CHAPITRE VIII

Épaules voûtées, tête penchée en avant, Lafferty ramenait la petite cavalcade au Two-Bar. Lorsqu'il se retournait Matt entrevoyait son visage sombre et las, presque lugubre. Seuls les yeux conservaient leur flamme.

Derrière le colonel chevauchait Link, l'expression toujours aussi renfrognée et indéchiffrable. Matt songeait que Lafferty le contraignait trop tôt à assumer des responsabilités d'homme. À huit ans, Link n'avait déjà que trop vu de violence. Fût-il resté à la maison, il n'eût pas vu tuer le voleur. S'il fallait maintenant qu'il assistât à un lynchage…

Matt secoua la tête impatiemment. Non, même un Lafferty ne pouvait l'obliger à cela…

Derrière Link venait Julio, le pisteur indien, au visage parfaitement hermétique. Puis suivaient les trois voleurs, mains liées derrière le dos. Julio conduisait le premier cheval par la bride, le deuxième était attaché à la queue du premier, le troisième à celle du deuxième.

Deux des hommes étaient d'un certain âge, le troisième à peine plus vieux que Matt. Tous trois sales, hirsutes et visiblement effrayés. Le plus jeune ne cessait de se passer nerveusement la langue sur les lèvres. Ses genoux qui enserraient les flancs de sa monture étaient pris, par intermittence, d'un violent tremblement.

Matt suivait les trois voleurs, tenant par la bride le cheval porteur du mort jeté en travers de la selle. Les autres équipiers du Two-Bar fermaient la marche.

Le plus jeune des brigands se retourna et regarda Matt. Il s'humecta les lèvres, s'éclaircit la gorge et s'enquit :

— Que va-t-il nous faire ?

L'un de ses compagnons intervint d'une voix rude :

— Ferme-la, Joe. Inutile de faire plaisir à ces bâtards. Tu as voulu venir avec nous, tu voulais partager les gains que nous aurait rapporté la vente du bétail. Le temps est venu de payer, pour toi comme pour nous.

L'angoisse envahit le regard du jeune homme et Matt ne put s'empêcher d'éprouver pour lui quelque compassion.

Ils chevauchèrent sans s'arrêter pendant toute la durée du jour. À la tombée de la nuit, ils décidèrent une halte et allumèrent un feu sur lequel ils firent cuire le reste des rations qu'ils avaient emportées. L'on défit les liens des trois prisonniers pour leur permettre de manger. Les mains du plus jeune tremblaient si violemment qu'il fut incapable de porter sa tasse de café à ses lèvres. Il finit par la jeter à terre avec colère. Les deux autres le contemplaient avec un mépris non dissimulé.

Lorsqu'ils se furent restaurés et que les chevaux eurent soufflé, ils éteignirent le feu et se remirent en selle. Ils voyagèrent toute la nuit. Link dormait sur sa selle. De temps à autre Matt piquait un petit somme.

Ce n'est que lorsque l'aube commença de parer l'orient d'une pâle lumière grise qu'ils franchirent le portail de la cour du Two-Bar. Épuisés, les hommes descendirent de cheval. Link se dirigea en titubant vers la maison, encore à demi endormi.

Matt estimait que le colonel agirait sans plus tarder, quelles que fussent ses intentions.

Mais en cela, il se trompait. Lafferty sauta à bas de sa monture et lui tendit les rênes.

— Mets ces trois-là sous bonne garde. Veille à ce qu'on enterre l'autre. Puis accorde-toi quelques heures de sommeil.

Il gagna la maison à grandes enjambées, entra puis referma la porte.

Matt fit entrer les prisonniers dans l'une des chambres donnant sur la galerie. Il leur fit apporter un repas puis posta un factionnaire à la porte, un homme frais et dispos car il n'avait pas participé à la chasse aux voleurs. Deux autres se munirent de pelles et franchirent la barrière en menant par la bride le cheval qui portait le corps du mort.

Matt, exténué, gagna sa chambre. Il s'assit sur le bord du lit et fixa la porte sans la voir.

