
Jack regarda par le hublot situé à côté de lui tandis que l’avion virait à tribord en laissant apparaître toute l’immensité de l’océan. Après une matinée sans nuages, le soleil miroitait sur les vagues, à plus de trente mille pieds. Depuis leur escale technique à Reykjavik, une demi-heure auparavant, la terre avait été hors de vue. Mais dès qu’ils étaient entrés dans le cercle polaire arctique, la mer s’était de plus en plus mouchetée de blanc. Ils avaient vu d’immenses icebergs, de grandes plaques blanches entourées de turquoise lorsque ceux-ci se prolongeaient sur des centaines de mètres sous l’eau. Désormais, la glace de mer rejoignait les icebergs dans une mosaïque de blanc irrégulière qui s’étendait à perte de vue et Jack discernait devant eux, à l’ouest, les premières langues de terre. Il se pencha vers le siège situé en face de lui et montra le hublot du doigt.
— On voit la calotte glaciaire du Groenland.
— C’est époustouflant.
Maria resplendissait de joie. Jack eut de nouveau la certitude d’avoir été bien inspiré en lui demandant de l’accompagner. Quand O’Connor était reparti pour Rome, la veille au soir, il avait téléphoné à Malcolm Macleod pour en savoir plus sur la découverte faite dans la glace, dont Costas lui avait parlé. Mais quelques heures plus tôt, il y avait eu un nouveau rebondissement dans l’affaire, qui avait rendu sa visite impérative. Le carottier glaciaire avait extrait une carotte prouvant que l’histoire du navire pris dans la glace n’était pas une simple légende locale. Jack avait également été informé d’une autre découverte exceptionnelle, qui nécessitait l’expertise de Maria et Jeremy. Ceux-ci avaient sauté sur l’occasion de l’accompagner pendant quelques jours sur le premier navire de recherche de l’UMI pour l’un des projets les plus extraordinaires auxquels ils aient jamais participé.
Ils étaient désormais tous assis dans le compartiment avant d’un Embraer EMB 145 XR customisé, le jet régional aux lignes pures de l’UMI affecté au transport du personnel dans le monde entier. De l’autre côté de l’allée, Jeremy était penché sur une mer de papiers et de livres et pianotait en silence sur son portable. Jack ferma l’introduction au vieux norrois qu’il était en train de lire. Depuis quelques jours, il s’intéressait de près à Harald Hardrada, un personnage qui l’avait fasciné durant son enfance. La famille de sa mère était originaire de la côte du Yorkshire, dont les habitants étaient grands, blonds et avaient même gardé une pointe d’accent Scandinave. Jack s’était toujours senti proche de ses ancêtres norrois. Harald Hardrada était le plus grand de tous les héros vikings et, pourtant, sa vie paraissait inachevée. Il aurait pu être roi d’Angleterre mais semblait avoir été lui-même dépassé par la grandeur de sa destinée. Il s’en était fallu de peu : s’il avait gagné la bataille de Stamford Bridge, l’histoire de l’Angleterre, du monde entier, aurait pris un tour différent. La veille, Jack avait roulé seul jusqu’au site de la bataille, près de York. Il avait erré dans les champs boueux à la recherche de l’endroit où Harald avait brandi sa hache d’armes pour la dernière fois. S’il avait presque senti la présence du guerrier, il avait néanmoins éprouvé une certaine frustration, une sorte de décalage par rapport à l’Histoire.
En face de Jeremy, Costas, dont la tête descendait lentement sur la poitrine avant de remonter brusquement, était effondré sur lui-même et ronflait par à-coups. Il avait passé la nuit à perfectionner la sonde glaciaire dans le laboratoire d’ingénierie et portait encore sa vieille combinaison de l’UMI favorite. Avec sa barbe de plusieurs jours et ses cheveux en bataille, il ressemblait plus que jamais à son grand-père, un pêcheur d’éponges grec qui avait fait fortune mais tenu à ce que sa famille reste proche de ses racines. Dans son apparence, il avait involontairement fait de ce souhait un art à part entière.
