La quête

Ma découverte du Paradis a commencé il y a des décennies, avec ma quête de Dieu. Je Le cherchais depuis mes cinq ans, quand ma famille a émigré vers la Bible Belt, la « Ceinture de la Bible (5) Â». Là-bas, tout le monde semblait connaître Dieu personnellement, sauf moi. J’ai interrogé mon père. Il avait raison en tout. « Non, Dieu n’existe pas, m’a-t-il expliqué. Il y a des gens qui en ont besoin. Nous, nous n’en avons pas besoin. Â»

Mais moi, si. À l’école, tout le monde craignait Dieu et était pratiquant. Était-il possible que tous les autres fussent dans l’erreur ? et leurs parents aussi ? J’avais été déclarée athée à la naissance. Le mal était fait. Je me disais que je pouvais annoncer à mes camarades de classe la grande nouvelle de l’inexistence de Dieu, ou encore que je pouvais mener ma propre enquête sur Dieu, juste au cas où ils auraient raison à Son sujet.

Aujourd’hui, je pense qu’on devient croyant de deux manières. Soit vous êtes endoctriné par votre famille et cette croyance vous accompagne toute la vie, malgré vos rébellions ou la preuve du contraire ; soit vous avez une authentique expérience de Dieu, assez puissante pour contredire votre endoctrinement initial. J’ai donc assumé une identité difficile : celle de l’athée qui aspire à croire – mais en est incapable. Un doute prédestiné me laissait toujours à la recherche d’un Dieu qui ne pouvait pas exister. Le Conflit était né, ma Quête commençait.

*

* *

L’année précédente, à l’âge de quatre ans, j’avais commencé à prendre des cours de danse classique. Cette innocente activité hebdomadaire a débouché, au fil des deux décennies suivantes, sur une carrière de dix ans au sein d’une des meilleures compagnies de danse du monde. Pourtant, à l’origine, l’intention de ma mère était simplement de me donner de l’exercice physique pour stimuler mon appétit d’oiseau, et de m’éviter les sports d’équipe requérant l’usage des ballons : petite, j’étais complètement terrifiée par les ballons de toute taille qui arrivaient dans ma direction. En danse classique on n’utilisait pas de ballons, je n’avais donc aucune raison d’avoir peur. À la place, je pouvais me concentrer sur d’adorables tenues, des chaussons de danse rouges et des mouvements extrêmement contrôlés.

Le monde de la danse classique a été un vaste laboratoire pour ma recherche de Dieu. C’est bien simple, tous les grands danseurs sans exception croient en Dieu. J’ai mené plusieurs fois ma petite enquête personnelle au cours des ans, et j’ai continué ma prospection religieuse bien avant dans ma carrière, où les preuves étaient les plus tangibles. À l’école de danse, environ 60 à 70 % des jeunes filles croyaient en Dieu ; chez celles qui avaient franchi tous les obstacles pour devenir l’une des rares élues de la compagnie, ce pourcentage grimpait peu ou prou jusqu’à 95 %. Elles gardaient la foi même quand les choses allaient mal. Moi, quand j’avais pris un mauvais cours, j’étais mauvaise, ce qui ne me menait qu’à d’autres mauvais cours. Mais quand la classe se passait mal pour les autres élèves, elles y voyaient « une leçon Â», « la volonté de Dieu Â», une pétouille sur l’écran, et la fois d’après, elles prenaient un bon cours ; leurs progrès étaient donc réguliers et prévisibles. Étant athée, je n’avais personne à incriminer ; le doute fleurissait en moi en proportion de mes mauvais cours.

Au bout de dix ans de ce régime, même un bon cours de danse me paraissait mauvais. J’avais perfectionné non seulement mes pliés mais aussi mon sens de l’autocritique. Je regrettais drôlement de ne pouvoir rejeter la faute de ces ratés sur Dieu, comme les autres filles. Quel soulagement c’eût été ! Mais elles vivaient dans un « leurre Â», alors que je levais l’étendard de la vérité, aussi persévérais-je malgré tout, en martyre de mon athéisme. Dieu que j’étais jalouse ! Pas de leur danse, de leur foi.

