Elle
Un jour, en entrant dans le vestiaire du club de gym, j’ai revu la douce fille brune, celle que je soupçonnais A-Man de s’envoyer à l’occasion. J’ai lancé mon amical « Salut ! » habituel mais, au lieu du sourire que j’attendais en réponse, j’ai eu droit à un regard glacial et à un silence hostile.
Quand j’ai retrouvé A-Man la fois d’après, je lui ai raconté notre rencontre. Savait-il pourquoi elle avait pu me rembarrer ? Et alors, oui, il le savait. Elle l’avait récemment mis au pied du mur, semblait-il, exigeant qu’il lui dise s’il en baisait une autre. (Elle devait tout de même déjà connaître la réponse à cette question, ai-je songé avec suffisance.) Il a prétendu s’être enquis si elle était certaine de vouloir une réponse, elle avait insisté. Alors il lui avait répondu que oui. Mais elle ne s’en était pas tenue là. Elle voulait savoir qui. Il lui avait donc parlé de moi. Apparemment, sa surprise avait été totale. Elle savait que nous étions amis, mais je pense qu’elle ne connaissait pas toute l’histoire. Ni même le tiers ni le quart. Enfin, m’a-t-il avoué, elle n’arrêtait plus de pleurer. Il avait visiblement mauvaise conscience, même s’il était sûr de ne lui avoir révélé que ce qu’elle voulait entendre.
Regrettait-elle, m’interrogeais-je, de lui avoir demandé la vérité ? Cela semblait une démarche si inconsidérée de sa part. Elle ne me déclarait pas seulement la guerre, à l’évidence elle était aussi très en colère contre lui. J’ai été plus lente à comprendre que j’avais moi aussi remué quelque chose que je n’aurais pas dû ; si je ne l’avais pas questionné sur mon face-à-face avec la brune timide, A-Man n’aurait jamais évoqué leur querelle. C’est nous les femmes qui, en cherchant des informations que nous ne souhaitions pas vraiment, avons précipité les événements qui ont suivi. Ce jour-là, cependant, je me bornais à l’écouter, me sentant un peu distante. Et encore je jouissais de ce léger parfum de drame entre nous deux, alors que nous entrions dans la gloire de l’enculade n° 272…
Mais le lendemain, et le surlendemain, j’ai pris conscience que, sans l’avoir sollicitée, j’avais eu la confirmation qu’il la baisait bien de temps en temps, alors que je n’étais pas très désireuse au fond de le savoir. Cela donnait à cette fille une réalité totalement inédite. Nous disputions-nous donc A-Man ? Elle le pensait visiblement et m’opposait une forme de combat, ou au moins de résistance. J’avais toujours cru qu’il n’existait pas de combat, pas de rivalité, parce que j’étais simplement dans une position bien supérieure à elle, ou à n’importe qui d’autre qu’A-Man aurait pu sauter. Il était techniquement impossible pour lui d’avoir des relations plus fortes ou même équivalentes avec une autre – il n’y avait tout bonnement pas assez d’heures dans une journée. Ou pas assez de sperme dans ses couilles… Ou y en avait-il assez ?
Et mon esprit a commencé à s’affoler. Quelle était la nature de leur relation ? Quels étaient leurs rapports sexuels ? Était-il avec elle comme il était avec moi ? La moulait-il sur son dard comme moi ? Lui bourrait-il le cul aussi ? Que lui avait-il donc fait pour qu’elle lui soit si attachée ? Et qu’est-ce qui l’intéressait en elle ? Était-elle pour lui ce qu’un Braque était pour moi, un contrepoids ? Maintenant que j’avais son petit harem sous le nez, je ne pouvais plus feindre de ne rien voir. La jalousie m’étreignait le cœur, je ne pouvais pas l’empêcher. Mais j’étais déterminée à tenter l’impossible.
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C’est le prix à payer quand on n’est pas monogame, me suis-je d’abord rappelé. Le temps était peut-être venu de revoir le prix de la monogamie.
Si j’avais demandé à A-Man d’être monogame, j’aurais toujours su que je lui avais pris sa liberté. Or je l’aimais en possession de sa liberté. Je n’avais aucune envie de contrôler ses faits et gestes. Je me souvenais l’avoir entendu dire une fois : « Tu sors avec une fille, tu couches avec elle une fois et elle te tend toute une brassée de “Fais pas ci, fais pas ça”. Et toi tu regardes ses grosses doudounes et sa foufoune chaude, tu regardes ses “Fais pas ci, fais pas ça” et tu lui rends le tout. “Hé, je crois que c’est à toi !” » J’avais admiré cette attitude, c’est ce qui faisait qu’il était A-Man et pas n’importe qui. Il n’allait quand même pas se compromettre pour une chatte, comme tant d’autres hommes. Et moi, je ne voulais pas compromettre un homme avec ma chatte, je voulais qu’un homme soit authentique… Même s’il désirait désespérément ma chatte.
Mais ce n’étaient là que spéculations oiseuses, car je savais qu’A-Man ne serait jamais monogame, même si je l’en suppliais. Il m’avait raconté dans le temps qu’il avait essayé plusieurs fois d’endosser le rôle de petit ami et avait toujours lamentablement échoué. Mieux valait ne même plus essayer. J’étais d’accord avec lui. L’échec est un grand anti-aphrodisiaque.
D’ailleurs, si j’avais voulu qu’il ne soit qu’avec moi, j’aurais dû lui rendre la politesse et n’être qu’avec lui. Or je savais que j’en étais incapable. Je l’aimais trop, j’étais trop vulnérable pour ne me donner qu’à lui. Puisqu’il n’y avait pas d’engagement susceptible d’être rompu entre nous, au moins les tourments que je pouvais endurer pour la timide fille brune n’étaient-ils pas entachés de souffrance pharisienne ou d’un sentiment de trahison.
Alors, me suis-je dit, sais-tu ce que tu dois être si tu rejettes la monogamie ? Imperméable à la jalousie ? Non, celle-ci est inévitable. À la hauteur, tu dois être à la hauteur. Lui aussi doit être à la hauteur. Le sexe doit être à la hauteur. À la hauteur de l’insanité viscérale de mes épisodiques crises de jalousie.