Jack le regarda gesticuler et s’ébrouer en souriant. Il se tourna de nouveau vers le hublot La côte est du Groenland était une bande irrégulière de roche prise entre la mer et la calotte glaciaire. Des affleurements de granit entouraient des criques remplies de plaques blanches brisées. Ils se trouvèrent bientôt juste au-dessus de la calotte glaciaire, un tapis blanc miroitant qui ondulait jusqu’à l’horizon et dont la surface était parsemée de poches d’eau de fonte scintillant comme des turquoises dans le soleil du matin. C’était un des environnements les plus inhospitaliers du monde. Pourtant, sa beauté fascinait Jack et attirait l’explorateur qui était en lui comme elle avait attiré les aventuriers nordiques, les premiers à avoir navigué jusqu’à ces rives, mille ans auparavant.
— Il y a quelque chose que je ne comprends pas, dit Costas soudain réveillé, comme s’il n’y avait pas eu de blanc dans la conversation qu’ils avaient commencée une heure plus tôt. Harald Hardrada a été tué en Angleterre, en 1066, n’est-ce pas ? Alors comment se fait-il que l’inscription de la carte laisse entendre qu’il est mort quelque part par ici ?
Jack le regarda d’un air perplexe et ils se tournèrent tous deux vers Jeremy, qui remuait tout un tas de papiers et semblait très préoccupé par son travail.
— Jeremy ? dit Maria.
— Hein ?
— La bataille du Ragnarok sur l’inscription de la carte. Comment cela peut-il être compatible avec la mort de Harald à Stamford Bridge ?
— Oh, la formulation est probablement à prendre au sens figuré, répondit Jeremy avec dédain. Tous les guerriers vikings morts sur le champ de bataille sont allés au Valhalla, où ils sont entrés au service d’Odin en vue de l’ultime combat contre le mal au Ragnarok. La tradition situait le Valhalla à l’ouest, au-delà des frontières du monde. L’inscription ne signifie pas nécessairement que Harald et ses hommes aient péri ici.
— Et le trésor de Miklagard ?
— Ça, je n’en sais rien.
— Jeremy, vous avez mon Sturluson ?
Maria avait une pointe d’irritation dans la voix, tandis que Jeremy lui tendait un livre sans même la regarder, de nouveau pleinement concentré sur son ordinateur. Elle prit le livre et montra la couverture à Costas. On y voyait un chevalier vêtu d’une cotte de mailles et coiffé d’un casque à nasal ouvert, qui portait un grand bouclier en forme de cerf-volant.
— On dirait un croisé, dit Costas.
— Presque, répondit Maria. Cette représentation est issue d’une tapisserie de Norvège datant du XIIe siècle, soit environ un siècle après la mort de Harald. Mais en l’absence de tout portrait du roi viking, cela donne une assez bonne idée de ce à quoi il devait ressembler. Les membres de la garde varangienne de Constantinople étaient des Vikings purs et durs, qui portaient la redoutable hache de guerre des Norrois. Ils profitaient de la réputation de leurs ancêtres, qui avaient violé et pillé sur leur passage dans toute l’Europe occidentale et même navigué jusqu’en Méditerranée pour terroriser l’Italie et la France. Mais c’étaient aussi des hommes cosmopolites, qui avaient passé toute leur vie d’adultes à Constantinople, la cité la plus sophistiquée du monde médiéval, au service des empereurs byzantins. Leur armure et leur parure n’auraient pas détonné dans les croisades. Ils devaient parler le grec aussi bien que le norrois. Harald Hardrada a même fait campagne en Terre sainte.
— En Terre sainte ? répéta Costas incrédule. Je croyais que les croisades n’avaient pas commencé avant la fin du XIe siècle, c’est-à-dire une génération après la mort de Harald...
