CHAPITRE IX

La petite troupe voyagea toute la matinée à un trot soutenu. Les hommes n'échangeaient que de brefs propos et paraissaient avoir perdu leur bel entrain. Comme Matt, ils pressentaient qu'il ne s'était agi là que de la première bataille d'une guerre sans merci.

Lafferty chevauchait en tête de la colonne sans prêter attention à ses hommes, du moins en apparence. Sa tête était penchée sur sa poitrine. Ses yeux contemplaient sans ciller le pays vide qui s'étendait devant eux.

À le regarder, Matt sentait un frisson lui parcourir l'échine, comme s'il avait pu lire les pensées du colonel, comme si leur incroyable ambition s'était en quelque sorte communiquée à lui.

Il était près de midi lorsqu'ils pénétrèrent dans la cour du ranch. Lafferty se retourna et s'adressa brièvement à ses hommes :

— Je vous donne congé pour le reste de la journée. Vous l'avez bien gagné. Mais demeurez dans les parages. Il se peut qu'il nous vienne de la compagnie.

Il descendit de cheval avec raideur. Il avait remporté la première manche mais son visage n'exprimait aucune exaltation : rien que la lassitude et l'abattement.

Matt sauta à terre, prit les rênes que lui tendait Lafferty et mena les deux chevaux au corral. Après les avoir dessellés, il les remit en liberté puis revint d'un pas lourd à la maison.

Lafferty l'attendait. Link était sorti sur la galerie et regardait son père avec des yeux sans expression. Matt éprouvait une certaine gêne. Les yeux de Link n'étaient pas ceux d'un garçon de huit ans. Ils étaient trop vieux, trop sagaces, déjà blasés. Cet enfant, songeait-il, ressemblait à un petit vieillard.

À le voir ainsi, son front se rembrunit. Il ne pouvait s'empêcher de penser à sa propre enfance, plus brutale encore que celle de Link. Pourquoi, dans ce cas, ce dernier différait-il donc tant de ce que lui-même était à son âge ?

Lafferty l'arracha à sa rêverie :

— C'est bon, Matt, dis-moi ce que tu as sur le cœur.

La vieille intimité renaissait. Dans des moments semblables, Lafferty remplaçait pour Matt le père qu'il n'avait jamais eu.

— Ne vous estimez pas quitte avec le shérif. Il lui est impossible de passer l'éponge sur cette affaire.

— Je sais. C'est pourquoi j'ai enjoint aux hommes de ne pas s'éloigner.

— Et que comptez-vous faire lorsqu'il se montrera ?

Un imperceptible sourire se dessina sur les lèvres du colonel.

— Je lui rappellerai l'avoir prié de mettre un terme au brigandage et qu'il a jugé bon de me conseiller de me débrouiller par mes propres moyens.

— Il ne vous a pas dit de pendre les voleurs au beau milieu de la plaza de San Juan.

— Peut-être.

— Comment, peut-être ? Vous savez pertinemment que telle n'était pas sa pensée. Il voulait simplement que vous les lui ameniez pour qu'il s'en chargeât ensuite.

Matt était le premier surpris de constater en lui-même la naissance de nouveaux et puissants sentiments. Jusque-là, il n'avait jamais beaucoup réfléchi à ces questions mais maintenant, il avait acquis la conviction qu'un pays ne pouvait croître dans l'illégalité et que la Loi avait besoin du concours de chacun.

Le meurtre impuni de ses parents, la tentative de vol sur le cheval de son protecteur et la tuerie qui s'en était suivie, le duel entre Lafferty et Jack Lane ici même au Two-Bar… Oui, sans la Loi pour les refréner, les hommes redevenaient des brutes.

Patiemment, Lafferty expliqua :

— Nous ne vivons pas dans un monde facile. Tu le sais aussi bien que moi. Tu n'as pas cessé de lutter depuis ton enfance. Et c'est maintenant pire que jamais. San Juan regorge de loups à figure humaine. J'aurais pu remettre ces trois-là au shérif, ils seraient passés en jugement. Mais le jury, Matt ? Crois-tu qu'il se serait trouvé un jury pour les proclamer coupables ? La moitié des jurés, probablement, auraient été des voleurs eux-mêmes. Ils auraient remis leurs trois collègues en liberté.

Matt lança un coup de pied rageur dans un caillou. Il darda sur Lafferty un regard furieux. L'homme avait une manière d'entortiller les choses, il trouvait moyen de se justifier quand rien ne pouvait excuser sa conduite. Peut-être les voleurs n'eussent-ils pas été convaincus de leur crime. Peut-être San Juan était-elle effectivement une ville sans lois. Mais ce n'est pas en discréditant la justice qu'on l'aiderait à s'amender.