Il ne parvenait pas à se concentrer. Son esprit était engourdi, ses membres lui semblaient de plomb. Peut-être Lafferty n'avait-il pas l'intention de livrer les voleurs à la justice.

Il se pencha, retira ses bottes. Il déboucla son ceinturon qu'il accrocha au montant de son lit. Puis il retira le pistolet de son étui, éjecta les douilles vides et le rechargea.

Il songeait qu'il avait tué un homme sans en éprouver pour cela du remords. Peut-être s'endurcissait-il lui aussi. Peut-être devenait-il aussi insensible que Lafferty. Peut-être, comme Link, avait il vu trop tôt les passions déchaînées.

Il s'allongea tout habillé sur son lit dans l'intention de dormir une heure ou deux. Il voulait être réveillé lorsque Lafferty se lèverait.

Il avait l'impression de flotter dans le vide, la chambre, le lit tournaient de folle manière. Même s'il se réveillait à temps, songeait-il, il ne saurait faire changer Lafferty d'avis. Lafferty était ferme comme un roc. Quoi qu'il décidât, il l'accomplissait. De plus, si Lafferty avait voulu pendre les voleurs, il eût satisfait son désir sur-le-champ.

Soulagé, il s'endormit. Mais ce ne fut pas un sommeil facile. Il s'agita, en nage, criant parfois des choses incohérentes. Il vit dans son rêve un grand peuplier. Trois cordes étaient accrochées à une grosse branche noueuse, horizontale. Sous la branche se tenaient trois chevaux, sur les chevaux trois hommes ayant chacun une boucle passée autour du cou.

Il s'éveilla en sursaut, dans le noir, inondé d'une sueur glacée.

Il resta un moment allongé sans bouger, s'efforçant de séparer l'horreur du rêve de la réalité. Il éprouva un vaste soulagement en réalisant qu'il s'était agi seulement d'un affreux cauchemar.

Soudain, il se dressa sur son séant, balança ses jambes par-dessus le lit, enfila prestement ses bottes puis chercha à tâtons son ceinturon. L'ayant trouvé, il en ceignit ses hanches et gagna la porte d'un pas lourd.

Un simple regard lui apprit que la sentinelle était partie. Il courut le long de la galerie et ouvrit brusquement la porte de la chambre où il avait bouclé les prisonniers.

La pièce était vide. Il jeta un coup d'œil au corps principal du bâtiment et constata que toutes les fenêtres étaient sombres. Il s'élança alors vers la barrière, songeant qu'il devait être déjà tard.

Une unique lumière brillait à l'une des maisons d'adobe qu'occupait le personnel du Two-Bar. Il heurta la porte à coups redoublés.

Un homme vint lui ouvrir, celui-là même qui s'était vu confier la tâche de surveiller les prisonniers. Matt s'enquit d'une voix étranglée :

— Où sont-ils ?

— Le colonel les a emmenés en ville.

— Il y a combien de temps ?

— Deux ou trois heures, je pense.

— Va-t-il les livrer à la Loi ?

— Il n'a pas exprimé ses intentions.

— Combien d'hommes a-t-il pris avec lui ?

— Tous ceux qu'il a pu trouver, sauf moi.

Matt pirouetta et courut vers le corral en étouffant un juron. Il captura l'un des chevaux à l'aide de son lasso, lui passa la bride, jeta sur son dos selle et couverture, les premières qui lui tombèrent sous la main. Puis il sauta en selle et prit la route de San Juan en donnant furieusement de l'éperon.

Il connaissait maintenant les desseins de Lafferty. Lafferty ne se fût pas estimé satisfait en pendant hier les trois voleurs sur place. Il désirait que le supplice eût lieu sur la plaza de San Juan, pour que la ville entière fût à même de juger de visu du terrible châtiment qu'infligeait le Two-Bar aux voleurs de bétail.

C'était là la seule chose qui pût expliquer le fait que Lafferty ait emmené toute l'équipe car deux hommes eussent suffi à remettre les voleurs entre les mains de la Loi.