Mon souci obsédant de l’impalpable trouva un fructueux exutoire quand, à onze ans, j’appris la technique du crochet toute seule dans un livre. Ma mère tricotait et m’avait déjà montré la routine des deux aiguilles, une maille à l’endroit une maille à l’envers, mais il y avait toujours la possibilité d’un point perdu, dont on s’apercevait trop tard pour le rattraper. Ce risque me terrifiait. En revanche, non seulement le crochet offrait une bien plus grande richesse de motifs, mais il était absolument impossible de perdre un point.

J’ai débuté avec des écharpes et des bérets, avant de m’essayer peu à peu aux ponchos, aux pulls à col roulé, sacs de tout format, hauts à trou-trous à collerette, cravates pour hommes, jetés de lit et napperons sophistiqués réalisés avec un fil très fin et chatoyant. Tous ces points, tout ce filé et ce coton mercerisé, toutes ces teintes pastel, à enrouler et dérouler en montant et en tournant, dedans dehors, nÅ“ud après nÅ“ud ! J’étais rapide, j’étais experte, c’était un besoin chez moi. Et puis j’étais sans pitié avec mon crochet et mon fil : tous les membres de ma famille portaient quelque extraordinaire article de laine confectionné par mes soins ! J’avais toujours plusieurs travaux en chantier en même temps, si bien que mes mains n’étaient jamais au repos.

Le macramé, je m’en rends compte aujourd’hui, était le dépositaire idéal de mes ambitieuses tendances anales : chaque pièce avançait à un rythme prévisible, sans pâtir du chaos irrationnel de mon angoisse existentielle. J’ai surmonté la crise de l’adolescence grâce au crochet, tout en cousant les rubans de mes pointes et en tentant d’imiter la foi éthérée de mes pairs.

Je suis convaincue aujourd’hui que la danse tourne autour de deux choses : la bonne conduite et la foi rendues visibles. Pour moi, la première était facile, la seconde impossible – et d’autant plus désirable. Être danseuse a été ma toute première – et peut-être ma plus sincère – tentative d’avoir la foi. Mais c’était comme d’essayer d’être une religieuse sans croire en Dieu. Je n’épargnais pas mes efforts, mais la foi ne se commande pas.

Me serrer la ceinture toute la sainte journée en dansant toute la sainte journée semblait pourtant un bon point de départ. J’acquérais au moins une certaine maîtrise de moi, veillant à avoir un corps aussi svelte que celui des filles croyantes. J’y parvenais sans l’aide de Dieu. Il suffit de ne pas manger jusqu’au soir. J’en tirais une sensation de bien-être. De puissance. Avec la nourriture – ou plutôt sans nourriture –, j’étais capable de rivaliser avec les croyantes. Je pouvais même être plus maigre que certaines ! J’ai appris très tôt à sublimer la douleur, à la nier : orteils en sang, déchirures des tendons, la terrible solitude qu’il y a à être athée. Très utile. Si je la niais suffisamment, raisonnais-je, je pourrais peut-être – pourquoi pas ? – nier ma négation de Dieu.

Je suis devenue ballerine professionnelle à dix-sept ans ; j’ai commencé à me produire en public huit fois par semaine. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à me signer avant de monter sur scène. J’avais vu la plus grande danseuse du monde ébaucher ce signe et pensais que c’était peut-être là son secret. Alors je m’y suis moi aussi essayée dans les coulisses, seule, en cachette, avant mon entrée. C’était comme ajouter un pas au ballet. Je voulais que ce geste eût un sens. Et il en avait. Même s’il n’a pas fait éclore Dieu dans ma conscience, il exprimait ma croyance que le rituel était le moyen de L’invoquer, dans le cas bien improbable qu’il veuille bien S’intéresser à moi.

En tournée à Paris, un été, je me suis même mise à collectionner les chapelets, que j’achetais chez les antiquaires du boulevard Saint-Germain : des pièces anciennes, avec des grains en nacre. Je me disais que, étant anciens et d’origine européenne, ils devaient déjà être tout imprégnés de la foi de chrétiens antérieurs et qu’ainsi, malgré mon détestable darwinisme, un peu de celle-ci pourrait déteindre sur moi. J’en ai même porté un en guise de collier pendant un temps, bien qu’on m’eût prévenue que c’était un geste sacrilège. Tant pis, j’avais besoin d’avoir ce chapelet à mon cou, pour que la friction fît pénétrer son histoire dans ma peau de païenne.

