CHAPITRE XX

Dès qu'ils eurent regagné le Two-Bar, Matt alla retrouver Laura. Elle le gratifia d'un sourire pâlot en guise de bienvenue et il l'embrassa tristement, en constatant qu'elle semblait s'être encore affaiblie.

— Le gouverneur a refusé de commuer la peine ou d'intervenir en quelque façon que ce soit. Il nous a exhibé plus d'une centaine de télégrammes.

Laura répondit sans le regarder :

— Et maintenant, que va faire le colonel ?

Matt haussa les épaules.

— Que peut-il faire ? Il ne peut prétendre combattre le gouvernement des États-Unis. Spahn a mandé la troupe de Fort Union pour garder la prison. Tout un peloton a pris position à San Juan. Lafferty n'obtiendra pas la commutation de la sentence, pas plus qu'il ne réussira à le faire évader.

Il la dévisagea amèrement :

— Comment te sens-tu ?

— Je vais bien. (Elle sourit.) Encore deux mois et c'en sera terminé. Nous aurons un fils, Matt. Un fils qui te ressemblera.

— Comment sais-tu que ce sera un garçon ?

— Parce que j'en veux un. (Son sourire s'estompa, l'inquiétude reparut dans ses yeux.) J'aimerais bien ne pas me sentir aussi responsable de ce qui s'est passé. Si nous n'étions pas allés voir mon père pour lui parler du bébé… Il n'aurait pas rossé Link. Et Link ne l'aurait pas tué.

— Mais cela aurait pu se produire de toute manière. Les réactions de ton père n'étaient pas exactement prévisibles.

Il bavarda encore un moment avec elle mais elle se fatiguait rapidement. Finalement, il se leva :

— Repose-toi. Je m'inquiète à ton sujet.

— Je vais très bien, Matt. Mais j'irai tout de même m'allonger.

Matt sortit. Il traversa la cour pour aller rejoindre Lafferty qui l'appelait. Un profond changement s'était opéré en la personne du colonel, la défaite ne se lisait plus dans ses yeux, il était redevenu lui-même, ferme et résolu.

— Matt, je veux que tu fasses un petit voyage. Va à Dodge City. Prends ce train qui nous a conduits à Santa Fe. Je veux des hommes, cinquante, soixante, si tu peux réunir ce nombre. Des bagarreurs professionnels. Des chasseurs de bisons. Quiconque obéira sans discuter si la solde est suffisante. Promets-leur mille dollars chacun.

— Comment comptez-vous les utiliser ?

— Que crois-tu, Matt ? Je vais organiser l'évasion de Link.

— Un peloton de cavalerie est stationné à San Juan.

— Il s'agit d'une affaire d'intérêt local, Matt. La troupe n'interviendra pas.

— Avec ça, qu'elle s'en privera ! Savez-vous comment Spahn s'est assuré son concours ? En déclarant à l'armée que la Loi s'était effondrée !

— Ils n'interviendront pas, s'obstina Lafferty.

Matt considéra le colonel. Jamais encore il n'avait refusé de regarder la réalité en face, et la réalité, cette fois, c'était la cavalerie. Elle était à San Juan pour maintenir l'ordre, à la requête des autorités locales. Elle ne se laisserait pas influencer par le coup de poker de Lafferty et engagerait le combat si cela devenait nécessaire.

Lafferty lui lança un coup d'œil sévère :

— Que diable attends-tu ? Tu n'as déjà pas trop de temps. Allez, va.

Matt secoua la tête.

— Je n'irai pas à Dodge. Colonel. Pour cette besogne, envoyez quelqu'un d'autre.

