CHAPITRE XXII

Matt se déplaça aussitôt vers la gauche tandis que Lafferty guidait vers la droite son fougueux étalon. Entre eux, les hommes se déployèrent sur une ligne unique.

Un ramassis de fiers coquins, songeait Matt en les regardant un à un. Mais qui se battraient jusqu'au dernier car Saxon n'avait pas manqué de les passer au crible avant de les engager. Matt était prêt à parier qu'aucun d'eux ne prendrait la fuite.

Son regard se porta sur le centre de la plaza. C'était là que Lafferty, voilà bien des années, avait pendu les trois voleurs. Là que tout avait commencé, là que tout allait bientôt se terminer.

Un peloton de cavalerie, qui comptait peut-être trente hommes, avait pris position en face. Encadrant les soldats, des compagnies hétéroclites de citadins groupaient près d'une centaine d'hommes.

Sans la cavalerie, Lafferty aurait eu la tâche facile. La milice hâtivement formée se serait effondrée au premier engagement sérieux. Mais avec la troupe pour la soutenir et lui donner courage, elle constituait une menace non négligeable. En outre, étant à pied, elle se révélerait dans les rues beaucoup plus efficace que les hommes montés.

Matt détourna son regard du parti adverse pour le reporter sur Lafferty. Les yeux de Lafferty brillaient d'excitation, sa bouche formait une ligne serrée, son visage était empourpré.

Matt était consterné. Lafferty avait commandé pendant la guerre cette même cavalerie à l'uniforme de drap bleu. Il lui semblait choquant qu'il pût maintenant la combattre, que lui, qui avait lutté pour la sauvegarde de l'Union, dût maintenant livrer une lutte séditieuse de nature à la faire éclater.

Mais Matt lisait également dans le regard de Lafferty un tranquille désespoir à la perspective de l'inévitable défaite. Le colonel savait qu'il courait au suicide, savait qu'il n'avait pas la moindre chance de l'emporter mais l'orgueil le poussait, cet éternel désir de s'affirmer.

Et soudain, Matt était furieux. Furieux à la pensée de tout donner, Laura, son avenir, sa vie, peut-être même, pour une cause perdue d'avance. Il hurla :

— Colonel !

Lafferty tourna la tête. La surprise se peignit sur ses traits à l'aspect courroucé de Matt. Celui-ci guida son cheval vers l'endroit où le colonel contenait à grand peine sa monture qui piaffait d'impatience.

— Vous savez que vous allez perdre !

Lafferty n'offrit ni démenti ni aveu.

— Bon Dieu, s'indigna Matt, cela vous est-il donc égal ? N'allez-vous pas même essayer de gagner ?

Lafferty se renfrogna mais ne répliqua pas. Matt s'écria d'un ton rageur :

— Quel genre de chef faites-vous donc ? N'avez-vous rien appris à la guerre ? En lançant toutes vos forces dans une attaque de front contre un ennemi supérieur en nombre, vous vous précipitez au-devant de la défaite !

Lafferty riposta d'un ton cinglant :

— Retourne à ton poste !

— Je veux bien être damné si j'obtempère ! Je vais prendre quelques hommes et contourner cette clique. Allez-vous me les donner ou devrai-je me passer de votre consentement ?

À l'autre bout de la plaza une voix tonna :

— Attendez ! Bon Dieu, un instant !

Le lieutenant commandant le peloton de cavalerie sortit des rangs pour aller rejoindre deux hommes postés sur le côté de la plaza. Il descendit de cheval et tous trois s'avancèrent.

Matt reconnut le gouverneur, flanqué de Spahn et du lieutenant.

Voilà l'occasion ou jamais, songea-t-il : la chance se présentait d'emmener quelques hommes et de faire un crochet pour les prendre à revers. Il jeta un coup d'œil à Lafferty qui acquiesça d'un signe de tête.

