Vingt minutes plus tard, le bruit de la pluie fut éclipsé par le grondement trépidant du Lynx, qui apparut dans le ciel et balaya le sol dans un grand tournoiement de feuilles. Deux hommes furent hélitreuillés à travers les frondaisons de la jungle. Après eux, une trousse de secours rouge descendit au bout du câble. Une fois le chargement à terre, l’hélicoptère s’éleva dans les airs et disparut derrière les nuages. Jack sortit de son abri et se précipita vers la trousse pour l’extraire des broussailles avant de rejoindre Ben.
— Nous ne savions pas quoi faire, cria Ben pour couvrir le bruit de la pluie torrentielle en rangeant le pistolet qu’il tenait à la main. Quand Costas nous a envoyé vos coordonnées GPS, nous étions à moins de cinq kilomètres. Nous faisions des rondes au large de la côte. Nous avons dit aux autorités que nous survolions la zone dans le but de trouver des vestiges archéologiques. Jeremy est venu avec moi, parce qu’il était le seul archéologue à bord. Il a insisté. On ne peut pas traverser l’espace aérien mexicain armé jusqu’aux dents, surtout de nuit, alors il n’y a que moi et mon Glock. Mais maintenant que nous vous avons trouvés, le Lynx va ramener toute une équipe de sécurité. Nous avons également contacté la police locale.
— Loki est parti, cria Jack. Son père lui a ordonné de nous suivre dans la grotte. Il a emmené Maria avec lui. Il n’avait pas confiance en nous. Mais nous avons Reksnys.
— Je dois d’abord balayer le périmètre, précisa Ben. Il va falloir que Jeremy s’occupe du prisonnier.
Les lunettes pleines de buée, Jeremy se fraya un chemin entre les broussailles dans lesquelles il avait atterri en essayant de se dégager de l’étreinte d’une plante rampante. Jack conduisit ses compagnons à travers la jungle jusqu’à la piste et ils coururent vers le temple. Arrivés à l’entrée, ils s’ébrouèrent et Jeremy essuya ses lunettes. A l’intérieur, Costas braquait le Lüger sur un homme bâillonné, couché face contre terre, les poignets grossièrement ficelés. Jeremy se précipita vers la fresque et observa attentivement la représentation de la menora, désormais découverte, et la scène de bataille.
— Ce sont des Vikings ! s’exclama-t-il, les lunettes de nouveau recouvertes de buée. Tu avais raison. C’est fantastique ! Et regarde, là, je suis sûr que c’est une femme.
— On verra ça plus tard, répliqua Jack.
Il fit un signe de tête à Costas, qui lui donna le Lüger, tandis que Ben renforçait les liens de Reksnys, à genoux à côté lui.
— Costas va devoir aller diriger l’hélitreuillage, Jeremy, annonça Jack en lui tendant le pistolet. Tu sais te servir de ça ?
— J’ai passé six mois dans le Corps d’entraînement des officiers de réserve de Stanford, répondit Jeremy en retirant ses lunettes. Un sens du devoir déplacé après les événements du 11 Septembre. Ce n’est pas vraiment mon truc.
— Tu sais à qui tu as affaire, insista Jack. Pense à ce qu’ils ont fait à O’Connor et à Maria.
— Mon grand-père a ramené un Lüger de la guerre, dit Jeremy en remettant ses lunettes.
Il prit le pistolet, tira sur la culasse pour regarder dans la chambre et la relâcha. Puis il s’agenouilla à côté de Reksnys et lui pointa l’arme au creux des reins. Après lui avoir brusquement tiré la tête en arrière, il se pencha derrière son oreille.
— Mon ami Costas m’a dit que vous aviez menacé de faire ça à Maria, de lui infliger une mort lente.
Il obligea Reksnys à se lever, le poussa vers l’entrée et disparut avec lui dans la pluie. Ben se tourna vers Jack.
— Je crois qu’on n’a pas de souci à se faire pour eux.
— Bien. Je vais chercher Maria, annonça Jack.
— Pas seul.
