorsque le retour du roi sur cette terre est devenu impossible, les membres du félag ont nourri le dessein de rejoindre Harald à la grande bataille du Ragnarok, l’ultime combat du bien contre le mal dans la mythologie norroise. Ils combattraient de nouveau aux côtés de leur souverain en brandissant leur hache d’armes. Ils vaincraient leurs ennemis et répandraient la terreur, comme ils l’avaient fait à l’époque glorieuse des Varègues. Leur mantra sacré, le serment qui les unissait, est devenu hann till Ragnaroks, jusqu’au Ragnarok en vieux norrois, jusqu’à ce qu’on se retrouve à la fin des temps.
— C’est ainsi que le nom de Harald Hardrada est entré dans la légende.
— Pas tout à fait, dit O’Connor.
Il chercha dans sa bibliothèque et tendit un livre à Jack.
— Geoffrey de Monmouth, Historia Regum Britanniae, Histoire des rois de Bretagne. Un best-seller médiéval, dont le récit est en grande partie fictif.
— Où voulez-vous en venir ?
— C’est de ce livre qu’est issue la légende du roi Arthur.
— Bien sûr, murmura Jack. Celui qui fut et sera roi.
— Geoffrey a fait partie du félag, quelques générations après le départ de Harald. Les membres avaient juré de ne jamais mentionner le nom de leur roi mais, au milieu du XIIe siècle, la confrérie avait commencé d’infiltrer la société anglaise. Face à l’oppression normande, il est devenu opportun de répandre le mythe d’un ancien roi breton, un chef héroïque qui reviendrait un jour libérer son peuple. Si l’on fait abstraction de tout ce qui relève de la fiction, l’histoire repose sur des faits réels.
— À la place de roi Arthur, il faut lire Harald Hardrada, murmura Jack, et remplacer les chevaliers de la Table ronde par la garde varangienne.
— C’est ce que tu disais à propos de l’Atlantide, renchérit Costas. Dans chaque mythe, il y a une part de vérité.
— Oui, mais le mythe de l’Atlantide existait depuis une éternité, répliqua Jack. Celui-ci était totalement inattendu.
Il se tourna vers O’Connor.
— Alors le félag n’était pas seulement une confrérie mystique ?
— Loin de là. En épousant la cause anglaise, il a attiré facilement de nouveaux adeptes et, au fil des générations, il a accueilli en son sein de puissants dignitaires revendiquant des origines anglo-saxonnes et vikings. Il y avait peu d’espoir qu’il puisse infiltrer l’aristocratie normande. Aussi, après la mort des derniers Varègues fondateurs, la plupart de ses membres ont été des hommes d’Église, en réalité des païens. L’Église a été le seul espace où les Anglais d’origine anglo-saxonne et viking ont pu exercer un pouvoir, et le félag a largement utilisé celui-ci à son avantage. À la fin du XIIe siècle, la confrérie a étendu son influence jusqu’à Rome. Elle comptait parmi ses membres des ecclésiastiques européens ayant des liens avec l’Angleterre. Jacques de Voragine, maître de Richard de Haldingham et haut membre du clergé en Italie, était l’enfant naturel d’une femme anglaise qui prétendait descendre du roi Knut. Il y a même eu à plusieurs reprises des membres du Collège des cardinaux du Vatican.
— Alors Richard de Haldingham faisait partie du félag, dit Maria à voix basse.
— Il a été le dernier membre du vrai félag, créé par les fidèles de Hardrada.
— Le vrai félag ?
O’Connor, manifestement troublé, tarda à répondre.
— Très tôt, il y a eu un schisme, un côté obscur. On pourrait comparer cela au combat que l’Église a dû mener, comme je vous le disais tout à l’heure, contre la tentation du mal. Nous ignorons qui a été à l’origine de ce schisme, mais c’était quelqu’un qui avait vu la menora de ses propres yeux, un des compagnons de Hardrada, qui avait choisi de rester. Un Judas parmi le félag. La menora était déjà un symbole secret de royauté aux yeux de Harald. Son prestige avait bien plus de valeur que son poids en or. Après le départ du roi, elle est devenue le symbole même du félag et faisait partie intégrante du rituel qui unissait les membres de la confrérie. Mais là où les uns voyaient une cause sacrée, les autres ne voyaient que de l’or. La menora a suscité l’avarice, la cupidité.
— Comme le Saint-Graal, suggéra Costas. Pour les uns, c’est une quête mystique, l’allégorie d’une grande révélation sur le christianisme. Pour d’autres, c’est une coupe en or.
— Exactement. La quête du trésor de Harald est devenue une obsession pour ceux qui n’ont pu résister à la tentation. Ils ont secrètement créé leur propre confrérie, leur propre félag, dans l’unique but de trouver la menora. Les fidèles ont senti qu’une force pernicieuse s’était immiscée parmi eux. Ils ont fini par apprendre que Harald avait traversé l’océan. Mais ils sont parvenus à cacher l’information à ceux qui l’auraient utilisée à mauvais escient et ne l’ont transmise qu’à un seul homme. Celui-ci la confierait à son tour à son successeur, de maître à disciple, tant que la lignée survivrait.
— Je commence à comprendre, dit Jack. Jacques de Voragine et Richard de Haldingham.
