Jack était extatique, ébahi parce qu’il entendait. Il savait qu’ils étaient sur les traces de Hardrada depuis la révélation de la carte, qu’il existait un lien extraordinaire entre leur découverte dans la Corne d’Or d’Istanbul et le drakkar pris dans la glace au large du Groenland, mais jamais il n’aurait imaginé que l’île sainte d’Iona était un autre maillon de la chaîne. Et maintenant, O’Connor leur racontait une tout autre histoire, qui les emmenait au-delà du frisson de la découverte, dans un monde de ténèbres et de périls.
— Avec la fin des croisades et la montée de l’Empire ottoman, expliqua O’Connor, tout espoir de retrouver le reste du trésor de Constantinople paraissait perdu. En Occident, tout contact avec le Groenland avait été rompu et la « terre promise » découverte par les Vikings a été oubliée. Durant les grands voyages d’exploration, à la fin du XVe siècle, les derniers chevaliers à la main ensanglantée étaient morts depuis longtemps. Mais le mythe, transmis de père en fils par les descendants du félag, a perduré dans le plus grand secret, à travers toute l’Europe, puis en Amérique. Au XIXe siècle, les dépositaires de l’histoire de Harald ont pensé qu’elle n’avait pas plus de fondement historique que celle du roi Arthur et des chevaliers de la Table ronde, mais ils ont respecté leur serment pour faire vivre la légende. Puis cette histoire a fini par arriver aux oreilles d’un savant fou autrichien, obsédé par la doctrine de « la glace éternelle ».
— Nous en avons déjà entendu parler, intervint Costas. C’est pour cette raison que les nazis sont allés au Groenland.
— Alors c’est cet homme qui a ranimé le félag ? demanda Jack.
— Un de ses collaborateurs, un chef d’entreprise lituanien nommé Piotr Reksnys. Le père d’Andrius. Un sale type.
— Décidément, c’est une histoire de famille, dit Costas.
— C’était une époque propice, reprit O’Connor. Dans les premières décennies du XXe siècle, l’Allemagne et l’Europe du Nord ont connu un regain d’intérêt pour les Vikings et l’héritage nordique. Après la folie de la Première Guerre mondiale, cet engouement a donné naissance à un mouvement soutenant l’idée de la suprématie raciale parmi un peuple qui avait perdu ses repères. Les sociétés secrètes se sont multipliées. Elles ont commencé à attirer les crapules et les doux rêveurs qui souhaitaient établir un nouveau Reich en Europe. C’est ainsi qu’a été fondée la plus horrible de toutes, la Schutzstaffel de Himmler, la SS, qui reposait sur une ascendance et des rituels norrois créés de toutes pièces. L’idée d’un nouveau félag était tout à fait dans le ton de cet univers sinistre mais, contrairement aux autres sociétés du même type, cette confrérie avait des racines historiques.
— Et un tout autre objectif, fit remarquer Jack.
— La menora, confirma O’Connor. Le félag avait tous les atours d’une société suprématiste, mais ce n’était qu’une mascarade. Ses membres étaient obsédés par la menora.
— Alors qu’est-ce que c’est ? demanda Costas en montrant la bague.
— Un faux, répondit O’Connor avec dédain. Reksnys a déclaré que ces bagues provenaient d’un héritage ancien, qu’elles avaient été forgées dans l’or du trésor de Harald. Mais il a menti. Elles sont typiques de l’époque. Reksnys savait que les rois vikings offraient des bagues à leurs hommes et leur léguaient des torques et des bracelets de bras en or et en argent. Comme les nazis, il était obsédé par les opéras de Wagner, le cycle de l’anneau, le Nibelungenlied, la légende du Ragnarok et la chute des dieux norrois. Il a ranimé le mantra de l’ancienne confrérie, hann til Ragnaroks. Les membres étaient des fost-brœdralag, frères de serment. Ils se donnèrent le nom de compagnons de tolet, terme viking qui signifie rameurs. Ils devaient être douze. Reksnys a même rénové un château en Norvège et persuadé ses premiers initiés qu’il s’agissait d’un ancien siège du félag. Ce château abritait des armures et des haches vikings, prétendument laissées par les Varègues. Ils sont allés jusqu’à rétablir la forme la plus extrême de châtiment, instaurée par les Norrois à rencontre des membres du félag qui rompaient leur serment de fidélité.
— L’aigle de sang ? demanda Maria horrifiée.
O’Connor confirma.
— Le navire de Harald était l’Aigle, poursuivit-il. Et le gardien du félag était Hræsvelg, le géant qui avait la forme d’un aigle. Le supplice de l’aigle de sang était exécuté en son nom, comme un rite sacrificiel.
— C’était l’équivalent norrois de pendu, éviscéré et écartelé, expliqua Jeremy, la pendaison et l’écartèlement en moins.
— Un aigle était tracé au couteau dans le dos du condamné pendant que celui-ci était encore en vie, murmura Maria. Ensuite, on coupait les côtes et on arrachait les poumons de la victime.
— Mon Dieu, dit Costas à court de mots.
— Ils n’ont pas encore appliqué ce supplice à un des leurs, souligna O’Connor, mais, au procès des Einsatzgruppen, un des survivants juifs a parlé d’une rumeur, selon laquelle un officier SS aurait fait subir quelque chose de ce genre à un groupe de prisonniers avec sa dague cérémonielle.
Il regarda l’objet posé sur son bureau avec dégoût.