Matt vint reprendre sa place parmi les hommes qui attendaient. Le soleil lui brûlait le dos. Le ciel était clair, d'un bleu immaculé. Quelque part dans la ville muette, un enfant sanglotait. Un chien s'évertuait à aboyer aux talons des chevaux, à l'autre bout de la place. On entendait le cliquetis des équipements, le murmure assourdi des conversations à voix basse parmi les miliciens. Mais la voix du gouverneur retentit clairement :

— Colonel ! Arrêtez ! Ne vous rendez-vous donc pas compte de ce que vous allez faire ? Vous dirigez une rébellion armée. Même si vous remportez la victoire, l'armée U.S. vous pourchassera !

Matt se faufila parmi les mercenaires :

— Quinze ou vingt d'entre vous vont venir avec moi. Mettez pied à terre et conduisez vos chevaux sur le chemin que nous avons emprunté en venant. Nous ferons un crochet pour contourner la place.

Il sauta de selle pour qu'on ne remarquât pas son départ. Les autres lui emboîtèrent le pas. Silencieusement, ils quittèrent la plaza pour disparaître dans les ruelles adjacentes.

Une fois hors de vue, Matt se remit en selle et lança son cheval au galop. Suivi de près d'une douzaine d'hommes, il décrivit un large cercle par les rues de traverse.

Tout en chevauchant, l'air sinistre et résolu, il se demandait si Lafferty serait en mesure de retenir assez longtemps le gouverneur pour qu'il pût, avec ses hommes, prendre position sur les toits, aux fenêtres, et en tous autres endroits commandant une vue claire du futur champ de bataille.

Parvenu de l'autre côté de la plaza, il tira brusquement les rênes, sauta à terre et attacha son cheval à la barre la plus proche. Les autres l'imitèrent.

Fusil en main, Matt courut avec eux le long de l'étroite ruelle qui débouchait sur la plaza. À un demi-bloc de là, ils se scindèrent en deux groupes qui disparurent dans une rue, l'un à gauche, l'autre à droite.

Matt et deux autres hommes grimpèrent sur le toit d'un appentis et de là sur les combles de la maison attenante. Matt s'accroupit derrière le parapet d'adobe, face à la place, encadré par ses deux compagnons. Appuyant son fusil sur le parapet, il attendit en retenant son souffle.

Lafferty, à cheval au milieu de la place, face aux trois hommes, rugit :

— Je veux mon garçon ! Rendez-le-moi et il n'y aura pas de grabuge !

— Il a tué un homme, Colonel, répliqua le gouverneur. Le tribunal l'a condamné à mort !

— Rendez-le-moi si vous ne voulez pas que d'autres meurent avant lui !

L'air désemparé, le gouverneur se tourna vers le lieutenant dont le visage était livide. Ce dernier secoua la tête.

De nouveau, le gouverneur fit face à Lafferty :

— Parfait, Colonel, vous avez gagné. Je commue la sentence en un emprisonnement à vie. Est-ce cela que vous souhaitiez ?

Matt exhala un long soupir de soulagement. C'était là une concession plus importante qu'il n'avait escomptée. C'était plus, également, que Lafferty n'en avait espéré.

Le colonel leva les yeux pour scruter les toits et les fenêtres derrière la cavalerie. Apercevant Matt ainsi que quelques autres, il se décida brusquement :

— Non, ce n'est pas cela que je veux et vous le savez bougrement bien. Je veux qu'on le libère ou je le libérerai moi-même !

Le lieutenant intervint d'une voix sévère :

— Gouverneur, nous perdons notre temps. Je vais disperser cette canaille et mettre un terme à cette histoire.

Matt glissa une cartouche dans la culasse de son fusil. À ce bruit, bien distinct dans le silence qui régnait sur la place, le lieutenant se retourna et le gouverneur l'imita.

Ce dernier implora :

— Pour l'amour du ciel, colonel Lafferty, montrez-vous raisonnable. Vous vous êtes battu aux côtés de ces hommes pendant la guerre. Pouvez-vous les combattre maintenant ?

