CHAPITRE XIV

Dans la salle d'attente de la petite gare, les enfants de la Mexicaine avaient fini par s'endormir. Dehors, la pluie avait pratiquement cessé. Le pays environnant se vautrait dans la boue, l'arbre foudroyé achevait de se consumer en dégageant un mince plumet de fumée bleue. Dans le corral derrière la gare, les chevaux se serraient tristement les uns contre les autres.

Le vent chassait les nuages dont certains, plus bas que les autres, s'accrochaient parfois aux sommets des mesas, mais l'on entrevoyait, çà et là, quelques coins de ciel bleu d'où ruisselait brièvement un rayon de soleil.

Au moins, songeait Matt, le combat qui se préparait ne se livrerait pas sous une pluie battante.

*
*  *

Il se surprit à penser à Laura. Indirectement, il devait rendre grâces à Link de lui avoir permis de faire sa connaissance.

Le lendemain de la bagarre, il s'était réveillé dans un grand lit au milieu d'une chambre ravissante aux murs blanchis à la chaux, aux fenêtres ornées de rideaux. On l'avait déshabillé, des bandages entouraient sa poitrine et sa cuisse.

Le calme régnait dans la pièce et il demeura un moment les yeux fixés sur la fenêtre, des bribes du combat lui revenant à l'esprit. Il se rappelait s'être évanoui, songea qu'il avait dû perdre beaucoup de sang car il se sentait extrêmement las, privé de tout ressort.

Il demeura ainsi pendant près d'une heure, perdu dans ses pensées, puis il entendit la porte s'ouvrir. Tournant la tête, il vit un homme d'âge moyen au teint sombre qu'accompagnait une jeune femme vêtue d'une longue blouse blanche.

L'homme s'approcha, lui prit le pouls. La femme se tenait un peu à l'écart, rosissant sous le regard insistant de Matt.

L'homme laissa retomber le poignet de Matt.

— Je suis le docteur Chavez et voici Laura Peabody. Comment vous sentez-vous ?

— Très faible.

Il prit soudain conscience d'être nu sous la couverture, son visage s'empourpra et il n'osa plus regarder la jeune femme.

— Miss Peabody veut devenir infirmière, dit le docteur Chavez. (Il considéra Matt un instant avant de proposer :) Voulez-vous manger quelque chose ?

Matt acquiesça et s'enquit :

— Où est le colonel Lafferty ?

— Il est retourné au ranch. Il a dit que vous deviez rester jusqu'à ce que vous soyez assez fort pour rentrer.

— C'est-à-dire quand, à votre avis ?

Le docteur ébaucha un sourire :

— Vous êtes jeune et robuste. Dans une semaine peut-être.

Il pivota sur les talons, quitta la chambre. Laura Peabody s'approcha du lit et remit de l'ordre dans les couvertures auxquelles Matt s'accrochait férocement. Une lueur de moquerie éclaira le regard de la jeune femme.

— Ne soyez pas si prude, Mr Wyatt. J'ai aidé le docteur à vous panser.

Elle le contempla un moment, son sourire s'estompa lentement.

— Vous avez eu de la chance, Mr Wyatt. Vous auriez pu être tué.

Il ne répliqua pas. Elle sortit à son tour, referma doucement la porte.

Lorsqu'elle fut partie, Matt s'efforça, presque avec frénésie, de faire revivre son image. La blouse blanche n'avait pas suffi à dissimuler les courbes harmonieuses de son corps. Ses cheveux ramenés en arrière étaient noués en chignon sur la nuque. Les yeux étaient bleus, d'un bleu surprenant et ces yeux-là savaient sourire comme la bouche aux fermes contours.

Jamais encore il n'avait vu pareille femme. Ses seuls contacts avec le beau sexe s'étaient limités à Lily, aux veuves et aux filles des vaqueros du Two-Bar.

Au bout d'une demi-heure, elle revint, portant un plateau. Pendant qu'elle le déposait sur une table près du lit, Matt se dressa sur son séant, grimaçant sous l'effet de la douleur aiguë que lui causa ce mouvement.

Laura Peabody approcha une chaise et le regarda manger. Il demanda lorsqu'il eut terminé :

— Il y a longtemps que vous vivez à San Juan ?

— Depuis l'âge de dix ans. (Son visage perdit soudain toute expression.) Le colonel Lafferty pendit mon oncle sur la plaza, voilà huit ans. C'est alors que mon père a décidé de venir s'établir ici avec ma mère et moi.

— Je regrette sincèrement, dit Matt.

Elle eut un pâle sourire.

— Je n'ai jamais connu mon oncle. Et d'ailleurs, vous n'êtes pas fautif. Vous avez tenté de l'en empêcher.

