CHAPITRE III

Le Two-Bar recevait rarement des visiteurs. Lorsque l'un d'eux se présentait c'était en soi un événement assez notable pour que chacun le remarquât. Les Indiens, les Mexicains, Matt lorsqu'il était là, écarquillaient les yeux et échafaudaient toutes sortes d'hypothèses quant aux motifs de sa venue.

Jack Lane ne fit pas exception. Il arriva de San Juan un après-midi, en sifflotant et en lançant à la ronde des regards intéressés. Il adressa à Matt un cordial salut assorti de son sourire le plus engageant au moment où il franchit le portique.

Grand, assis bien droit sur sa monture, il chevauchait à la manière aisée des cavaliers. Il portait un chapeau noir de type espagnol, à bords plats et haute calotte ronde sans pli. Son costume, noir également, rappelait à Matt cet entrepreneur de pompes funèbres qu'il avait vu à San Juan un jour qu'il y avait accompagné Lafferty.

Son pistolet paraissait incongru sur un homme vêtu d'autre part avec autant de recherche. C'était un vieux Navy Colt de calibre 36, pendant, énorme, à sa ceinture dans un étui sans âge et qui, hormis la crosse patinée, dépassait presque entièrement de la veste.

Sa chemise blanche s'ornait d'un jabot plissé et d'une mince lavallière noire. De grands éperons espagnols en forme de roue de charrette étaient fixés à ses bottes vernies.

Il sauta à terre devant l'entrée principale et tendit les rênes à son boy indien. Puis il souleva le lourd marteau de la porte et le laissa retomber.

Lily vint lui ouvrir. Elle parut tout d'abord surprise, puis confuse mais l'invita finalement à entrer. La porte massive se referma derrière lui.

Il ne reparut que longtemps après la tombée de la nuit. Sur le seuil il se retourna pour adresser dans un sourire quelques mots à Lily. Appuyé indolemment à l'un des piliers de la galerie il attendit qu'on lui avançât son cheval. Puis il se hissa aisément en selle et s'éloigna sans se hâter.

Matt discerna dans l'ombre Lafferty qui épiait la scène à l'autre bout de la galerie puis il le vit rentrer.

Il eut onze ans cette année-là, sa tête était farcie des rêves propres aux garçons de son âge. Il vénérait Lafferty mais demeurait fasciné par le panache et l'aspect fringant de Jack Lane. Ce dernier représentait à ses yeux ce qu'il brûlait de devenir, aussi se mit-il à singer ses manières.

Lane revint fréquemment mais ce ne fut qu'à sa cinquième ou sa sixième visite qu'il rencontra Lafferty. L'entrevue fut tendue. Lafferty se montra d'une politesse glaciale, Lane d'une amabilité souriante bien que, sous ses dehors affables, perçât une gêne manifeste. À la suite de cette entrevue, Lafferty prit l'habitude de porter un pistolet, ce qui ne laissa pas d'intriguer le jeune Matt.

Un garçon de onze ans éprouve bien de la difficulté à comprendre les agissements des adultes. Matt n'avait pas pressenti les froids calculs de Lane mais, apparemment, il en allait tout autrement de Lafferty. Lane courtisait Lily, à la barbe de son mari. Non pas qu'il la désirât, quoi qu'elle en fût visiblement convaincue, mais bien parce qu'il convoitait le Two-Bar et qu'il consentait à cette fin à miser sa vie sur un coup de dés.

Lafferty ne pouvait dissimuler sa colère toutes les fois que Lane apparaissait dans le secteur. Une fois, Matt s'enquit :

— Vous ne l'aimez pas, hein ?

Lafferty secoua la tête.

— Pourquoi ? Parce que c'est Lily qu'il vient voir et pas vous ?

— Je trouve pas convenable qu'un homme rende visite à la femme d'un autre. Pas tant que le mari est en vie.

— Pourquoi ne pas lui dire de cesser ?

— Parce que ça ne servirait à rien. Il continuerait car il a un plan.

— Un plan ?

Lafferty prit un air sinistre :

— Un plan d'assassinat. Il cajole Lily pour qu'elle l'épouse quand je serai mort.

Matt sentit son cœur se glacer.

— Mais vous ne mourrez pas !

Lafferty sourit :

— Peut-être que si, peut-être que non. J'imagine que Lane doit être joliment rapide à dégainer ce gros pistolet qu'il trimbale.

— Vous pensez qu'il vous tirerait dessus ? (La voix de Matt reflétait son incrédulité.)

