A-Man
On ne peut jamais savoir à l’avance quand il va se montrer. Celui qui va tout changer pour toujours, celui qui va ébranler votre monde. C’est peut-être même quelqu’un que vous connaissez déjà .
Le Jeune Homme était parti depuis deux ans. Dans l’intervalle, je m’étais attaché le Petit Ami, tandis que la rousse préraphaélite avait pris un musicien de rock, grand et maigre, qui se maquillait davantage qu’elle : ils se vernissaient mutuellement les ongles et étaient des mordus de l’amour monogame. Par conséquent, quand le Jeune Homme a rappelé, je savais que ce ne pouvait être qu’une relation à deux. La sécurité du sandwich à trois n’était plus à l’ordre du jour.
J’étais pétrifiée. Mon dilemme masculin s’incarnait dans les deux hommes que j’avais devant moi : le Petit Ami était fiable pour le quotidien mais pas pour le sexe, alors que le Jeune Homme était fiable pour le sexe mais pas pour le quotidien. Une femme ne peut-elle donc jamais gagner ? Jusqu’à présent, mon expérience me disait que non. Le Petit Ami était trop prudent, trop arrogant, trop possessif. Mais le Jeune Homme, lui, était trop dangereux, trop sexy, trop jeune, trop absent. Mais j’avais la règle n° 3 à ma disposition, aussi était-il au moins prévu par la loi, en principe.
En réalité, la décision de revoir le Jeune Homme l’après-midi même où il appela fut d’une facilité déconcertante. Plus tôt ce jour-là , le Petit Ami m’avait mise dans une fureur meurtrière en pontifiant sur « notre » relation – il était seul dans « notre » relation, en ce qui me concernait. Rendez-vous fut donc pris. Il était trois heures, le Jeune Homme serait là à quatre heures. Love in the Afternoon(8), l’amour l’après-midi, comme Gary Cooper et Audrey Hepburn. Enfin, pas tout à fait. Je n’avais pas de violoncelle.
Avec juste une heure pour me préparer, je n’eus guère le temps de penser. C’était tout aussi bien, car cela n’avait pas de sens. Mais ceux qui étaient sensés me rendaient folle. J’avais déjà surpris plusieurs hommes à rêver mariage – j’avais même épousé le meilleur d’entre eux – et avais trouvé du malheur à revendre. Mon désir n’était pas de prendre un amant et de le traîner à l’autel. J’avais le terrible soupçon que toutes ces « propositions » parlaient davantage d’insécurité et de jalousie que d’amour, cachaient des chaînes affectives alors que j’avais besoin d’être enchaînée physiquement. Je ne voulais pas d’un engagement de toute une vie, je voulais un engagement sexuel. Pour quelques heures, en tout cas.
Tremblante, je suis tombée à genoux, ne sachant quoi faire d’autre, et j’ai prié mon Dieu inconnu pour qu’il me permette de m’abandonner à cet homme dans l’instant présent, juste pour cet après-midi-là . Pas plus. J’étais incapable d’imaginer autre chose. Je ne peux avoir qu’un partenaire à la fois. Trouverais-je le courage de ne pas avoir peur de la beauté du Jeune Homme pour l’occasion ? D’aller avec lui jusqu’au fond des choses, sans savoir s’il y avait une voie de sortie ? Je me relevai et me fis couler un bain.
J’ai donc pris mon bain, je me suis rasé les jambes, je me suis talquée avec du Honey Dust, j’ai mis de la musique, fermé les rideaux, nourri le chat, allumé de l’encens et des bougies, et puis – très excitée, remplie d’appréhension – j’ai enfilé une robe longue noire en velours, sur un string et un soutien-gorge également noirs.
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On a sonné. Tard. J’ai ouvert. Il est entré. Et il est entré dans ma vie. Il m’a enfermée dans ses grands bras, sans un mot, et m’a serrée contre lui. J’étais sienne désormais. J’y ai consenti, et puis les choses ont commencé à vivre de leur vie propre. Pendant les trois heures qui ont suivi, je me suis fondue dans cet homme d’une manière que je n’avais jamais connue avec aucun autre jusque-là .
À l’instant précis où sa queue me pénétrait jusqu’à la garde, la pression m’a fait tressaillir. Il a baissé les yeux vers moi et a dit doucement : « Je ne te ferai pas mal. » En réalité, ça m’a fait mal – il avait une grosse queue – mais j’ai eu le pressentiment qu’il ne s’agissait pas de me faire mal. Bien autre chose était en jeu. Comme pour la danse, je savais que je devais « travailler » mon inconfort, que je devais l’accepter afin de m’élever à un niveau supérieur.
Et puis il m’a prise par le cul. Est-ce là ce qu’il avait appris pendant son absence ? C’était une première pour moi. Une grande première. Mon Dieu qu’il était bon ! Terrible, je veux dire. Quelle assurance il avait ! Tant d’élégance ! Ç’a été très lent, très prudent, très continu et très douloureux. C’est là , à ce moment-là , que j’ai su pour la première fois ce que c’était que de surmonter la peur et la douleur pour atteindre, de l’autre côté, ce plateau où j’ai connu cet homme dans une terre étrangère appelée Béatitude. La Béatitude n’est pas exempte de douleur, c’est un territoire au-delà de la douleur. Très différent.
Lors de ce voyage initiatique, sa queue au fond de mes entrailles a été un miracle émotionnel et anatomique : l’impossible était advenu dans mon cul. Dieu avait à présent toute mon attention. Si j’avais marché sur l’eau, je n’eusse pas été plus stupéfiée. C’était mon premier acte de sacrifice qui ne fut pas embourbé dans le cercle vicieux du narcissisme du reflet, le premier à m’ouvrir une dimension entièrement nouvelle, au lieu d’un nouvel angle de vue sur l’ancien. Depuis ce jour, j’ai changé. Changé pour toujours. Et cela a commencé, physiquement, avec sa queue dans mon cul – l’acte qui a créé le mystère, le clystère – et, psychologiquement, avec ma décision de céder, la meilleure que j’aie jamais prise. Je voulais simplement laisser entrer cet homme-là en moi, au sens propre. Je voulais ce qu’il était, lui, tout au fond de ce que j’étais, moi.
Naturellement, il lui avait aussi fallu des couilles, les couilles de vouloir prendre mon petit cul serré. Et d’essayer, d’oser. Je le respecterai toujours pour ça. Enfin, un homme qui n’avait pas froid aux yeux ! Le Jeune Homme, l’Homme à trois, avait été transfiguré devant moi. A-Man était né.
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Ce premier après-midi-là , il était arrivé autre chose. J’ai cessé de pleurer mon mariage. Mon deuil était fini, je crois, parce qu’un autre avait pénétré assez loin dans ma conscience pour abolir le chagrin, transformer la précédente séparation en bénédiction, faire place à une nouvelle entrée. Personne n’avait essayé ma porte basse jusqu’alors. Or c’était là que résidait mon pouvoir. Et qu’il vacillait. Comme hôtesse de la grande porte, j’étais, comme vous le savez déjà , la Reine pointilleuse, la Princesse impossible, l’enfant colérique. Mais avec A-Man dans mon cul, je suis redevenue gentille, très gentille.
Dans les jours qui suivirent, j’annonçai au Petit Ami que c’était fini entre nous. Complètement fini. Je ne pouvais pas être gentille avec lui, seulement hystérique. Il avait peut-être appartenu à la « réalité », mais ces trois heures passées avec A-Man avaient tout clarifié : la « réalité » n’était pas pour moi.