— Retournez à votre place, gouverneur. À moins que vous ne soyez prêt à accorder votre pardon à Link.

Le gouverneur le considéra un moment puis, les épaules voûtées, tourna les talons et retraversa la plaza.

Lafferty revint vers ses hommes, pirouetta et leva un bras. Matt sentit son sang se figer dans ses veines. Il se faisait l'effet d'un meurtrier. Il savait que tout cela était mal mais savait aussi que lorsque le colonel laisserait retomber son bras, il commencerait à tirer. Et qu'à chaque coup de feu, un homme tomberait.

Le bras s'abaissa subitement. Matt baissa la tête et dirigea le guidon de son fusil sur l'un des cavaliers.

La plaza, la silencieuse plaza, devint soudain un champ de bataille grondant. Une fumée bleuâtre s'éleva dans l'air calme. Les chevaux se mirent à hennir de frayeur. Des hommes vidaient leurs étriers. Les mercenaires de Lafferty se lancèrent au galop sur les cavaliers qui les attendaient.

Matt avait en point de mire le dos d'un cavalier mais il fut incapable de tirer. Quels que fussent ses efforts, il n'y parvenait pas.

Il déplaça sa visée sur l'encolure du cheval. Il réarma, tira encore et un autre cheval s'abattit.

Prise entre deux feux, la cavalerie tournait désespérément en rond. Déjà une demi-douzaine d'hommes étaient à terre. Une douzaine de chevaux sans cavalier traversèrent la plaza au galop pour se perdre dans les ruelles.

Lafferty allait gagner, songeait Matt sidéré. Il allait vraiment l'emporter. Encore une minute ou deux, et l'affaire serait réglée. La cavalerie battrait en retraite et la milice se disperserait.

Mais soudain, quelque chose changea. Alors qu'ils étaient assurés de la victoire, les hommes de Lafferty se mirent à reculer inexplicablement. Leurs chevaux voltèrent et s'en furent au galop.

Sur les toits, aux fenêtres, la fusillade cessa. Matt fixa la scène ébahi.

C'est alors qu'il comprit : le colonel n'était plus là. Son cheval s'était joint à ceux qui, selle vide, s'enfuyaient au galop.

Matt se sentait défaillir. Il regarda à l'autre bout de la plaza, cherchant anxieusement Lafferty.

Les deux hommes postés avec lui sur le toit se levèrent et se mirent à courir. Il les entendit sauter sur le toit de l'appentis mais ne se retourna pas car il avait enfin trouvé le colonel…

Laissant choir son fusil, il se remit sur pied. Il fixa un instant le colonel, conservant l'espoir de le voir remuer. Puis, lentement, il s'éloigna à reculons du parapet.

Un violent choc à l'épaule l'envoya tournoyer à demi sur lui-même. Il se dirigea en chancelant vers l'arrière du toit, reprit son équilibre, sauta sur le toit de l'appentis et de là se laissa retomber sur le sol.

Sa chemise était inondée de sang, son bras s'engourdissait, sa tête tournait et les objets dansaient devant ses yeux une folle sarabande.

Il s'avança en titubant dans la rue qu'il longea jusqu'à la plaza. Il profita de la confusion pour se faufiler à travers la cohue de miliciens et de cavaliers et atteignit l'endroit où il avait vu Lafferty.

Le colonel gisait au milieu de la plaza, presque à l'emplacement du gibet qu'il y avait dressé bien des années plus tôt. Il gisait replié sur lui-même et parfaitement immobile. Sous lui, colorant l'herbe, s'étendait une flaque de sang. Matt se précipita et s'agenouilla à ses côtés.

Il se refusait encore à admettre l'évidence : Lafferty avait été littéralement taillé en pièces. Le sang s'écoulait d'une douzaine de blessures pour le moins. Ses vêtements en étaient englués.

Des larmes brûlaient les yeux de Matt et couraient le long de ses joues. Il ne remarqua pas même le moment où s'éteignirent les derniers échos du combat.