— Même parmi toutes les horreurs de l’Holocauste, poursuivit-il, c’était trop difficile à croire et il ne restait personne pour confirmer cette rumeur. Mais cet acte de barbarie aurait eu lieu dans le secteur d’Andrius Reksnys.
— Il commence vraiment à me plaire, ce type, murmura Costas.
— Et ce n’est pas tout, reprit O’Connor, les membres du félag pouvaient se reconnaître partout où ils allaient. Ils s’étaient entaillé la paume de la main pour conclure le pacte du sang. Ils se prenaient pour les nouveaux chevaliers à la main ensanglantée.
— La SS, l’Ahnenerbe, la quête des civilisations aryennes perdues, de l’Atlantide, murmura Jack. Autant de couvertures parfaites pour dissimuler le véritable objectif du félag.
— Andrius Reksnys, le fils, était un nazi intégriste. La photo que le vieil Inuit vous a montrée de lui est tout à fait fidèle au personnage. C’était un tyran sadique. Mais il était encore plus fanatique en tant que membre du félag, imprégné qu’il était de cette quête obsessionnelle depuis l’enfance. Les nouveaux chevaliers ont découvert que Harald Hardrada s’était rendu au Groenland. Ils ont étudié La Saga des Groenlandais et La Saga d’Éric le Rouge, dans lesquelles le Norôrseta, le territoire septentrional commençant autour de la baie de Disko, est présenté comme le point de départ des voyages vers l’ouest. Lorsqu’ils ont appris que l’explorateur Knud Rasmussen préparait une expédition à destination de la calotte glaciaire du Groenland, basée à Ilulissat, ils ont sauté sur l’occasion. À ce moment-là, Himmler était déjà obsédé par la doctrine de « la glace éternelle » et par l’existence d’une civilisation polaire perdue. Il n’a donc pas été difficile de rattacher une équipe de l’Ahnenerbe à l’expédition de Rasmussen.
— Et Rolf Künzl dans tout ça ?
— Totalement étranger aux objectifs du félag. C’est lui qui a repéré le trajet décrit dans les sagas. C’était un expert d’envergure internationale en matière de civilisation viking, le partenaire idéal pour Reksnys. Ils se sont servis de lui. Quand ils ont appris qu’il avait trouvé un indice dans la glace et qu’il l’avait ensuite dissimulé, ses jours ont été comptés.
— La pierre runique du drakkar, dit Costas.
— Oui. Künzl avait l’esprit suffisamment vif pour s’être rendu compte qu’il avait fait une découverte capitale. Et les efforts que Reksnys a déployés pour mettre la main dessus ont achevé de le convaincre. Il détestait Reksnys et les nazis avec une égale ferveur. Il a donc décidé de confier la pierre runique à l’Inuit pour la mettre en lieu sûr. Il ne savait rien du félag, mais il commençait à comprendre qu’il y avait autre chose là-dessous que la folie nazie. Il s’était battu avec Reksnys dans la crevasse et, dès cet instant, il avait dû savoir qu’il serait victime de la vendetta, que ce duel se poursuivrait jusqu’à la mort. Cela avait toujours été la faiblesse de l’ancien félag. Assassinés, Thomas Becket et Richard de Haldingham avaient emporté leur secret dans la tombe. Dans leur soif de vengeance, les tueurs perdaient de vue leur objectif. Quand la guerre a éclaté, Künzl a été en sécurité tant qu’il a combattu au sein de l’Afrikakorps. Mais, lorsque celui-ci a été arrêté avec les conspirateurs du groupe de von Stauffenberg, Andrius Reksnys a eu sa chance. Recourant à son expertise illimitée, il a tenté d’obtenir tout ce qu’il pouvait de Künzl dans les salles de torture de la Gestapo. Mais il a échoué et, fou de colère, il l’a laissé se faire exécuter avec les autres. Il avait dû penser que l’archéologue, un grand érudit, avait laissé des traces écrites de sa découverte. Mais Künzl avait détruit l’ensemble de ses documents personnels et tout ce qui concernait l’expédition avait disparu du siège de l’Ahnenerbe au début de la guerre.
— Une question me taraude, dit Maria à voix basse. La menora était un symbole puissant pour les nazis. Elle représentait leur domination sur une race qu’ils étaient déterminés à exterminer. Ils l’auraient brandie comme les Romains lors de leur triomphe sur les Juifs deux mille ans auparavant. Mais qu’en aurait fait Reksnys s’il l’avait trouvée ?
O’Connor se leva pour regarder pensivement la carte.
— La quête de la menora était restée secrète. Même Himmler n’était pas au courant. S’il avait découvert quoi que ce soit à propos de la menora et du félag, s’il avait su qu’on lui avait caché cette quête, il aurait probablement réservé à Reksnys le même sort que Künzl. Pour répondre à votre question, nous devons faire un bond vers le présent. Aujourd’hui, nous n’avons pas affaire à des néo-nazis. Ce n’est pas aussi banal que cela. Le félag est encore parmi nous, aussi puissant qu’alors. Et la menora revêt désormais encore plus d’importance qu’elle n’en avait dans les jours sombres des années 1940. La confrérie pourrait mettre le monde entier à rançon. L’Église catholique, l’État juif, les États arabes. Des groupes extrémistes de toutes les confessions.
— Une enchère au plus offrant, murmura Costas.
— Alors c’est vraiment une question de cupidité, et non d’idéologie, en conclut Maria.
— C’est ce qui a entraîné le schisme au sein du félag il y a près de mille ans, répondit O’Connor amèrement. La cupidité et le pouvoir.
— Mais comment savez-vous tout cela ? demanda Costas sans détour. Je veux dire, si tout est secret, comment un historien jésuite du Vatican a-t-il pu avoir accès à ce genre d’informations ?