— Comment l'avez-vous su ? s'étonna Matt.

Elle répondit d'un ton amer :

— Je connais par cœur les moindres détails de cette exécution. Mon père a dû, j'imagine, les ressasser un bon millier de fois.

— Je suppose qu'il ne porte pas le colonel dans son cœur.

Elle hocha la tête.

— Ne pourrions-nous pas parler d'autre chose ?

— Parlez-moi de vous.

Elle sourit.

— Eh bien, je suis allée en classe à Santa Fe. Je crois que c'est là que j'ai décidé de devenir infirmière. J'étais bien entendu influencée par mes lectures : La guerre de Crimée, Florence Nightingale…

Elle continua ainsi à soliloquer d'une voix douce. Matt l'écouta un moment, puis ses yeux se fermèrent…

Il souriait encore maintenant en y repensant. Laura et lui, sans qu'ils se l'avouassent, s'étaient sentis liés dès le début. Elle avait passé à son chevet bien plus de temps que ses soins ne l'exigeaient. Et lorsqu'au bout d'une semaine il se leva et s'habilla pour reprendre le chemin du Two-Bar, il lui promit de lui rendre visite.

Elle ne consentit pas à ce qu'il vînt la voir chez elle. Elle lui expliqua que son père ne lui permettrait jamais de fréquenter quelqu'un du Two-Bar mais elle s'affirma prête à le rencontrer près de la rivière de San Juan, à un quart de mile de la ville.

Ils se virent régulièrement, tout l'été, deux fois par semaine, ainsi qu'une bonne partie de l'automne. Mais Matt avait su dès le commencement qu'il voulait épouser Laura.

Octobre vint mettre un terme inopiné à leur bonheur. Assis l'un près de l'autre sur la berge, ils contemplaient le miroitement de la lune sur l'onde et bavardaient, insouciants…

Quand soudain une branche craqua derrière eux. Une voix rauque prononça quelques mots que Matt ne comprit pas. Il se leva d'un bond, pris d'un pressentiment.

Le canon d'un fusil s'enfonça brutalement dans ses côtes. Laura hurla de frayeur…

Ils furent alors cernés par une demi-douzaine d'hommes et Laura s'écria :

— Père, qu'est-ce que…

Peabody la coupa sèchement :

— Sam, ramène-la à la maison.

— Non, père, je ne veux pas y aller. J'aime Matt, nous allons nous marier.

Peabody eut un rire sardonique.

— Allons, Sam, emmène-la.

L'un des hommes empoigna Laura par le bras. Elle se débattit avec l'énergie du désespoir et Matt balança son poing, l'homme fut projeté à la renverse…

Alors, dans la nuit, tous fondirent sur lui. Un violent coup derrière l'oreille l'envoya s'affaler et il reçut aussitôt une sauvage ruade dans les côtes. À demi étourdi, il entendit décroître les pas de Laura qu'on entraînait de force.

Il lutta frénétiquement pour se remettre sur pied. Peabody ricana :

— Très bien, les gars. Elle est partie maintenant. Nous allons donner à ce fils de garce une petite leçon qu'il n'oubliera pas de si tôt !

Matt se dirigea à reculons vers la rivière, l'un des hommes se rua sur lui. Matt esquiva son coup de poing et leva un genou qui le cueillit en plein visage. Crachant ses dents, l'homme s'écrasa en hurlant dans le lit peu profond de la rivière en soulevant une gerbe d'eau.

Les coups se mirent alors à pleuvoir. Matt se battait comme un beau diable mais ses quatre adversaires le firent reculer peu à peu jusqu'à l'eau. Les lèvres en capilotade, le nez en sang, le front orné d'une bosse de la taille d'une noix, l'oreille droite lacérée, les côtes meurtries, Matt tomba sous une grêle de coups.

Il tomba sur le dos, des bottes le piétinèrent, à la tête, au ventre, dans les côtes…

Peabody aboya :

— Arrêtez ! Je n'en ai pas encore terminé avec ce maudit bâtard !

Des mains le tirèrent hors de l'eau. Les poumons à demi emplis d'eau, il se plia en deux, suffoquant et toussant.

Lorsqu'il fut sur la rive, Peabody enjoignit cruellement à ses hommes :

— Parfait, tenez-le bien. Voilà, c'est cela même. Je vais finir la besogne moi-même.

Matt tenta de redresser la tête. Deux des amis de Peabody lui maintenaient les bras. Pesant sur eux de tout son poids il plia les deux jambes et les projeta de toutes ses forces dans l'aine de Peabody qui s'affaissa sur les genoux. L'un des hommes s'avança.