— Je sais qu'il le fera. Il se contente d'attendre le moment propice. Et il préférerait que ça soit moi qui le provoque, cela ferait mieux vis-à-vis de Lily.

— Et si… si vous préveniez le shérif ?

— C'est pas ses oignons. D'ailleurs, que pourrait-on lui reprocher, qu'a-t-il fait qui concerne le shérif ?

— Rien, que je sache. Mais vous êtes sûr que c'est bien là son intention ? Je veux dire, de vous tuer ?

— J'en suis sûr, Matt, et je lui donnerai sa chance quand le moment sera venu.

— Ne pourriez-vous pas ?… Voyons, y a un tas de types ici qui travaillent sous vos ordres, ils feraient ce que vous voudriez…

— Ouais, je pourrais leur dire de le tuer. Ou de lui flanquer une belle raclée. Mais je ne m'estimerais guère en agissant ainsi. Non, je crois qu'il me faut jouer le jeu, je serai prêt dès qu'il le sera.

La partie tragique suivit son cours, tandis que Matt, assistait, horrifié. Finalement, Lane passa toute une nuit.

Matt s'éveilla à l'aube comme à son habitude et s'avança, pieds nus, sur la galerie, en se frottant les yeux. Il se dirigea vers la pompe, à l'autre bout de la cour.

Il vit Lane posté devant la porte principale, les yeux rivés sur la chambre de Lafferty à l'autre extrémité de la galerie. Tournant vivement la tête il aperçut Lafferty qui s'engageait à son tour sur la galerie.

Lafferty s'était vêtu de pied en cap, il s'était même coiffé de son chapeau et avait fixé à sa cuisse le bas de l'étui de son pistolet.

Matt sentit son sang se glacer dans ses veines. D'instinct, à la manière dont se regardaient les deux hommes, il comprit que le moment était enfin venu.

Ce n'est que bien des années plus tard qu'il réalisa parfaitement ce qui avait incité Lafferty à se prêter au jeu mortel de Lane : l'orgueil, lié au complexe d'infériorité que lui donnait sa taille et, en même temps, à son amour pour sa femme infidèle. Lafferty aurait pu neutraliser son adversaire d'une bonne douzaine de façons, sans encourir lui-même le moindre risque, mais il avait senti qu'en agissant ainsi, il s'exposait à perdre le peu d'estime que lui conservait Lily, sans parler de sa propre fierté.

Lafferty fit un pas hors de la galerie, le soleil éclaira son visage. Il se recula aussitôt et entreprit d'arpenter lentement la galerie, à la rencontre de Lane.

Livide, les yeux plissés contre l'éclat du soleil qui se réverbérait sur le pavé lisse de la cour, les lèvres serrées, celui-ci demeurait immobile, laissant Lafferty venir à lui, profitant sans vergogne de cet infime avantage. En homme prudent. En homme qui pariait volontiers mais qui mettait toutes les chances de son côté.

Matt jeta un coup d'œil sur le visage de Lafferty. Il était impassible, apparemment dénué d'expression. Seul le regard trahissait son courroux.

— Enfant de salope ! lança Lafferty, t'as passé la nuit avec elle !

Lane opina.

— C'est exact. Que comptez-vous faire ?

— Vous tuer, naturellement !

Lane afficha un sourire indolent, mais c'était un sourire contraint.

— Essayez toujours, petit homme. Essayez donc. Où donc aimeriez-vous qu'on vous enterre ?

Matt dirigea son regard du visage de Lane à celui de Lafferty. Ce dernier était blême de fureur. Sa main se contractait nerveusement près de la crosse du pistolet. Matt cria :

— Ne perdez pas votre sang-froid ! Ne tombez pas dans ce piège !

Lafferty s'abstint de regarder Matt et ne répliqua pas mais il parut redevenir maître de soi et Matt sut que l'avertissement avait porté.

Lafferty atteignit l'angle de la galerie et le contourna. Nul obstacle ne s'interposait plus désormais entre les deux hommes, que séparaient seulement une cinquantaine de pieds.

Lafferty poursuivit son avance régulière : un pas, une pause, un pas, une pause… À chaque halte, il reprenait aplomb sur ses deux pieds.

Jamais Matt ne l'avait vu si tendu. Ses mouvements pourtant restaient souples, tels ceux d'un chat à l'affût d'un oiseau.

Matt reporta son regard sur Lane. Son visage paraissait maintenant privé de toute couleur. Il se passa la langue sur les lèvres.

Alors, Lafferty s'esclaffa.