— Harald Hardrada a en quelque sorte été le premier croisé. Né païen, il ne recherchait sans doute pas la rédemption de ses péchés, mais il a servi les intérêts de l’Église chrétienne en Terre sainte. En 1036, l’empereur byzantin Michel a conclu avec le calife d’Égypte un traité qui l’autorisait à restaurer l’église du Saint-Sépulcre, lieu de culte élevé au-dessus du tombeau du Christ, à Jérusalem. Un an plus tard, la garde varangienne, dirigée par Harald Hardrada, a escorté les artisans byzantins jusqu’à Jérusalem. De grands chevaliers blonds en armure ont ainsi traversé le désert tels de véritables croisés. Mais Harald, lui, a vraiment réussi à pacifier la Terre sainte. Toutes les villes et tous les châteaux de Palestine se sont rendus à lui sans combattre et il a libéré les routes des voleurs et des brigands. Il a déposé une offrande sur le tombeau du Christ, vraisemblablement sur ordre de l’empereur byzantin, et s’est même baigné dans le Jourdain, comme tout bon pèlerin.
— Et ce n’est pas tout, intervint Jeremy, qui avait fini par abandonner son travail pour se concentrer pleinement sur le récit de Maria. Après Jérusalem, Harald Hardrada a fait campagne pendant trois ans en Méditerranée centrale, en Sicile et en Italie, pour le compte de l’empereur byzantin. À cette époque, la Sicile faisait partie de l’émirat de Kairouan, conquis par les Arabes lors du grand djihad, qui avait vu les armées musulmanes s’emparer de la Terre sainte et déferler vers l’ouest jusqu’en Espagne. Harald dirigeait une armée contre les infidèles sous la bannière de la croix, dans le but de reconquérir des terres pour l’Église. Les Byzantins appelaient leurs ennemis les Sarrasins. Ceux-ci seraient les adversaires des croisés, quelques générations plus tard. La guerre menée par Harald opposait déjà les chrétiens et les musulmans. Elle a été la première étape du conflit qui a déclenché les croisades et se poursuit encore aujourd’hui. Hardrada a été le chef le plus craint de toutes les forces chrétiennes, plus encore que Richard Cœur de Lion et Baudouin de Flandre. Les Arabes le désignaient sous le nom de Ra’d Shamal, Éclair du Nord.
— Un homme hors du commun, admit Costas. Et tu dis qu’il était originaire de Norvège ?
— Voici notre principale source, dit Maria en lui montrant le livre que Jeremy lui avait donné, La Saga de Harald l’Impitoyable, écrite par le poète islandais Snorri Sturluson au début du XIIe siècle. Elle fait partie de la Heimskringla, une histoire des rois de Norvège, et fournit la seule description de Harald dont nous disposions. Il était exceptionnellement grand, chevelu, barbu et portait de longues moustaches. Le Viking typique. Né Harald Sigurdsson en 1015, il a ensuite pris le nom de Hardrada, littéralement « chef sévère », Harald l’Impitoyable. Initié très tôt à l’art de la guerre, à l’âge de quinze ans, il a combattu aux côtés de son demi-frère, le roi Olaf le Saint, lors de la bataille de Stiklestad contre une armée norvégienne rivale. Olaf a été tué et Harald est parti en exil vers l’est, d’abord en Suède, puis à Novgorod et à Kiev, où il est entré au service du roi Jaroslav de Rus en tant que mercenaire.
— Comment se fait-il qu’il soit allé jusqu’à Constantinople, alors ? demanda Costas.
— Il y avait davantage de richesses à s’approprier dans la Grande Cité. Il est parti à l’âge de dix-huit ans pour rejoindre la garde varangienne. Rapidement promu atrologus, chef de la garde, il a pillé pendant neuf ans de nombreuses villes méditerranéennes au nom de l’empereur byzantin. En 1042, il a fui Constantinople chargé de son butin avant de reconquérir le trône de Norvège. Vingt-trois ans plus tard, après avoir ravagé le Danemark et régné d’une main de fer sur la Norvège, il a été victime de son ambition, qui l’a poussé à mener un combat fatal contre le roi Harold d’Angleterre lors de la bataille de Stamford Bridge. Toute sa carrière est entachée de sang, mais il a réussi à recouvrer ses droits et à devenir un des souverains les plus riches et les plus redoutés du monde médiéval.