Des voix lui parvenaient maintenant, des voix rauques qui trouaient le silence. Et d'autres bruits aussi, les gémissements des blessés, les cris de ceux qui se rendaient par crainte qu'on ne les abattît.

Matt se releva. Le sang trempait ses doigts. Il vit les miliciens s'approcher, reconnut des hommes du Two-Bar. Il perçut la voix grave de Spahn :

— Halte ! Restez où vous êtes ! On ne tuera pas de prisonniers !

Il vint vers Matt, près duquel se tenait maintenant Les Saxon. Il baissa les yeux avec amertume sur le cadavre de Lafferty.

Le gouverneur s'approcha à son tour, le visage blême. Ses mains et ses genoux tremblaient. Il se pencha lui aussi sur le corps.

Les cavaliers avaient formé le cercle autour des prisonniers. Ils s'apprêtaient à emmener Saxon et Matt mais le gouverneur s'y opposa :

— Laissez-les partir. Laissez-les le reconduire chez lui.

Matt lui jeta un regard reconnaissant. Il ignorait combien de temps il serait capable de se tenir sur ses jambes, mais il découvrit qu'il pouvait remuer son bras. Au moins, l'os n'avait-il pas été fracturé. Il dit d'une voix blanche :

— Les, tâchez de trouver une carriole pour le ramener au ranch.

Saxon se mit en selle et s'éloigna. Le gouverneur prit la parole :

— Je suis sincèrement navré, Matt. C'était un grand bonhomme. Mais il est mort pour rien, absolument pour rien.

Le docteur Chavez entreprit de couper la chemise de Matt pour panser sa blessure tandis que Spahn et le gouverneur s'efforçaient de le réconforter de leur mieux. Lorsque Chavez eut terminé, Matt déclara d'une voix faible :

— Venez nous chercher quand vous le désirerez, Spahn. Vous nous trouverez au Two-Bar.

Spahn acquiesça sans dire un mot. Matt avait toujours peine à croire que le colonel fût bien mort. Il lui semblait impossible que cet homme indomptable, ce bâtisseur qui avait tant enduré, tant souffert, ne fût plus qu'un amas de chair morte sur l'herbe teintée de pourpre.

Une carriole conduite par Saxon dévala la rue à grand fracas puis traversa la plaza avant de venir s'arrêter devant le corps de Lafferty.

Sans parler, les quatre hommes se penchèrent sur le corps et Matt faillit tomber en voulant aider à soulever le colonel. Il fut contraint d'assister, impuissant, à l'installation du corps dans le chariot. Il contempla la foule muette et frappée d'hébétude. Il vit les morts et les blessés, gisant épars, comme des poupées de chiffe disloquées.

Tout était consommé. La flamme s'était éteinte, qui avait brûlé, pendant des années, avec un tel éclat. Le colonel Lafferty n'était plus.

Lentement la carriole s'ébranla en direction des faubourgs de la ville puis, au nord, vers le ranch. Matt sentait le monde basculer.

Il n'ignorait pas que l'affaire comporterait des conséquences. Tant pour Saxon que pour lui-même. Il y aurait procès et des peines seraient prononcées.

Mais ce n'était pas aux conséquences qu'il songeait. Il fixait avec anxiété le boghei qui se rapprochait dans les hautes herbes de la plaine.

Lorsqu'il parvint à leur hauteur, Matt descendit de la carriole qu'il regarda s'éloigner en cahotant vers le nord. Alors, d'un pas mal assuré, il se dirigea vers Laura qui l'attendait, en pleurs, à côté du boghei. Très doucement, elle lui entoura la taille de ses bras.

Pendant un long moment, ils se regardèrent dans les yeux. Des larmes – des larmes de joie – coulaient le long des joues de Laura et sa lèvre inférieure tremblait.

Les yeux de Matt s'embuèrent. Il l'attira soudain de son bras valide et la retint tout contre lui, longtemps, longtemps, comme s'il ne devait plus jamais la lâcher…

Fin