— Je n’ai pas le choix. Nous ne pouvons pas récupérer nos recycleurs. Reksnys avait apporté deux scaphandres en cas de besoin et Loki en a pris un. Il semble qu’il ait pris le détendeur avec octopus pour Maria, afin qu’elle puisse respirer à partir de la même bouteille que lui. L’équipement qu’il nous reste n’a pas d’octopus et, en tout état de cause, la bouteille ne contient pas suffisamment d’air pour deux.
— Je pourrais contacter le Lynx et faire expédier un équipement depuis le navire.
— Pas le temps. Nous avons déjà pris suffisamment de risques.
Jack se mit la bouteille sur le dos et attacha le gilet stabilisateur.
— Loki doit déjà être furieux, reprit-il. Il a sans doute constaté qu’il aurait mieux fait de rester ici. C’est un indépendant. Son père est un monstre, mais c’est un amateur à côté de lui et il le sait très bien. Il oscille entre l’obéissance aveugle à toutes les absurdités du félag et ses instincts les plus forts. Il a été contraint de pénétrer dans un environnement où il ne peut pas tout contrôler.
C’est notre chance. Mais cela signifie aussi qu’il va être versatile. Il faut agir tout de suite. Je ne veux pas qu’il revienne ici et découvre ce qui s’est passé. Maria ne vivrait pas une seconde de plus. Si elle est encore en vie.
— Tu n’es même pas armé.
— J’improviserai.
— Tu as une torche ?
— Costas et moi avons laissé des bâtons lumineux pour repérer l’itinéraire.
— Bonne chance.
Ben passa la corde sous les bras de Jack. Après avoir vérifié la bouteille et le lestage, Costas prit son ami par les épaules et le regarda droit dans les yeux.
— N’oublie pas, lui dit-il, tu as la chance du combattant.
— Je n’oublierai pas.
Jack baissa son masque, assis au bord du trou, et se laissa tomber dans le puits, retenu uniquement par la corde. Costas et Ben le firent descendre immédiatement. Il était concentré sur son objectif. Dès que son détendeur brisa la surface, il se mit à nager sous l’eau en direction du tunnel, en suivant les bâtons lumineux qu’ils avaient laissés dans la grotte à peine plus d’une heure auparavant. Le tunnel lui semblait désormais moins oppressant et, devant lui, il vit l’extraordinaire luminosité des murs calcaires éclairés par les bâtons lumineux, et les fantastiques formations de stalagmites et de stalactites qui se dressaient de chaque côté telles des sculptures de glace abstraites.
Dix minutes plus tard, il vit de la lumière provenant de la deuxième salle. C’était une lumière différente, plus intense que l’éclairage chimique des bâtons lumineux. Il arriva à l’entrée de la salle. Les bulles s’échappant de sa soupape d’expiration remontaient le long des parois au-dessus de lui. Il émergea avec prudence dans une petite cavité secondaire, juste assez haute pour qu’il puisse sortir la tête hors de l’eau. Au milieu de la grotte, il voyait les étranges formations calcaires de l’île, à environ vingt mètres de l’endroit où il se trouvait. La lumière provenait de l’autre rive et diffusait un large faisceau sur le plafond.
Jack risquait d’être trahi par les bulles de son détendeur. L’espace d’un instant, il regretta d’avoir jeté son recycleur dans la rivière souterraine. Il devrait nager à la surface en espérant ne pas se faire repérer.
Il retira son masque et l’accrocha à son gilet puis chercha autour de lui de quoi se noircir le visage, quelque chose qui absorberait la lumière si une torche était orientée vers lui. Il tendit la main avec précaution et passa les doigts sur une surface plane se trouvant juste devant lui. Il sentit la substance qu’il avait prélevée et fronça les narines : du nitrate de potassium. De la fiente de chauve-souris. Il en prit encore un peu et s’étala le tout sur le visage en veillant à ne pas faire de bruit.