— Cela devait être ma dernière révélation.
O’Connor respira profondément, remonta la manche droite de sa soutane et tendit la main en avant, la paume tournée vers le haut. Tout le monde resta muet de stupéfaction : une cicatrice blanche et irrégulière lui traversait la paume en diagonale.
— La main ensanglantée, murmura Maria. J’ai cru que ce n’était qu’une vieille blessure.
— Soyez sans crainte, dit le jésuite en laissant retomber sa manche et en s’effondrant sur sa chaise. Je n’en fais plus partie. Mon grand-père, un inventeur américain, était membre du cercle de la doctrine de « la glace éternelle ». Il n’était pas moins excentrique que l’auteur de cette théorie, mais moins fou. J’ai été intégré au félag dans ma jeunesse et je me suis soumis à tous les rites d’initiation. J’ai détesté ça. J’avais les faux rituels en horreur et, dès que j’ai eu conscience des ramifications de la confrérie avec les nazis, j’ai voulu en sortir. Je me suis découvert une vocation de jésuite, inconciliable avec mon appartenance au félag, qui s’est toujours déclaré païen. Les membres de cette société secrète méprisent le christianisme, même lorsqu’ils travaillent au sein de l’Église. Je pense qu’ils s’attendaient à ce que je rentre au bercail. Au Vatican, j’aurais pu être un atout pour eux. Ils ont accepté de me laisser partir en me faisant jurer le secret. Je viens de rompre mon serment.
— Mais vous n’êtes pas lié par leurs rituels absurdes ! s’écria Jack.
— En effet, dit O’Connor d’un air préoccupé avant de regarder Jack droit dans les yeux. Mais j’ai ranimé la flamme de la vengeance. Au fil des ans, j’ai rassemblé de nombreuses informations sur Andrius Reksnys. J’avais du mépris pour le félag mais, pour Reksnys, c’était pire. Plus je découvrais ses activités meurtrières dans les Einsatzgruppen, plus j’étais déterminé à le faire traduire en justice, même si cela m’obligeait à rompre mon serment. La mémoire de Rolf Künzl m’aidait à aller de l’avant. Inspiré par le credo de la garde varangienne, du premier félag, je me suis dit que le Ragnarok était inévitable, que notre sort était prédéterminé et que ce qui comptait, c’était notre conduite dans ce monde. C’était tout ce que la tradition m’avait légué. Cette conviction, un peu décalée par rapport à ma vocation de jésuite, m’a permis de retrouver la noblesse du premier félag et m’a donné la force d’agir.
— Vous n’avez pas pu agir seul, affirma Jack. Ce n’est pas vous qui avez abattu Reksnys.
— Une fois au Vatican, j’ai rassemblé quelques fidèles compagnons. L’un d’eux se trouve à l’abbaye aujourd’hui. Peut-être l’avez-vous vu dans l’église. Et Jeremy a été amené à faire partie de notre petit groupe. Nous avions rassemblé presque assez de preuves contre Reksnys, mais pas assez encore. Nous voulions lui faire connaître l’horreur avant la mort.
— Vous avez relancé la vendetta, murmura Maria.
— Parfois, les procédés ancestraux servent mieux la justice.
— Et le félag sait qui vous êtes.
— Tout à l’heure, je vous ai dit que le Vatican avait été infiltré par le félag à son âge d’or, au XIIe siècle. Aujourd’hui, il abrite encore un des membres de la confrérie. Il s’agit d’un de mes supérieurs. Il est au courant de votre expédition pour retrouver la menora.
— Qui l’a mis au courant ? demanda Costas.
— Un des vôtres.
Jack pensa immédiatement à un suspect.
— Je sais de qui il s’agit, déclara-t-il. Je me suis posé des questions dans la Corne d’Or. C’est le second du capitaine de la Sea Venture, l’Estonien recruté récemment. Il nous écoutait depuis la passerelle quand nous avons discuté de la menora pour la première fois.
— Il a disparu de la circulation il y a deux jours, annonça Costas d’un air sombre. On ne voulait pas te déranger avec cette histoire, mais Tom York m’en a parlé quand je l’ai appelé ce matin.
O’Connor hocha la tête avec gravité et poursuivit.
— Je savais déjà que le Saint-Siège ferait tout ce qui était en son pouvoir pour que l’existence de la menora ne soit pas révélée, mais j’ai compris que ce n’était pas le seul enjeu. Les membres du félag chercheront à déterminer ce que nous savons par tous les moyens, pour contrecarrer nos plans, nous détruire et poursuivre eux-mêmes les recherches. L’un d’eux est particulièrement dangereux.
— Qui ? demanda Jack.
— Le petit-fils. Andrius Reksnys est mort, son fils Pieter se terre quelque part en Amérique centrale, mais il y a le petit-fils. Il doit désormais faire partie du félag. C’est un truand. Il a hérité des gènes de la famille.
— Tel grand-père, tel petit-fils, murmura Costas.
— Le fils, Pieter, ne vaut pas mieux, souligna O’Connor. Souvenez-vous de l’éducation qu’il a reçue sur le front russe. Mais il semble se consacrer pleinement à la gestion de son organisation criminelle en Amérique centrale. C’est le petit-fils qui représente la plus grande menace. C’est le guerrier du félag, l’éclaireur. Élevé dans le respect de tous les rituels, il a adopté tout ce que j’ai rejeté. Il a utilisé de nombreux alias, dont le plus récent est Poellner, Anton Poellner. Au sein du félag, il se fait appeler Loki, nom d’un dieu norrois particulièrement malveillant. Son rôle absurde de guerrier l’a poussé à suivre une formation de mercenaire. Après avoir répandu le sang dans les conflits des Balkans, il a perfectionné ses compétences dans un camp d’entraînement terroriste situé sur la rive orientale de la mer Noire, en Abkhazie.