Matt répliqua d'un ton lent en s'efforçant de contenir sa colère :

— Il y a plus ici que le simple fait de se débarrasser de quelques voleurs, plus que le seul désir de donner à ce lynchage valeur d'exemple.

Lafferty lui jeta un regard inquisiteur, les yeux soudain emplis d'une excessive sévérité.

— Continue.

Matt se sentit soudain désemparé, incapable d'exprimer clairement sa pensée. Pourtant, il était certain de connaître les impulsions auxquelles obéissait le colonel, certain de savoir dans quel sens elles le contraindraient à agir.

Lafferty éprouvait la nostalgie de la guerre. La nostalgie de l'exaltation ressentie lorsqu'on risque sa vie au combat. Peut-être même regrettait-il cette violence qui met l'homme à nu et le réduit à ses éléments essentiels pour le montrer au monde tel qu'il est. Mais surtout, ce qui lui manquait, c'était le commandement qu'il avait exercé.

La mort de Lily… les circonstances de cette mort… un fils maussade, élevé dans la haine… tout cela le déprimait et l'emplissait d'un sentiment d'échec personnel et d'impuissance. S'en prendre à la Loi, lui jeter ce brutal défi, avait été sa manière à lui de donner un sens à sa vie et de connaître une nouvelle forme d'excitation.

Matt poursuivit d'un ton âpre :

— Si vous gagnez… si vous détruisez la Loi… alors, il vous faudra prendre sa place…

Les yeux de Lafferty brillèrent, pleins d'un soudain respect.

— Tu me connais joliment bien, n'est-ce pas, Matt ?

Honnêtement, il répliqua :

— Je ne sais pas. Je ne le crois pas vraiment.

Sur ces mots, il tourna les talons, en proie à un profond malaise. Lafferty avait défié la Loi et l'on n'y pouvait rien changer. Il lui faudrait maintenant aller jusqu'au bout. Il n'avait pas voulu capituler devant une ville hostile et s'en tirerait sans doute cette fois. La Loi, à San Juan, n'était pas encore assez forte pour triompher du Two-Bar.

Mais la prochaine fois ? Et celle d'après ? Avec le temps, la Loi se consoliderait sans qu'augmentât en proportion le respect de Lafferty à son égard. Ayant connu le succès une première fois, il lui serait plus facile de la défier à nouveau jusqu'à ce que, finalement, Lafferty et la Loi en vinssent à croiser le fer dans une lutte à mort. Et, ce temps venu, c'est le colonel qui serait détruit.

Matt regagna sa chambre et s'assit sur le lit en fixant la cour d'un air sombre. Peut-être accordait-il trop d'importance à cette affaire ? Peut-être lisait-il dans l'esprit de Lafferty des intentions qui en étaient absentes. Peut-être que tout cela serait balayé, oublié…

Tantôt il se levait pour arpenter la pièce, tantôt il s'allongeait pour tenter de dormir. Mais l'angoisse ne le quittait pas.

Il songeait, en contemplant la cour inondée de soleil, que la plupart des employés du ranch devaient en ce moment éprouver les mêmes sentiments. Ils flânaient ou restaient paresseusement allongés à l'ombre du mur ou de la galerie, leurs visages étaient calmes, souvent leurs yeux se levaient pour scruter l'horizon en direction de la ville. Puis ils se mirent à nettoyer et à vérifier leurs armes.

Le soleil était presque couché quand l'un d'eux s'écria soudain :

— Colonel ! Matt ! Les voilà qui arrivent !

Matt quitta sa chambre pour se rendre dans la cour. Il vit le nuage de poussière qui se rapprochait. Lafferty sortit de la maison et se campa, jambes écartées, sur la galerie. Matt alla le rejoindre : même si Lafferty se trompait, cela ne devait en rien altérer sa loyauté à son égard.

Lafferty tourna la tête et darda sur Matt un regard sévère qui l'emplit de confusion et de perplexité. Puis il rugit :

— Vous tous, disparaissez de vue, mais tenez vos fusils prêts.

Le nuage de poussière se rapprocha et l'on put distinguer un petit groupe de cavaliers arrivant au galop. Matt les compta. Ils étaient onze.

En tête venait le shérif, un homme mince au teint sombre hérité d'ancêtres espagnols. Il franchit la barrière suivi de son escorte et fit halte au milieu de la cour.

Jaramillo – Matt se souvenait du nom – Raphaël Jaramillo. Son visage sévère exprimait la ténacité mais on n'y lisait aucune assurance, comme s'il eût su d'ores et déjà sa démarche vouée à l'échec. Il salua de la tête Matt et Lafferty.

— Buenas tardes, señores.

Lafferty lui rendit son salut. Jaramillo tira de sa poche une feuille de papier pliée.

— J'ai ici un mandat…

Lafferty le coupa d'une voix glaciale.