Il gonfla son gilet stabilisateur à la bouche, car l’alimentation à basse pression du détendeur aurait fait trop de bruit, et poussa sur ses palmes pour nager lentement en direction de l’île.
Parvenu à mi-chemin, il sentit le courant de la rivière souterraine, beaucoup plus fort que lorsque Costas et lui avaient décidé de le suivre. Un faisceau lumineux balaya la grotte et lui accrocha le visage. Il se figea. La lumière disparut et il se remit à nager. S’il se faisait prendre maintenant, il n’aurait aucune chance de s’en sortir. Loki était probablement armé. Tout dépendrait de l’effet de surprise.
Jack arriva au bord de l’île. Il entendit une voix de l’autre côté, amplifiée et déformée par la grotte mais indubitablement masculine. Le ton était hargneux et menaçant. Il se débarrassa de sa bouteille et de ses palmes avant de se glisser furtivement jusqu’à un endroit qu’il avait repéré lors de sa plongée avec Costas et où ils avaient trouvé le premier indice de la présence des Vikings. Il tendit la main dans l’eau. L’objet se laissa prendre facilement. Préservé par l’eau douce, il n’était pas encombré de concrétions. Il était en aussi bon état que celui qui s’était trouvé pris dans la glace. Jack sortit de l’eau dans sa combinaison noire ruisselante et l’emmena avec lui.
C’était une hache d’armes viking.
Il se faufila rapidement entre les concrétions noueuses, se réjouissant d’avoir des semelles en néoprène qui adhéraient bien à la surface. Il longea le mur de boucliers fossilisé pour se tapir derrière l’étrave du navire viking et la silhouette spectrale du guerrier vaincu. Du haut de l’île, il regarda sur l’autre versant. Loki était là, à seulement dix mètres de lui. Il lui tournait le dos, assis à califourchon sur Maria, qui le fixait avec un air de défi, allongée par terre. Il tenait un pistolet de la main gauche, un Browning GP. De l’autre, il pointait une lame sur le cœur de sa victime, une épée. C’était l’épée viking que Jack et Costas avaient vue dans l’eau à côté de la hache.
Jack frissonna à la vue de ce spectacle terrifiant. L’histoire ne s’était jamais vraiment arrêtée. La pierre du Yucatan était imprégnée d’un mal impossible à exorciser. Le sacrifice humain.
Jack fondit sur Loki à toute vitesse en brandissant la hache et lui assena un coup violent qui lui trancha le bras gauche. Le pistolet, encore tenu par les doigts, voltigea dans les airs et tomba à l’eau pour disparaître dans les profondeurs obscures. Loki chancela sous le choc puis se retourna, défiguré par la stupeur autant que par la rage, pour faire face à Jack. Son bras dégoulinait de sang. Il lâcha l’épée, tituba, porta la main à la cicatrice qui lui traversait la joue, puis ramassa l’épée. Il se jeta brusquement sur Jack. Aveuglé par le métal étincelant et surpris par la rapidité du geste, Jack faillit être pris au dépourvu et brandit la hache juste à temps. Les deux lames s’entrechoquèrent, grincèrent, crissèrent, autant de sons qui n’avaient pas résonné à cet endroit depuis près d’un millier d’années. Jack frémissait sous les coups mais tenait bon. Son adversaire ne tarderait pas à perdre ses forces. Loki était déjà trop faible pour empêcher son corps de suivre les mouvements de l’épée. Il vacillait, tournait sur lui-même en tentant de garder l’équilibre. Au comble de la douleur, il parvint à se redresser, à bout de souffle, et pointa l’épée sur la poitrine de Jack en titubant au bord de l’eau.
Par sa colère, Loki avait précipité sa propre chute. Il aurait pu rester à la surface avec son père, essayer de se raisonner, de contenir ses ardeurs meurtrières.
Jack serra l’arme entre ses mains, tout comme quelques jours auparavant dans l’iceberg, lorsqu’une autre hache à long manche et simple tranchant lui avait sauvé la vie.
La chance du combattant.