La voix de Lafferty traduisait son incrédulité :

— Matt, tu n'as jamais…

— Je n'ai jamais refusé de satisfaire vos désirs, pas vrai ? Peabody a eu tort de rosser Link. Link a eu tort de le tuer pour cette raison. Et maintenant, c'est vous qui êtes dans l'erreur. Si vous vous en prenez à Spahn, à la ville et à la cavalerie U.S., trente ou quarante hommes périront. C'est le meilleur moyen de signer votre perte, la mienne, celle du Two-Bar et d'une foule d'autres choses.

— Je peux envoyer Saxon à ta place.

— Alors, faites-le. Parce que moi, je ne pars pas. Link a tué le père de Laura. Elle n'attend pas de moi que je le venge mais ne saurait non plus admettre que j'aide à sauver son meurtrier. Je suis assis sur un baril de poudre, Colonel. Ma situation est parfaitement intenable.

— Je n'y avais pas pensé, admit Lafferty. Entendu, je comprends tes raisons. Très bien, j'enverrai Les.

Il s'éloigna d'un pas raide. Matt le suivit des yeux, son front se rembrunit. Il apparaissait clairement que le colonel était au désespoir. Et tout aussi clairement qu'il jetterait la prudence aux orties. Il emploierait tous les moyens pour empêcher la pendaison de Link.

Un insurmontable sentiment de culpabilité ne cessait de le tenailler. Il ne pouvait s'arracher à l'impression d'avoir failli à ses engagements envers Link dès le moment où celui-ci s'était trouvé en âge de marcher. Il savait que s'il ne s'employait pas à sauver Link d'une mort atroce, il serait tourmenté par le remords jusqu'à la fin de ses jours. Il aurait alors définitivement tranché le dernier lien qui l'avait uni à Lily.

Matt laissa errer son regard sur la maison, les bâtiments, toutes les preuves matérielles de la fiévreuse activité du Two-Bar. En ce qui concernait le ranch, Lafferty avait réussi dans toutes ses entreprises. Mais il n'avait connu que des échecs dans le domaine de sa vie personnelle. Cruelle ironie du destin ! Matt se promit soudain de ne pas rééditer la même erreur.

Une heure plus tard, le train s'ébranla, emportant Saxon vers sa destination. Ce dernier avait en poche vingt-cinq mille dollars, avec l'ordre d'être de retour avant le 15 juin, avec cinquante hommes au minimum.

Ce soir-là, Matt révéla à Laura les mesures prises par Lafferty.

— Et tes intentions, à toi, Matt, quelles sont-elles ?

— Mes intentions ? Que veux-tu dire par là ?

Elle sourit.

— Je connais ta loyauté envers lui. Je crois que j'ai toujours redouté le jour où il te faudrait faire un choix.

— Quel genre de choix ?

Matt se sentait naufragé. Cette nausée au creux de l'estomac, c'était la peur, dans toute sa nudité. Il savait pertinemment ce que voulait dire Laura : qu'il devait choisir, maintenant, entre elle et son enfant et le colonel Lafferty. Choisir, en d'autres termes, entre le bon sens et sa fidélité obstinée.

Laura dit d'une voix douce :

— Je t'aime, Matt. Je t'aime plus que ma vie. Emmène-moi, tout de suite, pendant qu'il en est encore temps.

Matt fixa le plancher entre ses pieds.

— Laura, il faut que tu comprennes ce qui nous unit, Lafferty et moi. Il m'a recueilli au Texas, après le massacre de mes parents par les Indiens. Sans lui, je serais mort. Il m'a ramené ici, au Nouveau-Mexique, et nous sommes partis de zéro. J'ai vu le Two-Bar émerger du néant. J'ai pris moi-même une part active à sa croissance. Il fait partie de moi, tout comme Lafferty. On ne tourne pas le dos à…

Elle l'interrompit d'une voix ferme mais inquiète :

— Tu dois tourner le dos, Matt. Il exprimera ta dernière goutte de sang. Il te fera tuer. Tu as désormais de nouvelles obligations. Envers moi, envers notre enfant.

— Impossible ! Je ne puis l'abandonner alors qu'il a plus besoin de moi que jamais.

