La sainte Baise
« J’atteste ici à toutes les femmes voluptueuses que le plaisir qu’elles éprouveront à foutre en cul surpassera toujours de beaucoup celui qu’elles éprouveront à le faire en con… Je leur certifie qu’il n’y a pas la moindre comparaison, et qu’elles reviendront bien difficilement au devant quand elles auront fait l’expérience du derrière. »
Donatien de Sade (2)
La première a été la sienne. Dans mon cul.
Je ne connais pas sa longueur exacte, mais elle est franchement trop grosse – juste ce qu’il faut. De moyenne largeur, ni trop fine ni trop épaisse. Belle. Mon petit cul, celui d’un adolescent, étroit et bien serré. Vingt-cinq ans à le serrer comme toute danseuse classique. Depuis l’âge de quatre ans, l’âge où j’ai pour la première fois déclaré la guerre à mon papa. Tourner les jambes en dehors à partir des hanches remonte le plancher pelvien à la façon d’un tire-bouchon. Je me suis cassé les reins toute ma vie, debout à la barre. Et maintenant je me les fais casser.
Sa verge, mon cul qui se desserre. Divin.
À mesure qu’elle me pénètre, je relâche, millimètre après millimètre, la tension, la pression, le resserrement, l’étreinte. Je suis accro à l’endurance physique extrême, au marathon de la décharge d’énergie. Je détends mes muscles, mes tendons, ma chair, mes cellules, ma vie, je lâche ma rage, mon ego, mes habitudes, mes censeurs, mes parents. En même temps je l’attire, sa verge, je l’aspire et l’avale en moi. S’ouvrir et gober, une seule et même chose.
La volupté, ai-je appris en me faisant sodomiser, est l’expérience de l’éternité dans l’instant présent. La sodomie est l’ultime acte sexuel de confiance. Je veux dire qu’on peut vraiment avoir mal – si l’on résiste. Mais si l’on surmonte cette peur, en la traversant, littéralement, ah la joie qui nous attend de l’autre côté des conventions. La paix qui vient après la douleur. La clé, c’est de dépasser la douleur. Une fois absorbée, celle-ci est neutralisée et permet une métamorphose. Le plaisir seul est simple indulgence passagère, une distraction subtile, une anesthésie sur le chemin de quelque chose de plus élevé, de plus profond, plus intime. L’éternité se trouve au-delà , bien au-delà du plaisir. Et de la douleur. Le pourtour de mon cul est l’horizon de l’événement sexuel, la frontière de cet au-delà auquel il n’y a pas d’échappatoire. Pas pour moi, en tout cas.
Je suis athée, par atavisme. J’ai fini par connaître Dieu par l’expérience, en me faisant foutre en cul – encore, encore, et encore. J’apprends lentement, mais je suis une hédoniste, une goulue. Je suis sérieuse. Très sérieuse. Et j’ai été encore plus surprise que vous par cet éveil étrangement brutal à une extase mystique.
Voilà la grosse surprise de Dieu, Son humour subtil et Sa puissante présence, manifestée dans mon cul – on ne peut nier que c’est une sacrée manière d’attirer l’attention d’une sceptique !
Les relations anales supposent la coopération. La coopération dans un esprit de politique aristocratique, qui entraîne des hiérarchies strictes, des positions féodales et des attitudes monarchistes. L’un commande, l’autre obéit. Pouvoir absolu, obéissance tout aussi absolue. Les adeptes de la sodomie se passent de la sécurité du filet démocratique et anti-discriminatoire. Mais ils ont intérêt à se montrer fermes, très fermes, dans l’action. Baiser par-derrière interdit les demi-mesures. Ce serait une parodie. Il n’y a pas de doublures, pas de remplaçants pour le Cirque du Soleil(3) anal. C’est un numéro de funambule. Du début à la fin.
La vérité se cache toujours au fond du cul. Un vit dans un cul fonctionne comme la flèche sur un test de détecteur de mensonges. Le cul ne sait pas mentir, il en est incapable : il a mal, physiquement mal, si on ment. La chatte, au contraire, peut mentir à la simple entrée en scène d’un chibre, elle ne s’en prive jamais. Les chattes sont faites pour tromper les hommes, avec leur tendre rosée accueillante et leurs propriétaires enragées.
J’ai tant appris, peut-être la chose de la plus haute importance, en me faisant foutre en cul. J’ai appris à me rendre. Tout ce que j’ai appris par l’autre trou, c’est à me sentir abusée et abandonnée.