Il souleva la lame au-dessus de sa tête, fit deux pas en avant et, au moment de l’abattre, crut voir des runes étinceler devant lui, là où le nom de Halfdan était écrit sur l’autre hache.
C’était la hache d’armes d’un puissant roi. Éclair du Nord.
La lame fendit l’air et frappa Loki à la base de la nuque. Jack lâcha le manche, laissant la hache tournoyer avant de tomber à l’eau, au-dessus de la rivière souterraine. La tête de Loki, semblable à celle d’une marionnette, se pencha en arrière puis se replaça aussitôt. L’espace d’un instant, Loki sembla intact. Puis la cicatrice de son visage s’allongea pour lui traverser l’œil et se déchira complètement. Jack vit ses maxillaires et ses dents grimacer horriblement comme les crânes sculptés de Chichén Itzá. Une flaque de sang épais se répandit rapidement sur la roche.
Loki fit un pas en arrière et glissa sur son propre sang avant de tomber lourdement la tête la première contre une stalagmite. Il se releva en s’appuyant sur son unique bras et resta debout, chancelant. La moitié de son visage était désormais totalement décharnée et son œil pendait au-dessus de ses os. Il respirait par à-coups dans un râle atroce. Jack vit l’impact de la lame dans son cerveau. Loki tituba une dernière fois puis tomba à l’eau avec fracas, emportant l’épée avec lui. Pendant un instant, il resta suspendu entre deux eaux en fixant Jack de son œil aveugle, encore en vie, dans un ultime effort pour remonter à la surface. Puis il s’enfonça plus profondément et le courant le happa pour l’emporter au loin, dans les ténèbres des enfers.
Il était parti.
Jack se laissa tomber à côté de Maria et ils restèrent un moment allongés au bord de l’eau. Il tremblait encore sous l’effet de l’adrénaline, tandis qu’elle se cramponnait fermement à lui. L’eau redevint calme et ils n’entendirent plus que le clapotement de la pluie qui s’infiltrait par le plafond. Le son était amplifié par la grotte mais apaisant après le tintement retentissant des lames d’acier. Jack s’arrêta peu à peu de trembler. Maria fixait l’eau cristalline à quelques centimètres de son visage. Elle tendit la main et en sortit un éclat de roche poli, inaccessible aux concrétions. Des signes avaient été gravés à la surface. Ils s’assirent brusquement.
— Une pierre runique, murmura Maria.
— Tu peux la lire ?
— Elle a été gravée à la hâte, répondit Maria. Comme la dernière page d’un journal de bord ayant appartenu à une expédition vouée à l’échec.
— Essaie, insista Jack, dont la voix se révélait à peine audible tant il était épuisé.
Maria réfléchit, marmonna quelques mots, puis lut à voix haute.
— Il ne reste que Ulf, Finn et Halldor. Les Skraelings ont pris l’entrée de la grotte. Que Thor nous protège. Hann til Ragnarøks.
Jack n’éprouva aucune émotion. Il était trop exténué pour réagir. Il ne put que tendre la main et toucher la pierre mouillée.
— Peut-être est-ce Harald lui-même qui a gravé ces mots, songea Maria, dans un dernier geste avant l’arrivée des Toltèques. Tout a recommencé comme à Stamford Bridge mais, cette fois, ce fut vraiment la fin.
Elle regarda les formes spectrales qui se dressaient sur la plate-forme, derrière elle, puis l’obscurité des profondeurs où Loki avait disparu. Elle eut un frisson.
— Ils ont fait tout ce qui était humainement possible, dit-elle. Ils sont allés jusqu’à l’entrée des enfers.
— Je comprends ce qu’ils ont éprouvé, murmura Jack. Nous sommes à l’orée du monde des esprits, juste à la frontière. Il y a quelque chose qui me pousse à descendre dans ce tunnel, à suivre Loki, une force pernicieuse m’incitant à relever le défi. Je me sens plus proche de Harald que jamais, vraiment proche.
Il regarda les ombres ondoyer sur les parois de la grotte, puis secoua la tête et prit la bouteille de plongée que Loki avait déposée au bord de l’eau.