— Il est tout à fait possible qu’il soit allé jusqu’au Vinland, murmura Jack. L’Islande et le Groenland étaient essentiellement occupés par le peuple nordique. Ces territoires avaient été découverts par des Vikings norvégiens. Un roi comme Harald Hardrada a certainement été tenté d’y exercer son influence. Et puis un voyage au Vinland n’était pas dénué de prestige. C’était un exploit audacieux susceptible de renforcer sa réputation de guerrier et d’aventurier intrépide.
— Il n’a certainement pas été le seul à tenter l’aventure, ajouta Maria. Les annales islandaises mentionnent un évêque du Groenland, qui serait parti pour le Vinland. Celui-ci a disparu pour toujours et l’Histoire l’a oublié.
— Il y a quand même quelque chose qui cloche, répliqua Jack d’un air soucieux. Si Harald a atteint le Vinland, il a forcément survécu et regagné la Norvège avant 1066. Mais il aurait dû proclamer son succès, s’approprier les terres découvertes et vanter son propre courage. Cet événement devrait être mentionné dans les sagas. Or, il n’y a rien de tout cela dans la Heimskringla. Tout ce que nous avons, c’est une inscription secrète sur une carte de la cathédrale de Hereford. Cela n’a pas de sens.
— Et que sait-on du trésor, demanda Costas, de tout ce que Harald a pillé avec les Varègues ?
— C’est une histoire fantastique, répondit Maria en feuilletant le livre avant de le tenir ouvert à la bonne page. Écoute ça : « Cela faisait tant de richesses que personne, dans les pays du Nord, n’en avait vu de telles en possession d’un seul homme. Pendant qu’il était à Miklagard, Harald avait trois fois pris part à un pillage de palais. Les lois veulent que chaque fois qu’un empereur des Grecs meurt, les Varègues aient droit à un pillage de palais : alors, ils ont le droit d’aller par tous les palais de l’empereur où se trouvent ses trésors, et chacun s’approprie librement ce sur quoi il met la main. »
— Je suppose que c’était là le prix à payer pour conserver la loyauté des mercenaires, dit Costas.
— Cela signifie non seulement que les Varègues prenaient tout ce qu’ils pouvaient emporter à chaque fois qu’un empereur mourait, mais aussi qu’ils devaient savoir où se trouvaient les trésors auxquels ils n’avaient pas accès. Après tout, leur principale fonction à Constantinople était de garder le trésor impérial. Snorri a sans doute exagéré l’ampleur du pillage de palais pour plaire à ses lecteurs vikings. Les plus grands trésors sont sans doute restés sous clé.
— Tu fais allusion à la menora.
— Oui, acquiesça Maria avec enthousiasme, mais l’histoire n’est pas terminée. Elle devient encore plus croustillante. En 1042, après plus de dix ans au service de l’empereur, Harald en a eu assez d’être en campagne.
Il avait eu son lot de gloire et de pillage et souhaitait désormais reconquérir la Norvège. Aussi, lorsqu’il revint à Constantinople pour la dernière fois, après avoir longuement combattu, il quitta la garde varangienne. L’empereur, Constantin Monomache, était un homme faible qui semble avoir accepté cette démission. Mais l’impératrice Zoé était furieuse. Elle avait déjà des griefs contre Harald. Apparemment, celui-ci lui avait demandé la main de sa nièce, Maria, mais elle la lui avait refusée. Les Varègues ont ensuite raconté qu’elle était elle-même amoureuse de Harald et que c’était la raison pour laquelle elle était si contrariée par ce départ.
— Un triangle amoureux, gloussa Costas. Éclair du Nord a fini par trouver à qui parler.