— Je pense que nous connaissons cet endroit, affirma Costas.
— Quand son grand-père a été assassiné, il a cédé à une véritable folie meurtrière au Kosovo et baissé sa garde. Arrêté par le SAS britannique, il a été reconnu coupable de crime de guerre à La Haye. Condamné à perpétuité, il a été jeté en prison il y a cinq ans en Lituanie, le pays dont il s’était déclaré ressortissant. Une vieille prison du Goulag a été rouverte spécialement pour lui. Des officiers de la SS y avaient été détenus pendant des années après la guerre, avant d’être exécutés. Il y a environ un mois, un nouveau juge a estimé que les preuves retenues contre lui étaient insuffisantes. Il a été libéré.
Les lèvres du père O’Connor se mirent à trembler de dégoût.
— Ce n’était qu’un enfant quand j’ai quitté le félag, poursuivit le jésuite, mais je me souviens encore de son visage. Son père avait refusé qu’il se coupe la paume avant le moment venu. Alors, en proie à une violente colère, il s’était balafré la joue avec une hache. Il me tourmentait sans cesse. Il appuyait sur sa cicatrice jusqu’à ce que je pleure. J’en faisais des cauchemars. Et maintenant le revoilà. Il sait que c’est moi qui ai traqué son grand-père. La vendetta est de retour. Nous avons très peu de temps devant nous.
— Qu’allez-vous faire désormais ? demanda Jack.
— Je vais rester ici. Il est trop risqué pour moi de retourner à Rome.
— Pourquoi ?
— Un autre événement a eu lieu, répondit O’Connor d’un air sombre, les yeux rivés au sol. Je voulais vous expliquer le contexte avant de vous annoncer la nouvelle. Il y a eu un autre meurtre. Très récent, cette fois.
— Où ça ?
— Au Vatican. Il y a deux jours. La police pense que c’est un coup de la mafia, car la victime était au centre de la lutte contre le marché noir des antiquités.
— De qui s’agit-il ?
— Du conservateur en chef.
— L’homme qui a vu la chambre secrète de l’arc de Titus avec vous ?
— Alberto Bellini. Un des grands spécialistes de la sculpture romaine. Une perte immense. Et le seul homme en qui je pouvais avoir confiance au Vatican.
— Croyez-vous qu’il...
— Je ne crois pas, j’en suis sûr. Alberto n’hésitait pas à prendre des risques dans la lutte publique contre la mafia. Il devait être accompagné de gardes du corps armés chaque fois qu’il sortait de l’enceinte du Vatican. Mais il n’avait aucune fermeté d’âme lorsqu’il était confronté à quelqu’un entre quatre murs. La veille de son meurtre, il m’a confié qu’on l’avait forcé à parler de notre découverte dans l’arc et de l’intérêt que nous portions à la menora. Je me retrouve donc dans la ligne de tir. Et vous aussi, je le crains.
— Savez-vous qui est derrière tout cela au Vatican ?
— Il existe une sorte d’inquisition interne, dirigée par un des cardinaux. Cela a toujours été ainsi. Mais il y a quelque chose d’encore plus sinistre. Je ne sais pas avec certitude qui en est à la tête, mais j’ai ma petite idée. Le félag a changé depuis que je l’ai quitté, il y a plus de quarante ans. Mais je connais quelques-uns de ses membres. Le juge des crimes de guerre qui a fait relâcher Loki, par exemple.
O’Connor se cramponna à sa chaise avec colère.
— Tout ce que je peux dire, poursuivit-il, c’est que cet individu est scandaleusement puissant au sein du Vatican. Il pourrait m’écraser sur un coup de tête. Je n’ai aucune certitude à son sujet, mais j’en sais suffisamment pour que mes futures révélations au public attirent l’attention sur ses activités. Ce dont je suis sûr, c’est qu’Alberto n’a pas été abattu par la mafia. Vous devinez probablement qui est mon suspect, et celui-ci ne s’arrêtera pas là.
— Que pouvez-vous faire maintenant ?
— Je pense que je suis en sécurité ici pour l’instant. L’île sainte a conservé un caractère sacré, même parmi les membres de l’actuel félag. Mais nous ne nous en sortirons plus seuls maintenant. Il faut mettre fin à la vendetta. Nous avons affaire à un meurtre pur et simple. Et si le félag parvient à mettre la main sur la menora, si celle-ci existe toujours, le meurtre deviendra monnaie courante. Le Moyen-Orient s’embraserait à une vitesse record si le plus grand symbole de la religion juive entrait en jeu. Personne n’en sortirait indemne, ni les Juifs, ni les Arabes, ni l’Église catholique.
— Avez-vous rassemblé des documents ?
— Tout est là, répondit O’Connor en tapotant sur le porte-documents adossé à sa chaise. Uniquement sur papier, je redoute les piratages informatiques. Loki est au centre de tout. Il travaille seul, à une vitesse terrifiante. Ses maîtres font partie de la bonne société. Ce sont des juges, des ecclésiastiques de haut rang, des hommes politiques. L’époque où les membres du félag pouvaient tous porter des casques et brandir des haches d’armes est révolue depuis longtemps, mais tout ce folklore les fait encore fantasmer. Loki est le seul dans son genre. Si nous parvenons à l’arrêter, nous gagnerons le temps dont nous avons besoin.