— Et je sais qu’il ne faut pas se laisser entraîner ici.
— Ce n’est pas encore fini, affirma Maria.
— Tu as largement assez d’air. Et des bâtons lumineux indiquent le chemin à suivre. L’enfance de l’art ! Je serai juste derrière toi.
— Je ne parlais pas de cela.
Jack tira sur les sangles de la combinaison de Maria, s’aspergea le visage d’eau pour retirer la couche noire dont il était enduit et s’assit à côté de sa collègue. Celle-ci se mit à lui parler, lentement d’abord, d’une voix hésitante, puis dans un flot continu de paroles, comme si elle se libérait de quelque chose qu’elle n’avait jamais dit à personne mais répété mentalement à de nombreuses reprises. L’histoire que Jack entendit de sa bouche était plus effroyable que tout ce qu’il aurait pu imaginer. Elle rendait les monstres des enfers aussi redoutables qu’ils l’avaient été aux yeux des Vikings. Elle semblait donner corps au mal qui se dégageait de cet endroit pour engendrer une force d’une malveillance intolérable.
Vingt minutes plus tard, Jack se hissa hors du puits pour regagner le temple aux murs peints. Accroupi en face de lui, Costas était à bout de souffle après avoir mené les opérations d’hélitreuillage. Maria était assise sur le sol de pierre, ruisselante, quelques mètres plus loin. Malgré la chaleur, elle tremblait légèrement et Costas lui tendit une serviette et une veste de l’UMI, ainsi qu’une bouteille d’eau. Dès qu’il la vit saine et sauve, Jack se tourna vers Costas.
— Quelle est la situation ?
— Les Mexicains sont ici, répondit Costas en haletant. Deux types sont arrivés en jeep il y a environ dix minutes. Ce sont des judiciales, des flics en civil. Pas très recommandables, à mon avis. Ils ont dit qu’un hélicoptère était en route. Apparemment, toute cette zone appartient à Reksnys, mais nous sommes très loin de son fief principal. Je ne crois pas qu’il ait des hommes par ici. Il y a quelques indigènes dans la jungle, des Mayas, mais ils sont de notre côté. Dès que les renforts de police seront là, le Lynx reviendra avec une équipe de sécurité complète. Il n’y a pas de danger pour l’instant. Ben est en train de balayer le périmètre.
Jack fit un signe de tête en direction du puits.
— Tu auras compris que notre ami Loki ne nous rejoindra pas.
— Jamais ? demanda Costas en levant les sourcils.
— Il tente de battre le record de plongée souterraine en apnée.
— Dans les enfers des Toltèques, dit Costas à voix basse. Je ne resterais pas là pour l’éternité.
Jack attira Costas dans un coin de la pièce et lui parla de façon animée dans l’obscurité. De temps à autre, Costas jetait un coup d’œil à Maria, la mine de plus en plus sombre. Après quelques minutes, la jeune femme vit que Jack lui faisait signe de les rejoindre. Costas lui tendit un objet enveloppé dans un morceau de tissu. Elle vérifia le contenu du paquet et cacha celui-ci à l’intérieur de sa veste.
Jeremy apparut brusquement à l’entrée, essoufflé et dans tous ses états.
— Vite, dépêchez-vous ! Reksnys s’est échappé. Il a pris un gosse indigène en otage et menace de le tuer.
— Comment a-t-il...
— La police mexicaine l’a libéré et il s’est volatilisé avec le gosse. Il a mis les bouts !
— Merde !
Soudain, des cris retentirent au-dehors et Reksnys apparut avec un petit garçon d’environ cinq ans. Il le poussa devant lui, suivi des parents de l’enfant, qui l’imploraient en espagnol. Jeremy retint ceux-ci à l’extérieur et Reksnys entra en tenant une ceinture en cuir autour du cou de son otage. Il parada un instant en ricanant, la tête haute, et traîna l’enfant comme un animal au centre de la pièce.
— Je peux lui rompre le cou en une seconde, juste comme ça, annonça-t-il en claquant des doigts.