— Harald a été jeté en prison mais libéré par une mystérieuse femme, peut-être une autre maîtresse. D’après la légende, il a réuni ses gardes et ceux-ci se sont cruellement vengés sur l’empereur en l’aveuglant dans son lit. La même nuit, il s’est introduit dans les appartements de Maria et l’a enlevée. Ensuite, voici ce que Snorri raconte : « Ils allèrent aux galères des Varègues, en prirent deux puis pénétrèrent dans le Bosphore à la rame. Mais quand ils arrivèrent à l’endroit où les chaînes de fer barrent le chenal, Harald ordonna de souquer ferme sur les rames, sur l’une et l’autre galères ; les hommes qui ne ramaient pas couraient tous à la poupe des galères, chacun avec son hamac dans les bras. De la sorte, les galères s’engagèrent par-dessus les chaînes de fer. Dès qu’elles s’immobilisèrent, les chaînes étant tendues, Harald ordonna à tous les hommes de courir à l’avant. Alors la galère dans laquelle se trouvait Harald s’inclina vers l’avant sous le choc et retomba au-delà des chaînes en glissant. Mais l’autre galère se brisa en arrivant sur les chaînes ; beaucoup d’hommes sombrèrent, mais l’on en sauva quelques-uns. »
— C’est bien ce que je vous disais hier ! s’exclama Jeremy. Le bois que vous avez trouvé dans la chaîne de la Corne d’Or provenait de la seconde galère de Harald. Snorri ne dit pas que celle-ci a coulé, ce qui explique que vous n’ayez trouvé que le morceau cassé dans la chaîne. Le crâne coiffé d’un casque doit être celui d’un des Varègues noyés.
— Qu’est-il arrivé à ton homonyme ? demanda Jack à Maria.
— D’après Snorri, répondit-elle, Maria a été libérée saine et sauve lorsque les Varègues ont atteint la mer Noire. Elle fut même escortée jusqu’à Constantinople. Cet enlèvement n’a peut-être été qu’un dernier affront infligé à Zoé, car Harald avait déjà tourné la page et envisageait d’épouser à Kiev la fille du roi Jaroslav, Élisabeth, qu’il avait probablement rencontrée avant d’entrer dans la garde varangienne.
Elle sourit à Jack.
— Mais certains pensent que Maria est restée avec lui et qu’elle a été sa maîtresse et son véritable amour jusqu’au bout, ajouta-t-elle.
— Alors tu penses que la menora a été volée cette nuit-là ? insista Costas.
— Oui. Si les Varègues ont eu le temps d’enlever Maria, ils ont également eu le temps de s’emparer du plus grand trésor secret qu’ils connaissaient à Constantinople.
— Cela explique peut-être la présence du symbole de la menora sur la carte de Hereford, dit Costas le regard dans le vague. Si les Vikings ne s’intéressaient au trésor que pour l’or, il semble étrange que ce symbole ait encore eu un sens des années plus tard, lorsque Richard de Haldingham a écrit l’inscription runique. Peut-être la menora a-t-elle revêtu une importance particulière parce qu’il s’agissait d’un trésor secret et non du butin récolté lors du pillage d’un palais. Elle est peut-être devenue le symbole de l’exploit de Harald, de sa virilité, l’emblème d’une victoire qui allait être, comme à l’époque des Romains, inlassablement rapportée par les Vikings dans les sagas et lors des festins. Le récit de cette dernière nuit à Constantinople a dû pimenter pendant longtemps les beuveries des Varègues lorsque ceux-ci sont rentrés chez eux.
Il se tourna vers Jeremy, qui évita son regard en fixant son ordinateur mais finit par lever les yeux vers lui. Le jeune homme garda le silence un instant avant de parler d’un ton étrangement préoccupé.
— Vous avez probablement raison. Mais ce n’est peut-être qu’une partie de l’histoire.