Les chapelets m’ont conduite jusqu’aux saints. À dix-huit ans, je dévorais leur catalogue : saint François, saint Thomas, saint Jérôme, les deux Thérèse… Mais je me suis ensuite focalisée sur les femmes qui s’affamaient, saignaient, se flagellaient avec des verges de bouleau, qui léchaient les plaies suintantes des lépreux, qui se réveillaient en criant en pleine nuit, transpercées par l’amour de Dieu. J’étais fascinée. Fugitivement, j’ai envisagé de passer de la profession de ballerine – une voie déjà plutôt spirituelle dans son dévouement – à celle de sainte. Rien ne semblait plus louable, il n’y a pas de doute, et la sainteté paraissait requérir les disciplines dont j’avais déjà une solide expérience : la maîtrise de soi et l’abnégation. Combien de souffrance et de douleur étais-je seulement capable de supporter, capable de choisir et de m’infliger ? Tester ma résistance en ce domaine semblait extrêmement attrayant.

Mais, après mûre réflexion, je reconsidérai la chose : devenir une sainte entraînerait encore plus de souffrance que je pouvais m’imaginer. Et si l’on endurait toute cette souffrance sans jamais voir Dieu, sans jamais connaître cette union mystique ? Le risque n’était pas négligeable. D’ailleurs, je ne voulais pas souffrir pour souffrir. La danse classique m’avait appris à souffrir pour gagner, à souffrir pour être belle. Souffrir pour souffrir était de la complaisance, alors que mon masochisme de jeunesse était à la fois ambitieux et réaliste. Je n’avais aucune envie de rivaliser avec sainte Thérèse d’Avila.

Finalement, je m’accrochais à la danse et continuais d’insérer mes orteils dans ces ravissants petits fourreaux brillants qu’on appelle des pointes. Et c’était un miracle, un miracle quotidien, qui se produisait avec mes pieds. Malgré leurs ampoules ensanglantées qui prouvaient le contraire, ils ne me tourmentaient absolument pas tant qu’ils étaient nichés dans leurs pointes, tant qu’ils dansaient. Je n’y avais mal qu’après avoir retiré mes chaussons, après les avoir libérés de leurs prisons de satin. Cette étrange expérience, ce mariage ironique d’inconfort physique et d’euphorie, m’a appris le pouvoir de transcender les choses. Mes pointes roses sont devenues mes alliées fétiches, ma couronne d’épines, ma planche à clous. J’ai adoré mes pointes.

À côté de ma sainte obsession, je nourrissais une passion pour la lecture. Cette passion, en suis-je venue à penser, a nui à ma carrière de danseuse en m’arrachant au monde limité, non verbal, du mouvement pour m’attirer dans les plaines infinies de la pensée. Ma phase livres comprenait : Simone Weil (impossible pour moi à imiter !), Nietzsche (« Ainsi me parlait-il ! Â»), Henry Miller (le charme de la pauvreté à Paris), D.H. Lawrence (John Thomas et Lady Jane), Anaïs Nin (libération sexuelle sous les draps et sur la page – toujours à Paris), Freud (l’inceste, c’est mieux ou, du moins, inévitable), Thomas Mann (la profondeur poétique des rayons X), Henry James (je suis Isabel Archer, je me suis trompée d’époque et de garde-robe), Virginia Woolf (droit dans la rivière, journal après journal), Erich Fromm, Eric Hoffer, Ernest Becker (La Négation de la mort, toutes les pages soulignées en rouge) et Soren Kierkegaard (sept tomes alignés, avec des notes volumineuses sur des blocs-notes ou des fiches… J’aimais bien Kierkegaard).

Ces livres et leurs révélations ont constitué ma vie secrète jusqu’à mes vingt ans. Puis j’ai perdu ma virginité. Et, bien que mes plus grands centres d’intérêt n’aient peut-être jamais varié, ils ont été aussitôt irrévocablement orientés vers des réponses dérivées – la danse avait posé toutes les questions –, tirées de l’expérience, pas seulement des livres.

Mais, alors que toutes ces lectures et ces recherches d’un lien avec l’extérieur m’occupaient le matin de bonne heure et tard le soir, mon allégeance et ma dépendance les plus fortes allaient ailleurs durant la journée : aux murs du studio de danse, où je ne pouvais échapper à ma sauvagerie.