— Ce furent les derniers, ajouta O’Connor. La lignée avait survécu pendant plus de cent ans après la grande crise de 1170. Cette année-là, Thomas Becket, archevêque de Canterbury, a été tué par des hommes d’Henri II dans sa propre cathédrale. À l’époque de Becket, le vrai félag exerçait un grand pouvoir et, à sa mort, ce fut le début du déclin.
— Thomas Becket faisait partie du félag ? s’enquit Jack stupéfait.
— Il détenait le savoir, expliqua O’Connor. Les chevaliers qui l’ont massacré ne cherchaient pas seulement à venger Henri II.
— Ont-ils obtenu ce qu’ils voulaient ?
— Becket n’a pas cédé et, dans leur rage, ils l’ont tué. Honnis dans toute l’Angleterre, ils se sont engagés dans la troisième croisade, prétendument pour l’absolution de leur crime. On les appelait « les chevaliers à la main ensanglantée », car ils s’étaient ouvert la main pour conclure « le pacte du sang » et avaient tous une cicatrice en travers de la paume. Leur quête s’est développée autour de leur propre mystique, de leurs propres rituels, bien que leur allégeance à la cause de Harald Hardrada ait été une imposture. Ils ont commencé à chercher le trésor que Harald avait laissé quand il avait fui Constantinople avec ses compagnons de la garde varangienne. La table d’or du temple de Jérusalem, la table des pains de proposition.
— Mais elle était à Constantinople.
— Les chevaliers ont tous été égorgés avant de pouvoir s’y rendre, par Saladin et les Maures, devant les remparts de Jérusalem. Mais un autre homme est parvenu jusqu’à Constantinople, une génération plus tard, en 1204.
— C’est la date de la quatrième croisade, se souvint Costas, sur laquelle portaient nos recherches dans la Corne d’Or. La chaîne et tout ça.
— Attendez, dit Jack emporté par son enthousiasme, le sac de Constantinople. C’était Baudouin de Flandre. Vous voulez dire que...
— C’était lui. Dans sa jeunesse, Baudouin était allé à Rome, où il avait vu l’arc de Titus dans le forum. L’arc était devenu un lieu de pèlerinage pour le félag, un sanctuaire sacré. Richard de Haldingham s’y est sans aucun doute rendu lui aussi. Les membres du félag ont vu la représentation de la menora mais également celle des autres trésors portés par les soldats romains.
Par conséquent, ils savaient à quoi ressemblait la table d’or. Baudouin n’a pas détourné la croisade vers Constantinople par accident, uniquement pour faire le sale boulot des Vénitiens. Mais les autres, ceux du vrai félag, connaissaient ses intentions. Ils ont donc gagné secrètement Constantinople avant lui. Il y avait encore des Varègues dans la garde impériale de la cité, des hommes pour qui le nom de Hardrada était sacré et évoquait une époque glorieuse. Le félag les a convaincus de prendre ce qu’il restait du trésor et de le cacher dans un endroit secret du port, avant l’arrivée des croisés. Tous les Varègues sont morts pendant le siège et l’emplacement du trésor a été perdu.
— Eurêka ! s’écria Costas. C’est une bonne nouvelle pour nous. Maurice Hiebermeyer va peut-être trouver quelque chose dans la Corne d’Or finalement.
— À l’époque de la quatrième croisade, reprit O’Connor, le schisme au sein du félag s’était déjà transformé en vendetta. Le meurtre de Thomas Becket devait être puni et le cycle infernal a commencé. Même ceux qui étaient encore fidèles à la cause ont perdu leur grandeur d’âme. Ils ont vécu dans la peur jusqu’à la fin de leurs jours. Comme beaucoup de sociétés secrètes, le félag s’est renfermé sur lui-même et s’est autodétruit. Richard de Haldingham devait se douter qu’il serait poursuivi lorsqu’il reviendrait à Iona pour enflammer le corps de son maître sur sa chaloupe, selon le rituel du félag, et l’envoyer vers le Valhalla, de la rive même où leur roi avait pris la mer. Ses ennemis savaient que Jacques de Voragine lui avait probablement transmis son savoir avant de mourir. Mais lui, il n’avait pas de disciple. Son dernier acte a dû être cette inscription sur la Mappa Mundi, la transmission de son secret aux générations futures, pour que celui-ci soit découvert et déchiffré lorsque les temps obscurs seraient révolus. Après son meurtre, la lignée s’est éteinte.
— Croyez-vous qu’il soit revenu sur sa décision dans ses derniers instants, lorsqu’il a été confronté à la mort dans la bibliothèque enchaînée ? demanda Jack.
Maria le regarda, la gorge serrée d’émotion.
— Il était accompagné par l’esprit de Thomas Becket, dit-elle. Il devait savoir qu’il mourrait de toute façon. Je pense qu’il a été fort jusqu’au bout. Heureusement, il a sans doute eu affaire à un agresseur qui ne s’est pas rendu compte de ce qu’il avait entre les mains, à moins qu’il n’ait eu le temps de cacher la carte dans la bibliothèque juste avant son agression.
— Il ne pouvait pas imaginer qu’on mettrait plus de sept cents ans à la retrouver, murmura Jack.
— Et je crains que les temps obscurs ne soient pas révolus, ajouta O’Connor.
— Bien, déclara Costas en montrant d’une main le symbole de la menora gravé sur la bague et, de l’autre, la croix gammée figurant sur la dague. Et maintenant, la grande question : comment passe-t-on de ce meurtre mystérieux en plein Moyen Âge aux méchants du XXe siècle ?