— Vous pensez à Interpol ?
— Je peux tirer quelques ficelles. J’ai des amis haut placés. Un mandat d’arrêt international, une notice internationale d’alerte sécurité feraient l’affaire. Mais il me faut du temps, au moins deux jours, pour monter un dossier. Si celui-ci était rejeté, notre initiative se retournerait contre nous. II ne doit pas y avoir de fuite concernant notre quête de la menora.
— Cela nous donne une échéance, déclara Jack pensivement. Deux jours ou l’enfer se déchaîne. C’est peu.
— J’ai confiance en vous.
— Laissez-moi vous aider, Patrick, dit Maria en se penchant en avant sur sa chaise.
Elle se tourna vers Jack.
— Je crois que j’ai fait tout ce que je pouvais pour toi sur la Seaquest II, Jack. J’avais l’intention de rester ici, de toute façon, pour étudier la pierre runique de plus près et voir si nous avions laissé passer quelque chose. Mais cette affaire est beaucoup plus importante et le père O’Connor aura besoin de toute l’aide qu’on pourra lui offrir.
— Je ne dis pas non, répliqua O’Connor. Nous avons bien travaillé ensemble par le passé.
— Il est évident que tu peux rester avec nous, Maria, dit Jack. J’aurais dû te le dire plus tôt.
— Jeremy sera l’expert de l’expédition, insista Maria. S’il y a quoi que ce soit en rapport avec les Vikings et le Nouveau Monde, il sera votre homme.
— Bien, consentit Jack, le visage assombri par l’inquiétude. Mais fais bien attention à toi.
O’Connor avait une dernière chose à leur montrer. Il précéda Jack et Maria à travers le cloître et ils sortirent sur la pelouse extérieure, devant l’abbaye. Costas était resté à l’intérieur pour aider Jeremy à reformater un nouveau scan de la carte de Hereford qui venait d’arriver. À travers la brume du soir qui envahissait peu à peu l’île, Jack aperçut les rochers qui s’élevaient au-delà de l’enceinte, une vue restée inchangée depuis l’époque des Vikings. O’Connor conduisait désormais ses compagnons le long de la voie pavée de Sràid nam Arbh, la rue des Morts. Ils passèrent devant le « Reilig Odhrain », le cimetière sacré des rois. En chemin, Jack s’arrêta devant la grande croix de pierre de saint Martin, dont la silhouette érodée se dressait toujours là où elle avait été érigée, plus d’un millier d’années auparavant. Il posa la main sur la pierre et suivit des doigts les serpents entrelacés qui avaient été sculptés dans le granit près de deux siècles avant la bataille de Stamford Bridge, lorsque les aventuriers du Nord ne constituaient pour les moines de l’île qu’une vague rumeur. Il eut un frisson d’excitation, comme lorsqu’il avait vu le drakkar dans la glace. Harald Hardrada était passé par ici, il avait vu cette croix. Jack se mit à imaginer le roi vaincu, transporté sur un brancard vers l’abbaye, tandis que ses hommes blessés remontaient du rivage où étaient échoués leurs drakkars. Il avait eu le sentiment de marcher sur ses traces depuis le début, dans la Corne d’Or, dans le fjord glacé, mais il ne s’en était jamais senti aussi proche. Le chemin qui s’ouvrait devant eux les invitait à suivre le grand roi dans l’inconnu.
Une demi-heure plus tard, ils se trouvaient sur la côte ouest de l’île, au bord d’une vaste baie bordée de plages dorées. O’Connor entraîna Jack et Maria au sommet d’une dune et s’assit dans le sable entre eux deux. La brume s’était levée pour dégager l’horizon, rejoint par les rayons orange du soleil couchant. Le jésuite alluma une pipe, sur laquelle il tira plusieurs fois avant de commencer à parler à voix basse.
— C’est Camus cùl an t’Saimh, la Baie du bout de l’océan, annonça-t-il. Après avoir passé des jours entre la vie et la mort, Harald a été transporté à cet endroit de peur que les Normands ne découvrent qu’il avait survécu. Ses hommes ramenèrent les drakkars, l’Aigle et le Loup, les échouèrent sur le rivage et les remplirent de provisions. Ils le déposèrent sur son brancard au centre du Loup. Halfdan l’Intrépide, son vieux compagnon, était couché à ses pieds, grièvement blessé, prêt à mourir au moindre signe de défaillance de son roi.
— Le Wergild, murmura Maria. Un homme pouvait payer Odin de sa vie pour sauver celle de son maître.
— Les moines aidèrent les Vikings à remettre les navires à flot. Les hommes encore vaillants prirent place sur les bancs de nage et manièrent les longues rames dans les tolets. Les mâts furent guindés et les voiles hissées. Et de là, Harald et ses compagnons de tolet voguèrent vers l’Histoire, sous le regard des moines d’Iona et des quelques fidèles chargés d’entretenir le souvenir de leur roi.
— Où sont-ils partis ? demanda Maria. O’Connor prit sa pipe entre ses doigts et la pointa vers l’horizon, à l’ouest. Puis il se mit à réciter de mémoire.
Mais maintenant adieu. Je pars pour un long voyage
Avec ceux que tu vois ici – si vraiment je pars
(Car mon esprit est obscurci par le doute)
Pour l’île-vallée d’Avalon ;
Il n’y tombe ni grêle, ni pluie, ni flocons,
Pas même le vent ne souffle fort ; car c’est une terre
De prairies, bienveillante, tapissée de vergers
Et de vallons ombragés, couronnée d’une mer d’été,
Où je me remettrai de ma lourde blessure.