— Pour quelle raison, Jaramillo ? Parce que j'ai fait votre travail à votre place ? Je me suis rendu à San Juan pour vous dire que j'en avais par-dessus la tête de ces vols. Vous rappelez-vous votre réponse ?

Incapable de soutenir le regard de Lafferty, Jaramillo baissa les yeux, sans répliquer, sur le papier qu'il tenait dans sa main.

— Vous rappelez-vous ? insista Lafferty. Mais bon Dieu oui, vous vous rappelez fort bien. Vous m'avez répondu que vous ne disposiez pas d'assez d'hommes pour assurer la protection de Two-Bar. Eh bien, la peste soit de vous, je m'en suis chargé moi-même. Et j'entends bien continuer.

Jaramillo leva les yeux. Ils recelaient maintenant une froide colère.

— Vous m'avez insulté ainsi que la Loi que je représente. Vous avez insulté chaque citoyen de ce comté ami de l'ordre. Et cela, de propos délibéré, señor.

Lafferty haussa les épaules. Pour la première fois, de sa vie, Matt avait honte de lui. Parce que le shérif n'avait dit que la pure vérité.

Le shérif déplia le papier avec des doigts tremblants. Il le lut, dans son anglais guindé. Lafferty se voyait accusé du meurtre des trois voleurs, dont les noms étaient mentionnés.

Lafferty lança d'un ton méprisant :

— Rangez-moi ça ou déchirez-le. Si vous essayez de me prendre, vous ne quitterez pas cette cour vivant.

Il regarda à la ronde et s'écria :

— Allez, sortez vous autres ! Que l'on vous voie !

Des carabines pointèrent aux fenêtres et aux portes. Plusieurs hommes apparurent sur le toit, épaulant également des fusils.

La main du shérif se crispa sur la crosse de son pistolet. Il parut sur le point de le tirer de son étui puis se ravisa et tourna la tête pour dévisager les hommes de son escorte.

Matt n'avait pas cessé de les surveiller. Il savait ce qui se passerait lorsque Jaramillo se retournerait pour affronter de nouveau Lafferty. Il renoncerait. On ne lui laissait pas d'autre choix. Les dix hommes de sa suite avaient perdu leur assurance et ne l'épauleraient pas. Il se pouvait qu'il eût personnellement le courage d'en venir aux prises avec Lafferty mais il n'était pas assez fou pour s'y hasarder seul.

— Vous le regretterez, señor. Vous ne pouvez pas combattre la Loi. Le temps viendra où vous aurez besoin d'elle.

Lafferty ne répliqua pas. Il regarda fixement Jaramillo jusqu'à ce que le dos de l'homme se voûtât et qu'il rempochât son mandat. Le shérif fit tourner bride à son cheval qu'il poussa délibérément au milieu de sa petite escorte. Sans regarder en arrière, il franchit la barrière et reprit la route de San Juan. Ses hommes le suivirent en silence.

Matt éprouvait du regret à l'égard de Jaramillo parce qu'il le savait fini en tant que shérif. Il était fini parce que les habitants du comté, bien que révoltés par la conduite de Lafferty, n'étaient pas préparés à lui livrer bataille. Jaramillo démissionnerait. Il était trop fier, Matt en était sûr, pour continuer d'assumer ses fonctions.

Il décocha à Lafferty un regard venimeux :

— Vous avez gagné, dit-il. Vous avez gagné mais perdu en même temps. Vous avez certes découragé les voleurs mais cela méritait-il que vous vous fassiez tant d'ennemis ?

Puis il s'éloigna à grandes enjambées. Il était furieux contre Lafferty. Furieux contre les hommes de l'escorte de Jaramillo qui, par leur lâcheté, lui avaient fait perdre la face. Mais furieux aussi contre lui-même parce que maintenant, il n'était plus si sûr…

En un sens, Lafferty avait eu raison. Un procès à San Juan eût été vraiment une farce. Les voleurs eussent été relâchés, après paiement d'une amende symbolique et probablement sans avoir passé une seule journée en prison.

Et si cela s'était produit, Lafferty eût été débordé. Les vols auraient repris, dix fois pires qu'avant.

Matt n'ignorait pas non plus que si Lafferty avait laissé Jaramillo l'emmener, il aurait été pendu pour meurtre ou emprisonné à vie. Et le Two-Bar, sans lui, aurait été mis à sac et détruit.

Il devait bien admettre que la Loi n'était pas encore assez forte. Sur le principe, le colonel avait raison, en pratique, il avait tort.

Pourtant, il continuait à ruminer de sombres pensées au souvenir de la triple pendaison sur la plaza de San Juan. La population du comté se livrerait également à ses propres réflexions. En se créant aujourd'hui des ennemis, Lafferty avait signé sa perte.