À ce moment-là, le pilote annonça à travers les haut-parleurs de la cabine qu’ils amorçaient leur descente vers Kangerlussuaq, une ancienne base aérienne américaine, sur la côte ouest, devenue la principale plate-forme de correspondances du Groenland. Jack regarda par le hublot et constata qu’ils avaient traversé la calotte glaciaire et s’approchaient désormais du détroit de Davis, vaste bras de mer entre le Groenland et l’Arctique canadien menant à la mer de Baffîn et à la calotte glaciaire polaire. Au-dessous d’eux, les fjords sinueux et les grands espaces verts rendaient l’établissement des Vikings sur ces rives bien plus plausible que sur les terres stériles de la côte est. Lorsque l’avion effectua un virage serré vers l’est, ils se trouvèrent en face du plus grand fjord du Groenland, Sondre Stromfjord, dont la vallée accueillait la population clairsemée de Kangerlussuaq, ville morne située à l’embouchure. Quelques minutes plus tard, le train d’atterrissage s’abaissa et Jack discerna deux appareils garés sur les aires de l’ancien aérodrome militaire, au centre de la vallée. C’était un jet de transport Antonov AN-74, qui les avait précédés avec le précieux matériel de Costas, et un hélicoptère Lynx arborant le logo de l’Université maritime internationale.
— Nous arrivons au-dessus du fjord glacé. Regardez à bâbord, vous verrez la pointe des icebergs à travers la brume.
Malcolm Macleod lâcha momentanément le manche pour montrer du doigt les sommets blancs déchiquetés qui apparaissaient du côté de Jack, comme la cime de montagnes lointaines à travers les nuages. Maria et Jeremy, assis à l’arrière dans le compartiment passagers, se penchèrent en avant en regardant dans la direction indiquée. Avec les trois heures de décalage horaire par rapport à l’Angleterre, c’était toujours le petit matin et le soleil n’avait pas encore dissipé la brume provoquée par la rencontre de l’air froid en provenance de la calotte glaciaire avec l’air chaud qui s’élevait depuis la mer. Dans le soleil de l’été, il faisait plus chaud à trois mille pieds qu’à la surface de la calotte glaciaire, mais, la température étant tout de même au-dessous de zéro, ils portaient tous une combinaison de vol isolante ainsi que des casques pour se protéger contre les turbulences liées aux courants d’air ascendants créés par les zones de terre et d’eau longeant la côte.
— Nous avons quinze minutes avant que l’hélistation ne se libère. Cela nous laisse le temps de faire un peu de tourisme.
Le robuste Écossais était venu à leur rencontre sur le tarmac, à Kangerlussuaq, lorsqu’ils avaient atterri, et les avait conduits directement jusqu’à l’hélicoptère Lynx qui attendait. Ensemble, ils avaient longé la côte ouest du Groenland en direction du nord et il leur avait fallu moins d’une heure pour gagner le fjord glacé d’Ilulissat, situé à près de deux cent cinquante kilomètres au nord du cercle polaire arctique. Ils avaient suivi un hélicoptère de transport lourd Chinook provenant de Thulé, où se trouvait la dernière base aérienne américaine au Groenland. L’appareil faisait partie de la contribution appréciée du gouvernement américain au projet de l’UMI. Costas était monté à bord pour superviser le transfert de son matériel. Jack imaginait l’inquiétude de son ami qui, assis dans la soute, regardait le fruit de plusieurs mois de labeur se balancer au-dessus du vide dans un filet d’arrimage. Quelques instants auparavant, le Chinook était descendu dans la brume à l’embouchure du fjord.
— C’est de là que venait l’iceberg qui a coulé le Titanic, précisa Macleod. C’est un des icestreams les plus rapides du monde.
Il vira vers l’est pour se diriger vers l’intérieur et vola à la vitesse maximale pendant quelques minutes, jusqu’à ce qu’ils sortent de la brume et voient la calotte glaciaire du Groenland se dresser devant eux comme un vaste et morne dôme.
— Le glacier d’Ilulissat est la principale soupape de la calotte glaciaire. Il recule peu à peu en déversant des blocs de glace dans la mer. Dans le virage, vous allez voir où il commence à se détacher.