Ainsi parla-t-il, et le bateau à rames et à voile
Quitta le rivage, tel un cygne à la poitrine gonflée
Qui entonne un chant sauvage avant de mourir,
Agite son plumage pur et froid, et s’élance sur les flots
De sa brune palmure. Sir Bedivere demeura longuement
Repassant maints souvenirs, jusqu’à ce que la coque
Ne soit plus qu’un point noir à l’orée de l’aube
Et que les plaintes du lac se soient tues.
— Tennyson, Morte d’Arthur ! s’exclama Jack émerveillé. Une vision typiquement victorienne mais, si ce que vous dites est vrai, la version romanesque de la légende d’Arthur trouve ses origines ici même.
— Remplacez Avalon par Vinland, dit O’Connor, et vous avez la Terre promise, le paradis sur Terre. La cour de Harald a dû entendre parler de la découverte du Nouveau Monde par Leif Eriksson bien avant que le roi ne décide d’envahir l’Angleterre. Il y avait de quoi intriguer un homme qui avait tant voyagé. Harald avait une vie sédentaire depuis des années, à part quelques campagnes au Danemark et en Suède. Il devait avoir soif de voyages. Peut-être avait-il même prévu une expédition au-delà de l’océan avant la bataille de Stamford Bridge. Après sa défaite, le voyage est devenu impératif. Il avait dû avoir vent de cette terre d’abondance, de ces prairies verdoyantes idéales pour le pâturage et de ces forêts interminables permettant de construire des bateaux, deux atouts que les Vikings convoitaient par-dessus tout. Et il n’avait aucune raison de retourner en Norvège. Il aurait perdu son prestige s’il y était retourné vivant, alors que la mort lui assurait une place parmi les héros. La Heimskringla raconte même que le reste de son armée, en Norvège, lui fit acte d’allégeance éternelle après avoir appris la défaite, croyant qu’il était mort.
— Et il avait son trésor, souligna Jack.
— Des coffres entiers, confirma O’Connor. Il n’est certainement pas allé jusqu’au Nouveau Monde pour trouver de l’or. Il en avait déjà tant qu’il n’avait pas besoin de surcharger davantage son bateau. Des pièces d’argent par dizaines de milliers, des dirhams arabes, des pennies anglais de Knut et d’Ethelred, des pièces de son empire et d’ailleurs. Des torques en or et en argent, des bracelets de bras, de l’argenterie de famille. Sans compter le butin qu’il avait amassé dans toute la Méditerranée en tant que chef de la garde varangienne, dont une partie était encore intacte. D’inestimables reliquaires religieux et des bijoux anciens. Et pour couronner le tout, le plus grand trésor de tout le règne de Harald, celui qui avait été ennobli par l’exploit de Constantinople et dont la valeur avait fini par dépasser largement son poids en or.
— La menora, murmura Jack.
— Si le Vinland correspond bien à L’Anse aux Meadows, à Terre-Neuve, cela fait un bon bout de chemin vers l’ouest depuis ici, plusieurs milliers de milles nautiques de haute mer, fit remarquer Maria. Alors que fait notre drakkar encore plus au nord, dans la mer de Baffin, à Ilulissat ?
— Les sagas l’expliquent très bien, répondit Jack. Avant d’arriver au Vinland, Leif est d’abord remonté le long de la côte ouest du Groenland, puis il a traversé la mer pour découvrir le Helluland et le Markland. Ces lieux correspondent à la terre de Baffin et au Labrador. Au Groenland, il a dû faire escale dans la baie de Disko, à l’endroit le plus étroit du détroit de Davis. Harald n’a fait que suivre le meilleur itinéraire de l’époque.
— C’est ce que Künzl a dû comprendre dans les années 1930, affirma O’Connor.
— Alors Harald et ses hommes ont hiverné à Ilulissat ? demanda Maria.
— Ils ont probablement été contraints de rester sur place en raison de l’obstruction de la mer par la glace, répondit Jack. Ils ont dû arriver en automne. A ce moment-là, il y a de moins en moins de lumière et les navires sont glacés par les embruns. D’après Macleod, la glace commence à se former à la surface de l’eau en octobre et, lorsqu’elle durcit, elle peut couper le bois comme une scie. Hiverner au Groenland n’a sans doute pas été facile, mais c’étaient des hommes robustes, habitués à vivre durement. Ils ont probablement été aidés par les Vikings groenlandais établis dans le Sud, qu’ils ont pu employer comme guides ou chasseurs. Je ne serais pas surpris qu’ils aient installé leur campement près du fjord glacé, dans les cercles de tente où nous avons rencontré Kangia.
— Je suppose que les conditions de vie ont été très difficiles pour les blessés, dit Maria.
— Beaucoup d’entre eux ont dû périr pendant le voyage et dans le campement, présuma O’Connor. À mon avis, lorsque Halfdan est mort, l’effectif était si réduit qu’ils ont pu aisément sacrifier un des navires pour le rite funéraire, le Loup, celui que vous avez vu dans la glace. Il n’y avait plus assez de mains pour manœuvrer deux bateaux.
— Alors comment a-t-on su ce qu’ils étaient devenus ? demanda Maria. Deux siècles plus tard, Richard de Haldingham avait la certitude qu’ils avaient atteint le Vinland, au point de pouvoir dessiner cette terre sur la carte. Les recherches archéologiques montrent que L’Anse aux Meadows n’a pas été longtemps occupée et qu’elle a été abandonnée bien avant 1066. Ils ne dépendaient donc pas, pour leur approvisionnement, de contacts avec l’extérieur qui auraient permis de faire remonter l’information.