Un rire posé, mais triomphant. Lafferty avait eu raison des nerfs de Lane. Par son flegme. Il avait fait s'éterniser l'attente jusqu'à ce qu'elle devînt insupportable à Lane.

Matt, fasciné, gardait les yeux rivés sur Lane. La physionomie de ce dernier reflétait un conflit de désirs contradictoires. Il était prêt à renoncer, mais sans qu'il pût trouver d'issue…

Et Lafferty se garda bien de lui offrir la moindre chance de battre en retraite avec élégance. Parvenu à 25 pieds de lui, il s'arrêta, sans mot dire, se contentant de dévisager froidement son rival.

À un geste de Lane, sa main fondit comme l'éclair. Un instant avait suffi pour que Lane, jusque-là bien campé sur ses pieds, se ramassât, brandît son pistolet qui rugit dans la paisible galerie inondée de soleil.

Mais un autre pistolet parlait, d'une voix grave, plus sourde : le vieux 44 de Lafferty.

Le corps de Lane se convulsa lorsque la première balle l'atteignit à l'épaule. Une seconde balle en pleine poitrine le repoussa en arrière. Il se contracta et tomba, une jambe fauchée par une troisième balle.

Il s'effondra sur la galerie pavée qu'il baigna de son sang, tout en continuant de presser la gâchette dans un ultime réflexe jusqu'à ce que le pistolet fût vide.

Matt appréhendait de regarder l'endroit où s'était tenu Lafferty. Il paraissait hypnotisé par le corps inerte de Lane. C'est d'une voix douce, presque affable, que Lafferty l'arracha à sa contemplation.

— Matt. Jette un regard par ici. Tout va bien, mon garçon.

Les larmes de Matt coulèrent à flots. Ses traits se crispèrent, il ne pouvait se ressaisir en dépit de tous ses efforts. Il se mit à trembler de tous ses membres.

Il entendit une femme crier : Lily sortit et se jeta sur le corps ensanglanté de Lane, mais il ne put que l'entrevoir tant les larmes embuaient ses yeux.

Soudain, de puissants bras l'enserrèrent et il se retrouva la tête blottie contre la large poitrine de Lafferty, dans une odeur de sueur, de cheval et de tabac.

Lafferty l'étreignait si fortement qu'il crut que ses côtes se brisaient. Mais il cessa de trembler, le flot de larmes se tarit, la voix rauque de Lafferty retentit :

— Je t'ai dit que tout allait bien, Matt, et c'est la pure vérité. Il ne m'a pas même touché.

Relâchant Matt, il retourna vers la galerie. Matt le suivit comme un toutou, se refusant à croire en l'évidence. Lane avait paru si rapide…

Il jeta un furtif regard au visage de Lafferty lorsque celui-ci s'arrêta près de sa femme agenouillée, prostrée. Lafferty enjoignit d'une voix rude :

— Lève-toi !

Elle le regarda, la face baignée de larmes. Elle parvint à se remettre debout, leva la main sur lui, mais Lafferty la happa au passage. Elle essaya de le griffer de sa main libre, le visage déformé par la haine. Lafferty la maintint, paralysée, pendant un long moment, la dévisageant d'un air impassible avant de lancer d'un ton brusque :

— Rentre à la maison. Et tâche de n'en plus sortir. Sinon je te tuerai comme j'ai tué l'autre.

Lily rentra sans proférer une parole et claqua violemment la porte.

Un attroupement s'était formé, composé des vachers mexicains et indiens accompagnés de leur famille.

— Enlevez-le d'ici, dit Lafferty. Enterrez-le où vous voudrez. Et nettoyez-moi ce foutu gâchis.

Il longea la galerie jusqu'à sa chambre, entra et ne reparut plus avant l'après-midi.

Matt demeura longtemps à fixer la porte fermée. Une sorte d'angoisse l'étreignait. Il se demandait s'il serait jamais apte lui-même à voir en face, sans crainte, une mort qui semblait imminente.

Deux hommes passèrent devant lui, porteurs du corps de Lane flasque et couvert de sang. Une femme tira un seau d'eau au puits et entreprit de nettoyer le pavage de la galerie.

Matt alla chercher un cheval, l'enfourcha et, sans but, chevaucha par la plaine.

Lafferty s'était montré si froid, si sûr de lui… Et malgré tout, le combat terminé, il avait témoigné à l'égard de Matt une douceur quasi féminine…

Matt souhaitait, une fois grand, arriver ne fût-ce qu'à la cheville de Dan Lafferty. Il ignorait que les quelques années suivantes le contraindraient à mettre les bouchées doubles…