Il actionna les commandes et l’hélicoptère décrivit un grand arc de cercle en retournant vers l’ouest. Ils virent les ondulations lisses de la calotte glaciaire commencer à se fracturer et à se créneler pour former un immense bloc de glace attiré vers l’ouest.
— On ne s’en rend pas compte d’ici, poursuivit Macleod, mais ce truc avance à une vitesse incroyable. Il progresse de près de douze kilomètres par an. Les crevasses sont provoquées par la pression qu’exerce le glacier lorsqu’il se déplace le long du soubassement, situé par endroits plus de neuf cents mètres plus bas. C’est comme si une rivière coulait sur des rapides. Mais il y a encore plus spectaculaire.
L’hélicoptère piqua à toute allure en direction du glacier, dont la surface fracturée faite de plissements et de fissures semblait s’élancer contre eux. Au dernier moment, Macleod redressa l’appareil et ils furent presque immédiatement entourés de brume. Le glacier n’apparaissait plus que de manière fugitive, lorsque le rotor balayait la brume pour dévoiler quelques zones blanches et de profondes crevasses bleues.
— Nous sommes à plus de cinq cents pieds au-dessus du glacier, les rassura Macleod. N’oubliez pas qu’il est immense.
Pendant quelques minutes, il vola uniquement à l’aide des instruments de bord. Ils continuèrent à fendre la brume, puis il relâcha le manche et descendit jusqu’à ce que l’altimètre n’indique plus que deux cent cinquante pieds au-dessus du niveau de la mer.
— Et voilà ! s’écria-t-il.
Il maintint le Lynx immobile et la brume se dispersa. Une image spectaculaire prit forme devant leurs yeux. C’était un grand mur de glace, qui se dressait presque à la hauteur de l’hélicoptère et s’étendait à perte de vue de chaque côté. Ce n’était pas une surface lisse de glace compactée mais un amas morcelé de pics et de canyons, fissuré par des traînées bleues, là où l’eau de fonte s’était écoulée depuis la surface avant de geler de nouveau. L’ensemble paraissait incroyablement fragile et précaire, comme si tout allait s’effondrer à la moindre chiquenaude.
— Le front du glacier, annonça Macleod. Ou plutôt de l’amas d’icebergs qui s’en sont détachés et se sont entassés à l’embouchure du fjord. Le bord du glacier lui-même se trouve à plus de cinq milles nautiques à l’est, en direction de la calotte glaciaire, là d’où nous venons.
— C’est impressionnant ! s’exclama Jeremy qui, pour une fois, semblait à court de mots. Alors c’est d’ici que viennent les icebergs de l’Atlantique nord ?
— Quatre-vingt-dix pour cent d’entre eux, répondit Macleod. Vingt milliards de tonnes chaque année, assez pour faire monter le niveau de la mer à l’échelle mondiale. Ce mur de glace peut sembler relativement statique, mais il accélère depuis quelques années et se déplace de près de cinq mètres par heure dans notre direction. Certains des grands icebergs vont rester plus ou moins intacts, mais la plupart vont vêler pour donner naissance à de plus petits icebergs et à de dangereux petits blocs désignés sous le nom de bourguignons. Près de dix mille gros icebergs arrivent au bout du fjord chaque année et pénètrent dans la baie de Disko. Portés par un courant tournant autour de la mer de Baffin, ils progressent dans le sens inverse des aiguilles d’une montre et vont jusqu’aux Grand Banks de Terre-Neuve, au sud, et jusqu’en Islande, à l’est.
— Il y en a un qui va vêler ! s’écria Jack tout à coup.
Un grand bloc de glace se détacha subitement du précipice, juste en face d’eux. Malgré le bruit du rotor de l’hélicoptère, ils entendirent un énorme fracas. Le bloc glissa tout droit dans l’eau pour disparaître complètement. Puis il resurgit de presque toute sa hauteur avant de replonger pour danser de haut en bas jusqu’à ce que seul un pic irrégulier dépasse d’une mer de fragments de glace.
— Je vois pourquoi on dit que les icebergs sont en grande partie immergés, dit Jeremy encore impressionné. Les plus grands doivent frotter contre le fond du fjord.