— Jack avait raison en ce qui concerne les Groenlandais, expliqua O’Connor. Ils étaient bien disposés envers Harald, un compatriote norvégien, surtout lorsqu’ils ont constaté qu’il n’avait aucune intention de les assujettir ni même de rester sur leur territoire. Il leur a fait jurer le secret et leur a donné suffisamment d’argent pour entretenir un commerce florissant avec l’Ancien Monde pendant des générations. Nous le savons grâce au félag, qui a envoyé une expédition sur les traces de Harald, plusieurs générations plus tard. Éric Gnupsson, évêque du Groenland et membre du félag, a convaincu ses ouailles qu’il était un fidèle de Harald. Il a découvert ce que je viens de vous raconter et appris que Harald avait promis de laisser des traces de son passage au Vinland si ses compagnons et lui décidaient de poursuivre leur voyage vers le sud. Cette information a dû être transmise à Richard, dans le plus grand secret. Éric Gnupsson est parti pour le Vinland, mais on n’a plus jamais entendu parler de lui. Il n’y eut jamais d’autre expédition et l’emplacement du Vinland a été perdu. Même aux yeux des Groenlandais, ce territoire est devenu une sorte d’Avalon, de Terre promise mythique, dominée par celui qui fut et sera roi.
— Cela me fait penser que le roi Arthur avait sa reine, Guenièvre, fit remarquer Maria. Harald ne se serait donc pas simplement emparé de la menora à Constantinople ?
— Ah ! s’écria O’Connor en vidant sa pipe sur le sable, un sourire aux lèvres. Je me demandais quand vous y viendriez. D’après la légende, Harald a été soigné par une femme aux cheveux courts, qui portait la tunique et le pantalon comme un homme. L’histoire nous dit que, des années auparavant, il avait libéré la princesse pour la faire escorter jusqu’à Constantinople après sa fuite. Mais nous savons que Maria n’a jamais été enlevée. Elle est partie volontairement et c’est même elle qui a libéré Harald et ses hommes de la prison la nuit précédant leur fuite. Elle est restée aux côtés de Harald coûte que coûte, y compris lorsqu’il a contracté un mariage de convenance avec la princesse de Kiev. Elle a accepté tout ce qu’il devait faire pour devenir roi. Puis elle l’a dompté pour finalement devenir son guide. Quand, dans son ultime tentative d’élargir son pouvoir, il a voulu conquérir l’Angleterre, elle l’a accompagné. Née princesse, elle aurait enfin pu reprendre ses droits dans ce royaume. Harald envisageait d’en faire sa consort, de la couronner reine d’Angleterre.
— Harald avait cinquante et un ans en 1066 et elle avait peut-être une dizaine d’années de moins, précisa Maria. Y avait-il d’autres femmes dans le drakkar lorsqu’ils sont partis pour le Vinland ?
— Maria était la seule.
— Ce n’était pas l’idéal pour établir une nouvelle colonie.
— N’oublie pas que les Vikings avaient une sacrée mentalité, plaisanta Jack. On vole ce dont on a besoin sur place. Et puis, l’épuisement et la douleur les avaient probablement rendus à moitié fous, incapables de se projeter dans l’avenir. La plupart pensaient sans doute qu’ils partaient pour le Valhalla.
Le soleil commençait à s’enfoncer dans la mer, à l’ouest, en projetant une lumière orangée sur les rochers érodés des versants donnant sur la baie. Ils regardèrent les vagues en silence pour s’imprégner du rayonnement discret du crépuscule.
— On dit que l’île sainte est inondée par la lumière éclatante des anges, dit O’Connor, une lumière telle qu’on en voit dans des endroits comme celui-ci, où le ciel et la terre semblent se rejoindre, où l’activité humaine a cédé la place à la roche nue. Comme dans le forum de Rome ou le mont du Temple à Jérusalem.
— Des endroits qui ont abrité la menora, songea Maria.
— C’est ce à quoi je pensais, murmura O’Connor.
Jack se pencha en avant et fixa l’horizon, une lueur étincelante dans les yeux.
— La menora a été ici, avec Harald, à cet endroit précis. Dès que j’ai vu Halfdan dans la glace, j’ai su que nous étions sur la bonne voie, comme si nous étions portés par quelque chose. Tout ce qu’il nous faut désormais, c’est un indice, une information plus concrète sur la direction qu’ils ont prise lorsqu’ils ont quitté le fjord glacé.
O’Connor lança un regard pénétrant à Jack en rallumant sa pipe.
— Halfdan vous a donné la chance du combattant, n’est-ce pas ? Il vous a transmis le flambeau. Je pense que vous n’êtes pas au bout de vos découvertes.
Ils étaient sur le point de se lever lorsque Jeremy apparut sur la dune. Derrière sa silhouette bondissante, la forte carrure de Costas suivait un peu plus loin. Jeremy s’arrêta devant eux, rouge d’excitation. Il avait retrouvé toute son exubérance.
— Eh bien, qu’y a-t-il ? demanda Jack d’un ton aimable. Vous nous aviez caché autre chose ?
— Pas vraiment, répondit Jeremy en essayant de reprendre son souffle. La Mappa Mundi. Pendant que vous étiez dans l’iceberg. Je le savais.
— Du calme. Prenez votre temps.
Jeremy se laissa tomber sur les genoux et sortit une feuille enroulée dans un tube. Il respira profondément et commença à retrouver son sang-froid.