Ma chatte pose la question, mon cul y répond. L’enculade est l’événement dans lequel la devise consacrée de Rainer Maria Rilke, « Vivez les questions », finit en effet par s’incarner. La pénétration anale résout le dilemme de la dualité présenté et amplifié par la pénétration vaginale. L’enculade transcende toutes les oppositions, toutes les antinomies : positif et négatif, bien et mal, dessus et dessous, profondeur et surface, plaisir et douleur, amour et mort. Elle les unifie, les rend une. C’est donc l’acte par excellence, à mes yeux. L’enculade apporte une solution spirituelle. Qui s’en doutait ?
Si l’on me demandait de choisir une seule voie de pénétration pour le restant de mes jours, je choisirais mon cul. Trop souvent ma chatte a été blessée par de fausses attentes et des entrées importunes, par des mouvements trop égoïstes, trop superficiels, trop rapides, ou trop inconscients. Mon cul, qui ne connaît que mon amant, ne connaît que l’extase. La pénétration est plus profonde, plus intime ; elle suit le fil du rasoir. La voie qui traverse mes entrailles pour me conduire tout droit à Dieu est libre, elle a été dégagée.
Norman Mailer voit les routes sexuelles à l’envers : « Voilà donc comment je lui ai fait l’amour finalement : une minute pour l’un, une minute pour l’autre, une incursion chez le Démon puis retour au Seigneur. » Mais Mailer est un homme, un conquérant, un pénétrant. Pas une récipiendaire, pas une soumise. Il n’a jamais été dans la position compromettante qui est la mienne, j’imagine.
Mon désir est si vaste, si béant, si caverneux, si profond, si long, si ancien et si jeune, tellement jeune, que seule une grosse queue bien enfoncée dans mon cul l’a jamais rempli. Il est cette queue-là . La queue qui m’a sauvée. Il est ma réponse à tous les hommes qui l’ont précédé. Ma revanche.
Je vois sa verge comme un instrument thérapeutique. Seul Dieu a pu songer à un tel remède pour ma blessure abyssale – la blessure d’une femme que son papa n’a pas assez aimée. Cette blessure n’est peut-être pas du tout d’origine psychologique, mais véritablement l’espace intérieur qui aspire à Dieu. Une femme dont le père lui a dit, il y a longtemps, que Dieu n’existait pas.
Mais je veux Dieu.
Me laisser enculer me rend espoir. Le désespoir n’a aucune chance quand sa verge est logée dans mon cul, laissant le champ libre à Dieu. Il m’a ouvert les fesses et, avec cette première estocade, il a rompu mon déni de Dieu, brisé le mur de ma honte, et a mis celle-ci au jour.
Mon désir n’est plus caché ; il a un nom maintenant.
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Ceci est l’arrière-fond d’une histoire d’amour. Un arrière-fond qui est le fond même de l’histoire. Une histoire de second trou, pour être tout à fait exacte. L’amour depuis l’intérieur de mon derrière. Colette affirme qu’on ne peut écrire sur l’amour tant qu’on est sous son troublant empire, comme si seul l’amour perdu avait des résonances. Ce grand amour ne m’a pas donné de recul, mais plutôt une vue sur cour – décrite avec l’œil de mon derrière. Voici un livre où le recto est bref, et le verso tout. En définitive, mon verso a son importance. Quand on a été enculée autant que je l’ai été, les choses deviennent très vite à la fois très philosophiques et très bêtes. Mon cerveau a été ébranlé avec mes entrailles.
Avoir un vit dans son cul donne vraiment son centre à une femme. De passive, la réceptivité devient active. Il ne reste plus qu’à agir. Son vit transperce mon yang – mon désir de savoir, de contrôler, de comprendre et d’analyser – et fait remonter à la surface mon yin – mon ouverture, ma vulnérabilité. Je ne peux pas y arriver toute seule, par volonté. Je dois être forcée.
En me baisant, il me renvoie à ma féminité. Quand on est une femme libérée, c’est le seul moyen d’y revenir et de garder sa dignité. À quatre pattes, le cul dressé, je n’ai d’autre choix que de succomber et de m’affoler. Voilà comment je puis avoir une expérience que mon intellect ne me permettrait jamais. Une trahison d’Olive Schreiner, de Margaret Sanger et Betty Friedan (4), et un enfant dans le dos à de nombreuses « féministes » modernes. Oh mais, une fois qu’on y est, il n’y a plus de retour possible : ni à une volonté de contrôle, ni à la position du dessus, ni à des hommes plus féminins que moi. Voilà simplement comment ma libération s’est manifestée. Mais, pour n’importe quelle femme rationnelle, l’émancipation par la porte basse ne devrait jamais être un choix. Cela peut seulement arriver comme un cadeau. Une surprise. Une grosse surprise.