Il semblait avoir oublié qu’il n’était pas seul et parlait avec une jubilation presque enfantine. Puis il regarda brusquement autour de lui.
— Où est mon fils ?
— Il est allé se baigner.
Reksnys ne saisit pas ce que Costas venait de lui dire et attira l’enfant contre lui.
— Cómo te llamas ?
L’enfant était trop terrorisé pour répondre.
Reksnys l’obligea à le regarder en face.
— Cómo te llamas !
L’enfant murmura son prénom, en larmes.
— Daniel.
— Daniel, répéta Reksnys en desserrant son étreinte avant de ramener l’enfant contre lui en tirant brutalement sur la ceinture. Intéressant pour un Maya. Quand j’avais son âge, j’ai connu quelques petits garçons qui portaient ce prénom. Daniel, Doron, Menachem. Et il y a eu plusieurs fillettes avec eux. Mais pas pour longtemps.
Il ricana de nouveau et regarda avec méfiance Maria, qui se dirigeait pas à pas vers le mur contre lequel elle avait repris conscience après le cauchemar de l’île d’Iona. Elle s’arrêta en face de Reksnys, les jambes légèrement écartées.
— Je crois, dit-elle, que vous préfériez autrefois utiliser ceci. Lentement, posément, elle sortit le Lüger et visa la tête de Reksnys, les deux mains refermées sur la culasse et l’index posé sur la détente.
Jeremy la regarda avec stupéfaction.
Reksnys ricanait toujours.
— Vous ne savez pas vous en servir.
Elle retira le cran de sécurité situé sur la gauche.
— Oh, si, je le sais !
— Il n’est pas chargé.
— Jack ? demanda Maria sans détourner le regard.
Jack sortit une petite boîte sur laquelle il était écrit Neuf millimètres Parabellum et en montra l’intérieur à moitié vide.
— Nous avons trouvé cela dans votre poche, rappela-t-il. Vous vous souvenez ?
Reksnys le regarda avec mépris.
— Lâchez ce pistolet ou je tue le gosse.
Maria se mit à réciter à voix basse ce qu’elle avait appris par cœur dans son enfance.
— Compte rendu de situation opérationnelle URSS n°129a. Einsatzgruppe D. Lieu : Nikolaïev, Ukraine. Addendum au compte rendu n° 129 sur l’activité des Einsatzkommandos visant à débarrasser les villes des Juifs et à éradiquer les groupes partisans. Le SS-Sturmbannführer Andrius Reksnys a exécuté personnellement 341 Juifs. Nouveau total pour ces deux dernières semaines : 32108.
Le silence envahit la pièce. Maria visait toujours la tête de Reksnys. Celui-ci, immobile, la fixait avec une colère froide, la ceinture tendue autour du cou de l’enfant.
— 14 mai 1943, reprit Maria. Belle matinée de printemps. Les fleurs s’ouvrent, les oiseaux chantent. La dernière ligne de Juifs qui reste devant la fosse est une jeune famille, un père, une mère enceinte et quatre enfants en bas âge. Vous vous souvenez ? Votre père vous a laissé les petits.
— Impossible ! lança Reksnys en regardant les autres d’un air conspirateur. Cette femme est folle. Il n’y avait aucun témoin. Il n’y en a jamais eu.
— Ce furent vos premières victimes, poursuivit Maria d’un ton neutre. Vous ne saviez pas encore bien vous servir du Lüger. Trois jours plus tard, la plus jeune des enfants a rampé hors du tas de corps, une balle logée dans le cerveau. C’était une adorable petite fille, en pleurs, sans défense dans le soleil printanier.
Maria sentait les larmes lui couler sur les joues, mais sa voix restait ferme.