— Désolé, mais j’ai fait une découverte encore plus palpitante.
— Je vous écoute.
— Pendant tout le temps que j’ai passé dans ma cabine, en m’isolant de vous tous, commença Jeremy d’un air contrit, j’ai étudié de près une version numérisée de la carte que nous avons trouvée à Hereford, l’exemplaire de Richard, résolution 1200 dpi. Il y avait quelque chose qui me travaillait, une chose que je pensais avoir vue quand Maria et moi avions déroulé la carte pour la première fois dans l’escalier de la cathédrale.
— Continuez.
— J’ai demandé au labo d’imagerie d’Oxford de générer une image multispectrale. Regardez ça.
Jack prit la feuille et la déroula sur ses genoux. C’était un agrandissement de l’angle inférieur gauche de la Mappa Mundi, de l’extraordinaire tracé du Vinland et du Nouveau Monde qu’ils avaient examiné en Cornouailles quelques jours auparavant. Jack voyait clairement les deux inscriptions, dont l’une faisait référence à Leif Eriksson et l’autre à Harald Hardrada et au trésor de Miklagard. Soudain, il comprit où Jeremy voulait en venir.
— Il y a un autre croquis là-dessous ! s’exclama-t-il.
— Le voilà, isolé et agrandi. Costas m’a aidé à le faire.
Jeremy lui tendit une autre feuille avec un papier calque. Maria et O’Connor se penchèrent pour mieux voir. C’était un croquis linéaire, un grand U, dont la ligne se recourbait de chaque côté pour redescendre vers le bas, devant lequel se trouvaient deux cercles irréguliers.
— Le Vinland ! s’écria Maria. C’est exactement le même croquis que celui qui a été fait par-dessus mais à plus grande échelle. Le U représente la baie et le Vinland est indiqué juste à l’entrée, sur la carte superposée. Je me suis rendue sur le site archéologique viking de L’Anse aux Meadows, à Terre-Neuve, l’année dernière. Il se trouve à l’entrée de la baie, exactement au même endroit, et ces bandes de terre sont les promontoires qui s’étendent de part et d’autre dans le détroit de Belle-Isle. Les cercles représentent les îlots situés au large de la côte, Little Sacred Island et Great Sacred Island, des repères de navigation précieux pour les Vikings.
— C’est là que ça devient intéressant ! s’exclama Jeremy.
— Comment ça ? demanda Jack.
— Regardez bien le plus grand des deux cercles, lui conseilla l’étudiant en lui tendant une loupe. Là où il semble y avoir une traînée.
Jack retira le papier-calque et regarda la deuxième carte de plus près.
— Je vois une croix, murmura-t-il. Oui, c’est une croix. Et cette traînée sur le côté, est-ce une série de lettres ?
— Ce sont des runes.
— Traduction ? demanda Jack de plus en plus intrigué.
— Il y a deux lignes. Même avec l’intensificateur d’image, je peux à peine les lire, mais je n’ai quasiment aucun doute. Sur la première ligne, il est écrit Harald Kringlia, le roi Harald. La seconde se compose de deux mots, or et Miklagard, l’or de Miklagard. Il s’agit de Constantinople, bien sûr.
— Incroyable...
— Richard de Haldingham a dû d’abord faire ce croquis, puis il s’est ravisé. Celui-ci était trop précis. Il en disait trop long. Alors Richard l’a effacé pour le remplacer par une carte moins détaillée et ne mentionner que Leif Eriksson. Puis il a de nouveau changé d’avis et ajouté une référence à Harald Hardrada attestant de la présence du roi viking au Vinland avec le trésor de Miklagard.
— Le premier croquis comporte une information supplémentaire, murmura Jack, une information incroyablement précise.
— La croix est un repère, dit O’Connor en souriant pour la première fois depuis le début de l’affaire. Nous n’avons pas fait tous ces efforts en vain.
Soudain, Costas apparut au sommet de la dune, un peu agité par cette traversée de l’île.
— L’hélico est là, cria-t-il en haletant. Macleod veut savoir si tu reviens à bord de la Seaquest II ou si tu retournes à Istanbul. Il attend tes instructions dans la baie de Disko. Il est censé mettre le cap au nord pour effectuer des recherches au bord de la calotte glaciaire polaire et certains scientifiques commencent à s’impatienter.
Costas remarqua tout à coup la feuille que Jack avait sur les genoux et se laissa tomber sur le sable pour la regarder de plus près.
— Une carte au trésor ! s’exclama-t-il. C’est ce que je préfère. Alors, où est-ce exactement ?
Jack le regarda avec cette petite lueur qu’il avait parfois dans les yeux et montra du doigt le disque lumineux accroché à la ligne d’horizon.
— Plein ouest, à environ 2 300 milles nautiques. Tu peux dire à Macleod de ressortir l’exemplaire des sagas vikings que je lui ai laissé. L’itinéraire pour se rendre au Vinland y est tout tracé.
O’Connor se leva et serra la main de Jack.
— Je ne sais pas où va me mener ma route, dit-il. J’aimerais que vous fassiez une chose pour moi, Jack.
— Tout ce que vous voudrez.
— La menora. Essayez de savoir ce qu’elle est devenue.
Jack sourit et posa l’autre main sur l’épaule du jésuite.
— Nous ferons de notre mieux, assura-t-il. Les choses ont plutôt bien tourné depuis que Halfdan m’a prêté sa hache. Je suis sûr qu’elle me portera encore chance.
Il prit brusquement un air grave.