— Il aura toujours besoin de toi, Matt. Ne le vois-tu pas ? À chaque jour qui passe, il te mettra sans cesse davantage à contribution. Sais-tu pourquoi ? Parce que ses forces le trahissent tandis que ta vigueur s'accroît.

Matt n'avait encore jamais envisagé la situation sous cet angle. Sans doute avait-elle raison. Et cependant, comment pouvait-il lâcher Lafferty quand le colonel était sur le point de perdre sa dernière attache familiale ?

— Nous partirons, Laura, mais pas avant le 16 juin. Non, cela m'est impossible !

— Dans ce cas, nous ne partirons jamais. Parce que tu seras mort.

Le silence retomba sur eux pendant un long moment. Laura le rompit enfin, d'une voix à peine audible :

— J'avais espéré n'avoir jamais à te le dire, Matt.

Il leva la tête, vit les larmes ruisseler sur ses joues au galbe parfait.

— Me dire quoi ? s'enquit-il anxieusement.

— Te dire que si tu aidais à l'évasion du meurtrier de mon père… que si tu prenais part à une attaque sur la ville de San Juan… je ne serais plus là lorsque tu reviendrais… à supposer que tu reviennes jamais.

Il la fixa d'un air incrédule.

— Tu me quitterais ? Tu penses vraiment ce que tu dis ?

Elle soutint fermement son regard.

— Oui, Matt, je le pense vraiment.

Une bouffée de colère l'envahit pour se dissiper aussitôt. Il se leva, se mit impatiemment à arpenter la pièce. Il sentait croître en lui un sentiment de rancune – de la rancune envers Lafferty – mais envers Laura également. Il était injuste qu'un homme se trouvât acculé dans une pareille impasse, contraint de choisir entre les deux êtres qu'il affectionnait le plus au monde.

Il sortit, traversa, rageur, la cour à grandes enjambées. Il alla chercher un cheval, le sella et s'éloigna du centre nerveux de ce grand complexe industriel qu'était devenu le Two-Bar.

Il avait toujours pu mieux réfléchir sur le dos d'un cheval. Il avait toujours eu l'esprit plus clair au milieu des vastes étendues du ranch.

Il chevaucha tout le reste du jour et dormit cette nuit-là dans l'une des minuscules baraques d'adobe sises à la lisière occidentale du ranch. Il chevaucha également toute la journée suivante, le front creusé par l'incertitude et l'angoisse.

Tantôt il décidait d'emmener Laura et de partir. Tantôt il se ravisait et prenait le parti de rester aux côtés de Lafferty jusqu'à la fin des fins. Lorsqu'il regagna la maison, le soir du deuxième jour, il ne s'était toujours pas fixé de ligne de conduite.

Il se répétait que Laura ne mettrait jamais sa menace à exécution mais sans parvenir à s'en persuader. D'ailleurs, cela importait peu, parce qu'il ne reviendrait jamais. Ni lui, ni Lafferty.

Si la tension régnait entre Laura et lui, il se sentait par contre de jour en jour plus proche de Lafferty, pour des motifs qu'il concevait aisément. Lafferty avait peur, peut-être pour la première fois de sa vie. Il n'avait pas peur de la mort mais de l'inévitable échec auquel était vouée sa folle entreprise.

Lafferty savait que son existence touchait à son terme et qu'il était vain d'espérer l'emporter mais il savait aussi qu'il ne pouvait pas davantage renoncer.

À cet égard, il ressemblait à Link, songeait Matt tristement. Tel un train lancé sur la voie vers l'inéluctable collision, il ne pouvait ni s'arrêter ni s'écarter de sa destination.

Et bien que Matt se refusât toujours d'en convenir, il savait que la décision s'imposait : il avait partagé les bonnes années avec le colonel, il était inconcevable qu'il se dérobât maintenant que le sort leur était devenu contraire.