— C’est un soldat allemand de la Wehrmacht qui l’a trouvée. Il a eu pitié d’elle. Elle est restée dans son unité jusqu’à son retour à Berlin, choyée par des Allemands, des hommes écœurés par ce que les SS avaient fait. Lorsqu’ils furent tous tombés au champ d’honneur, elle a été recueillie par un soldat britannique. Des années plus tard, elle a épousé un diplomate espagnol. Et elle a eu une fille à son tour. Au printemps dernier, je l’ai ramenée à Nikolaïev dans cette jolie prairie, où elle a retrouvé ses frères et sœurs, son papa et sa maman. Elle a dit qu’elle leur avait manqué, qu’ils l’avaient cherchée partout pour la protéger.
La gorge serrée, Maria refoula ses larmes d’un battement de paupières sans quitter le canon du Lüger des yeux.
— Cette petite fille, c’était ma mère.
— C’est absurde ! cria Reksnys d’une voix aiguë de fou furieux en attirant l’enfant contre lui, le regard fuyant. Ne croyez pas un mot de ce qu’elle dit. Elle est juive.
Après un silence pesant, il sembla perdre toute contenance. Il se mit à trembler, le visage pâle et trempé de sueur. Il poussa l’enfant, que Jack empoigna et entraîna vers la sortie. Puis il chancela mais se redressa rapidement en tentant de retrouver son aplomb habituel.
— Vous avez le gosse, déclara-t-il en rabattant ses cheveux en arrière de ses mains tremblantes et en s’efforçant de reprendre une voix normale, conciliante. Alors mettons fin à ces absurdités. Vous avez ce que vous voulez. La police ne pourra jamais me coincer. Nous pouvons tous nous en sortir. Où est mon fils ?
— Il a pris un aller simple pour les enfers, dit Costas.
— Où est mon fils ? demanda de nouveau Reksnys, qui ne comprenait pas.
Le regard fixe et les yeux injectés de sang, il cédait à la panique. Face au silence obstiné de ses interlocuteurs, il les observa frénétiquement les uns après les autres, puis se mit à tituber.
— Non...
Maria abaissa le canon lentement, tout en continuant à viser la tête de Reksnys, et parla d’une voix froide, sans laisser transparaître la moindre émotion.
— À genoux. Face au mur.
Reksnys perdit tout contrôle. Il tomba à genoux, les lèvres tremblantes, paralysé de terreur. Une tache sombre apparut sur son pantalon et se répandit le long de ses jambes.
— Non, je vous en supplie. Pas ça.
— Je suis juive, murmura Maria.
Une détonation assourdissante retentit dans la pièce. La tête de Reksnys se renversa brusquement et il tomba à terre, pris de convulsions. Son sang jaillit contre le mur. Pendant un instant, il resta conscient, les yeux grands ouverts, les jambes animées de secousses incontrôlables. Puis il s’affaissa, immobile. Sur le mur, le sang commença à ruisseler sur les couleurs passées de la scène sacrificielle pour rejoindre la flaque qui stagnait sur le sol.
Reksnys se remit à bouger, sous le regard atterré de Maria. Il paraissait de nouveau pris de convulsions et se tordait comme une poupée de chiffon en rampant vers Maria. Celle-ci laissa tomber le pistolet et s’effondra sous le choc. Jack la rattrapa et l’éloigna de Reksnys. Soudain, le sol se mit à trembler violemment. Jack ne comprenait pas ce qui se passait. Puis il se souvint de Chichén Itzá, de la secousse sismique qui s’était produite quelques jours auparavant. Reksnys n’était pas revenu à la vie. C’était un tremblement de terre. Le mur se fissura et fendit la fresque en deux. Un vacarme épouvantable résonna depuis la grotte. En l’espace d’une seconde, Jack se précipita vers l’entrée en traînant Maria derrière lui. L’eau monta brusquement dans la pièce avant de redescendre par le puits, qui demeura le seul vestige du temple.
Quelques instants plus tard, Maria ouvrit les yeux, tandis que l’eau ruisselait sur son visage. Le soleil perçait à travers les feuillages enchevêtrés, les oiseaux poussaient des cris stridents. Jack respira profondément en savourant la brise fraîche qui suivait la pluie. Il pensa à la mère de Maria, au père O’Connor.