Cette histoire raconte comment j’en suis venue à connaître – et parfois à comprendre – des termes se rapportant à la quête spirituelle. Sur leur sens et sur leur pouvoir, la sodomie m’en a appris davantage que n’importe quel autre enseignement.
Le sexe anal est pour moi un événement littéraire. Les mots se sont d’abord mis à couler pendant même qu’il était enfoui au fond de mon cul. Son stylographe sur mon papier. Son marqueur sur mon buvard. Sa fusée sur ma lune. C’est amusant où l’on trouve l’inspiration. Ou comment on capte le message.
Dès mon initiation, j’ai su que je devais tout écrire noir sur blanc. Pour en garder une trace, témoigner de mon vécu, du sien, de l’énergie harmonique que nous avons générée. De quoi ébrécher les paramètres de mon petit monde. De quoi donner sens au mot Dieu et faire couler ma gratitude comme de l’eau.
Je ne voulais pas juste un souvenir pour plus tard. Les souvenirs déguisent fatalement la vérité sous la vanité de la nostalgie et la complainte du désir délaissé. Je voulais un document, comme une main courante de commissariat, qui enregistrât sur le moment – ou quelques instants après, une heure au plus – les détails du crime, le crime qu’il y a à forcer et pénétrer mon cul, mon cœur. Ce registre dirait : ceci s’est produit, ceci est réellement advenu dans mon existence, sous mes yeux.
En outre, si je ne notais pas tout par écrit, personne ne me croirait. Moi moins que les autres. Je n’y croyais plus deux heures après qu’il eut quitté mon lit. J’ai donc décrit tous ces moments pour les prolonger.
Pour les rendre réels. Les mots me semblaient le seul moyen d’indiquer le lieu du crime, de conserver ma fugitive expérience de l’éternité. Ceci est un document testamentaire. Ne pas rater le message, distrait par la nature profane de l’acte.
Je suis, voyez-vous, une femme qui a cherché la reddition toute sa vie – pour trouver quelque chose, quelqu’un à qui je pourrais soumettre mon ego, ma volonté, ma misérable condition mortelle. J’ai tâté de différentes religions et de différents hommes. J’ai même essayé un homme d’Église. Et puis il m’a trouvée, moi, l’agnostique qui mendiait ma soumission.
« Penche-toi », disait-il, doucement, fermement. Encore aujourd’hui j’entends cette phrase résonner au tréfonds de mon être.
L’enculade est le grand acte anti-romantique – à moins que, bien sûr, comme moi, votre idée de la romance ne commence à genoux, la tête enfouie dans un oreiller. La poésie, les fleurs et les promesses « jusqu’à ce que la mort nous sépare » n’ont guère place dans l’arrière-pays. La pénétration anale implique le tranchant de la vérité, et non les doux replis de la sentimentalité propre à l’amour romantique. Mais l’encu-lerie est plus intime que la copulation. Vous risquez de montrer votre merde, au propre comme au figuré. Vous accueillez un homme dans vos entrailles – votre espace le plus profond, l’espace que vous avez appris, toute votre vie, à ignorer, à cacher, à taire – et votre conscience s’éveille. Qui a besoin de diamants, de perles et de fourrures ? Celles qui n’ont jamais été jusqu’où j’ai été. En terre promise, au royaume des cieux.
Si vous laissez un homme vous enculer – et seul l’amant vraiment délicat devrait avoir ce privilège –, vous apprendrez à avoir confiance non seulement en lui mais en vous-même, absolument sans contrôle. Et au-delà du contrôle il y a Dieu.
L’humiliation est le plus grand de mes démons mais, quand mon œil de bronze est enfoncé, je découvre que mes craintes sont infondées. C’est grâce à cette reddition sensuelle, ce chemin interdit, que je me suis trouvée, que j’ai trouvé ma voix, mon esprit, mon courage… Et mes bêlements de vieille bique ! Ceci n’est pas un traité féministe sur l’égalité. Ces pages sont la vérité sur la beauté de la soumission. Le pouvoir de la soumission. Pour moi, voyez-vous, j’ai découvert par hasard la grande farce cosmique, l’ironie suprême de Dieu.
Entrez par la sortie. Le Paradis vous y attend.