— C’est exactement ce qui se passe, confirma Macleod. Soit ils raclent le lit marin, soit ils se renversent.
Il abaissa un petit écran vidéo fixé au plafond du cockpit et tapota sur un clavier situé à proximité du tableau de bord pour faire apparaître une série de quatre vues isométriques d’une section de la côte.
— Ce sont des images de synthèse illustrant la formation du fjord glacé. Celle du haut correspond au Groenland il y a soixante-dix millions d’années. À ce moment-là, il n’y avait pas de glace et le fjord était une vallée. La seconde montre les profondeurs de la période glaciaire, quand toute cette zone était recouverte de plusieurs kilomètres de glace, comme le centre du Groenland actuellement. La troisième représente la fin de la période glaciaire, il y a dix mille ans, quand la calotte glaciaire en cours de rétrécissement a laissé un glacier sur la côte, à l’emplacement de l’ancienne vallée. Et la dernière est une vue du fjord tel qu’il se présente aujourd’hui. Le glacier a reculé jusqu’à l’endroit où nous nous trouvons en ce moment pour laisser une grande dépression sous-marine qui forme le fond du fjord et une langue de glace flottante s’étendant jusqu’à la mer.
— Cette crête sous-marine que l’on voit sur l’image, observa Jack, en travers de l’entrée du fjord, je suppose qu’elle marque la longueur maximale de la langue de glace.
— Les Danois qui se sont installés ici au XVIIIe siècle l’appelaient Isfjeldsbanken, le seuil, répondit Macleod. C’est un immense amas de sédiments que la pression du glacier a transformé en une crête, dont le sommet se situe à seulement deux cent vingt mètres de profondeur et bloque les gros icebergs. Il y a peu de temps encore, ce seuil correspondait à la pointe de la langue de glace, de l’amas d’icebergs qui engorgeait le fjord.
— Mais la fracture s’est rapprochée de plusieurs kilomètres de la calotte glaciaire, jusqu’à l’endroit où nous nous trouvons actuellement.
— Exact, répondit Macleod en faisant apparaître à l’écran une photo-satellite du fjord. Voici une image composite prise par le satellite Landsat, avec l’aimable autorisation de la NASA. Les lignes rouges en travers du fjord illustrent le recul du front de vêlage du glacier entre 2001 et 2005. En même temps, le glacier accélère considérablement puisque sa vitesse a presque doublé. De plus, un système laser aéroporté de mesure altimétrique a permis de constater qu’il perd jusqu’à quinze mètres d’altitude par an.
— Le réchauffement de la planète, dit Jeremy.
— Un fléau pour l’environnement mais une chance pour nous, déclara Macleod en relevant l’écran, avant d’appuyer de nouveau sur le manche pour se diriger vers l’ouest et s’éloigner lentement de la paroi de glace à travers la brume. Un fléau parce que cela signifie que le réchauffement de la planète a un effet beaucoup plus important sur la calotte glaciaire qu’on ne le craignait. Et une chance parce que cela nous permet de travailler directement dans le fjord, de faire des recherches qui n’ont jamais été possibles jusqu’à aujourd’hui.
— Nous sommes en été, fit remarquer Jack. Je présume qu’en cette saison le taux de vêlage et de désintégration de la glace sur le front du glacier est accru.
— C’est pour ça que je voulais que tu viennes tout de suite, expliqua Macleod. Dans quelques jours, nous allons devoir fermer boutique. Nous travaillons sur le fil du rasoir pour plusieurs raisons.
Il relâcha le manche et le Lynx amorça sa descente vers les icebergs situés à l’entrée du fjord. Jack eut soudain des palpitations lorsqu’il vit la silhouette d’un navire apparaître dans la brume en direction de la mer. Macleod saisit la radio et, avant d’appuyer sur le bouton, se tourna vers son collègue.
— Bon, il est temps que je te dise pourquoi je t’ai fait parcourir la moitié du globe...