Peabody, le visage livide, les yeux étincelants de fureur, l'arrêta d'une voix tendue par la souffrance :

— Non ! Je vous ai dit que c'était moi qui l'achèverais !

Les hommes qui tenaient Matt lui tordirent sauvagement les bras. Il se mordit les lèvres pour s'empêcher de crier.

Peabody parvint à grand peine à se mettre debout. Il s'approcha de Matt :

— À nous deux, sale fils de p… !

Puis il frappa Matt au visage. Ses coups rendaient un son mat en atterrissant sur le nez et la bouche ensanglantés de Matt. Vingt fois, trente fois, il le martela sans répit jusqu'à ce que Matt sentît sa vision se brouiller et qu'il finît par s'écrouler entre ceux qui le maintenaient.

Il perçut encore confusément la voix de Peabody, comme dans un rêve.

— Balancez-le à la rivière et rentrons.

Il roula et roula sur la berge, sentit la fraîcheur du contact de l'eau, entendit le bruit des pas qui s'éloignaient dans un craquement de branches sèches puis tout fut calme de nouveau.

Il avait le visage dans l'eau mais la rivière à cet endroit était trop peu profonde pour qu'il pût s'y noyer.

Il tenta de se soulever, mais en vain. Laborieusement, pouce par pouce, il entreprit alors de ramper vers la berge. Il l'atteignit, sortit de l'eau la tête et la poitrine puis ses yeux se fermèrent et il perdit connaissance.

*
*  *

Lorsqu'il reprit conscience, il faisait grand jour. Le soleil lui brûlait le dos. Il entendait des petits garçons parler en espagnol avec excitation. Il essaya d'ouvrir les yeux mais sans succès tant ses paupières étaient enflées.

Il voulut parler mais le sang en séchant avait collé ses lèvres. Tout son corps n'était qu'une plaie. Son crâne l'élançait cruellement. Les voix des enfants s'estompèrent et il s'évanouit de nouveau.

Lorsqu'il se réveilla, la seconde fois, des bras puissants le soulevaient. Il sentit qu'on l'allongeait à l'arrière d'une carriole et reconnut la voix de Spahn :

— Emmenez-le au Two-Bar. Lafferty prendra soin de lui.

Il se rappelait maintenant, il revivait la scène de la nuit précédente. On avait entraîné Laura puis son père et ses hommes l'avaient battu à mort.

La carriole s'éloigna en cahotant, Matt, ballotté de part et d'autre avait de la peine à fixer ses pensées. Il se demandait si Laura était au courant du traitement qu'il venait de subir et ce que Peabody avait décidé pour elle-même.

La carriole traversa la ville et s'engagea dans les hautes herbes de la plaine. Le voyage, sous un soleil de plomb, lui paraissait ne jamais devoir finir. Il perdit plusieurs fois connaissance pour n'émerger du gouffre qu'à l'occasion d'une embardée particulièrement brusque.

Puis le soleil déclina et le crépuscule s'installait lentement sur le pays lorsque la carriole s'immobilisa enfin dans la cour du Two-Bar.

Matt entendit un brouhaha de voix, en anglais et en espagnol. Une porte claqua bruyamment. Quelques instants plus tard, la voix sonore de Lafferty retentit, gonflée de fureur et d'indignation :

— Que lui est-il arrivé ? Qui l'a arrangé ainsi ?

Le charretier, terrorisé, répondit :

— Je l'ignore, colonel. Des gosses l'ont trouvé ce matin sur la berge de la rivière de San Juan et le shérif m'a demandé de le ramener ici. Je n'en sais pas plus.

Matt fut porté à l'intérieur tandis que Lafferty n'arrêtait pas de jurer.

On le déshabilla et on l'allongea sur un lit. Des mains douces lavèrent ses blessures, des compresses froides furent appliquées et fréquemment renouvelées sur ses yeux et sa bouche. Puis on lui banda étroitement la poitrine pour maintenir ses côtes cassées.

Lafferty entra et s'enquit avec une étrange douceur :

— Matt ?

Matt grogna.

— Qui t'a fait cela ?

Matt répondit par un nouveau grognement. Lafferty tuerait Peabody s'il apprenait la vérité et si cela arrivait, il perdrait à jamais Laura.

Elena intervint :

— Il ne peut pas parler, señor Lafferty.

Lafferty demeura encore quelques instants à ses côtés puis dit en s'en allant :

— Très bien, Matt. Nous verrons ça demain.

Il sortit, referma la porte sans bruit. Les femmes, une fois leurs soins donnés, s'en allèrent elles aussi, à l'exception toutefois d'Elena. Avant de se laisser glisser dans l'inconscience, Matt pensa que cet acte de violence ne pouvait qu'engendrer encore plus de violence et se promit formellement de ne rien dire à Lafferty.