La guerre

Mais, au fil des jours, je me suis mise à ressentir le besoin irrépressible d’affirmer mon pouvoir sur la timide fille brune. Quand j’ai revu A-Man, j’ai sournoisement proposé que nous couchions tous les trois ensemble afin d’apaiser nos souffrances mutuelles à coups d’amour et de sperme. Il m’a souri, ravi que je sois le genre de femme prête à résoudre un problème par une orgie. C’est quand même mieux que par la force des baïonnettes ! Il m’a confié ensuite l’avoir lui-même suggéré à son amie au cours de cette première confrontation, mais qu’elle avait seulement pleuré de plus belle, confessant qu’elle serait bien trop jalouse. Mince ! J’étais sûre de gagner si nous pouvions la mettre dans notre lit. Gagner devenait soudain impératif. Gagner quoi, exactement ? Je ne savais pas, mais le jeu semblait en valoir la chandelle. Il ne s’agissait pas de l’avoir à moi toute seule, il ne s’était jamais agi de ça, il s’agissait d’avoir la certitude que j’étais la plus aimée.

Par la suite, il devint complètement urgent pour moi de me distinguer d’elle à mes propres yeux.

A-Man m’avait dit qu’elle avait eu jadis des aventures avec des hommes mariés ; je décidai qu’elle avait dû jouer les utilités auprès des autres femmes. Alors que moi, de mon côté, je suis toujours la masochiste en chef, la major de la promotion, la première de la classe, ou je ne joue pas. Voilà tout. Je devins aussi excessivement, anormalement, obsédée par la taille de son cul. Après tout, il était deux fois plus gros que le mien, si ce n’est plus… Peut-être deux fois et demie… Si A-Man aimait tant mon petit cul, comment pouvait-il en aimer un autre aussi imposant ?

Quelques semaines plus tard, nous connûmes tous l’infortune de nous marcher sur les pieds au club de gym. Ayant fini mes exercices de barre, je traversai le hall d’accueil pour m’en aller. Ils étaient tous les deux là, assis sur la banquette ; elle faisait la tête, et lui donnait l’impression d’être sur des charbons ardents. Où était passé le dieu du sexe qui déambulait dans ma chambre avec une érection de tombeur ? Cet homme-ci avait replié les jambes sous lui, sur la banquette, et fixait ses genoux, osant à peine respirer.

J’ai poursuivi mon chemin vers la sortie d’un air dégagé, en leur disant gaiement « Salut ! Â» à tous les deux. Que pouvais-je faire d’autre ? Et alors que je ne m’attendais pas à ce qu’elle me réponde, je me rends compte avec le recul que c’était lui que je testais. Et il m’a déçue. Silence. Aucun signe qu’il me connaissait devant elle. Dehors, terrassée par l’émotion, j’ai éclaté en sanglots. J’avais besoin de quelque chose de lui, et je ne l’obtenais pas. Et je n’étais pas près de l’obtenir. J’avais besoin d’assurances de sa part. Mais, bien sûr – et c’était le hic qui était au cÅ“ur de toute notre histoire –, m’eût-il donné les assurances dont j’avais si désespérément besoin sur la place que j’occupais dans ses priorités et dans son cÅ“ur, le feu qui nous embrasait aurait eu de fortes chances de s’éteindre. C’était justement toujours le délicat dosage de cet élément d’incertitude qui me gardait si amoureuse, si pleine de désir, si chaude à son égard. Il ne s’était jamais plié à ma volonté, et cela n’était pas près de changer. Il m’avait toujours montré son amour, mais il refuserait de le confirmer sur ma demande.

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Il était clair pour moi qu’A-Man n’allait rien faire pour résoudre le problème. Il me revenait donc de prendre l’initiative. J’ai eu l’idée de discuter avec la brune timide, entre filles, du problème. De notre problème : lui. La souffrance de cette femme menaçait désormais la sécurité du monde que je partageais avec A-Man. Si nous parlions, elle et moi pourrions peut-être sortir de l’impasse. Ce n’était plus seulement sa souffrance, d’ailleurs, c’était aussi la mienne. L’histoire devenait notre histoire à elle et à moi, avec A-Man qui nous observait des coulisses. Était-ce une variante de la tragédie d’Électre ? Peut-être, mais il n’était plus temps de songer à la mythologie. C’était la guerre. Et, face à ma rivale, je n’avais aucune intention de me rendre.

M’étant arrangée pour la rencontrer au gymnase, je me suis approchée d’elle crânement, dans ma tenue de danse artistiquement pensée, et lui ai proposé d’avoir une petite conversation. Même si elle n’avait pas l’air très rassuré, elle m’a répondu qu’elle voulait bien. Je lui ai demandé ce qui s’était passé. Elle m’a avoué qu’elle avait été si malheureuse avec lui, qu’elle profitait si peu de lui, qu’elle l’avait interrogé sur les autres femmes de sa vie. La vérité laisse le champ libre : la brune avait pressenti que sa réponse la ferait souffrir, mais elle avait aussi espéré y puiser le courage d’arrêter de le voir.

Eh bien, à l’évidence, cela n’avait pas été le cas, car presque aussitôt elle a employé la même stratégie avec moi, me posant des questions très personnelles. Combien de fois baisions-nous, lui et moi ? Passait-il la nuit chez moi ? Dînions-nous ensemble ? Et je me suis surprise à faire la chose la plus affreuse qui soit. Je me suis surprise à lui répondre, en priant pour que sa stratégie réussisse cette fois-ci, même si j’étais convaincue du contraire.

Et la vie a continué ainsi, cahin-caha. Pas de monogamie, pas de triolisme, toujours plus de fouteries, aucune solution en vue.