Lafferty avait du reste pressenti que Matt n'approuverait pas sa décision, aussi, soucieux d'éviter une querelle, s'était-il abstenu de l'aller chercher.

Alternant le trot et le galop Matt couvrit la distance en un peu moins de cinq heures mais jamais le parcours ne lui avait semblé aussi interminable.

Une aube grisâtre se leva, les nuages, très hauts dans le ciel, virèrent au rose puis à l'orange. Le soleil émergea enfin au-dessus de l'horizon, projetant des ombres allongées sur le sol humide de rosée.

Matt entra dans la ville au galop, dispersant au passage gens, cochons et poulets dans les venelles les plus étroites. Il contourna l'angle de Domingo Street et de la 3e Rue et dut stopper brutalement son cheval pour éviter de renverser les curieux qui se pressaient sur la plaza.

Lafferty n'avait pas gaspillé les deux heures d'avance dont il disposait. Deux solides poteaux se dressaient au centre même de la plaza, près du kiosque à musique. Un troisième poteau, en bois de peuplier, était lié en travers par du cuir vert. Trois chevaux se tenaient sous le gibet improvisé, les trois voleurs avaient déjà chacun une corde au cou.

Autour de la potence, fusil au poing, les cavaliers du Two-Bar, déployés en un cercle approximatif, faisaient face à la foule.

Matt comprit aussitôt qu'il arrivait trop tard. Trop tard pour essayer de raisonner Lafferty. Trop tard pour empêcher ce qui allait se passer. Il poussa son cheval à travers la foule qui s'écarta de mauvaise grâce pour lui livrer passage.

Lafferty se dirigea d'un pas raide vers son cheval et s'empara de sa cravache puis revint vers la potence.

Matt hurla :

— Attendez ! Bon Dieu !…

Lafferty se retourna. Il vit Matt s'efforcer désespérément de se frayer un chemin à travers la cohue mais il ne fit pas mine de le reconnaître et lui tourna le dos aussitôt.

Bien qu'il fût trop éloigné de Lafferty pour pouvoir discerner ses traits, Matt savait ce qu'ils exprimaient : une volonté froide, farouche, presque fanatique, tout comme le jour du duel avec Lane.

La cravache claqua. L'un des chevaux partit comme un trait : celui sur lequel était monté le plus jeune des voleurs. Celui-ci fut brutalement arraché à sa selle. La potence gémit, la corde se tendit.

La cravache fouilla la croupe du deuxième cheval qui s'élança à son tour dans la foule. Un deuxième homme fut projeté à côté du premier.

Puis, de nouveau, Lafferty brandit sa cravache et le dernier cheval plongea. Maintenant, les trois corps se balançaient au gibet, tournoyant autour de leurs cordes.

L'estomac de Matt se noua. Son corps était baigné d'une sueur froide.

Une rumeur de colère s'éleva de la foule. Matt enfonça soudain ses éperons.

Son cheval se rua en avant, renversant des spectateurs, en écartant d'autres rudement. Des mains s'agrippèrent aux jambes de Matt, mais il parvint à se dégager de la cohue et traversa en trombe la petite plaza vers la potence édifiée en son centre. Il chercha en tremblant son couteau dans ses poches.

Lafferty le vit arriver et courut dans sa direction. Il saisit le cheval par la bride.

L'impétueux élan de l'animal le souleva de terre mais il ne lâcha pas prise. Tirant un pied de l'étrier, Matt l'appliqua contre le dos de Lafferty et poussa de toutes ses forces.

Brusquement libéré, le cheval, désemparé, perdit pied et plongea, désarçonnant Matt qui alla atterrir à la renverse sur le sol poussiéreux.

Le souffle coupé par la brutalité du choc, il demeura un long moment étendu, désarmé, à hoqueter en s'efforçant de reprendre haleine.

Il parvint enfin à s'agenouiller et contempla les trois corps des pendus. Il était trop tard désormais pour trancher les cordes : tous trois étaient morts.

Il se releva avec effort et braqua sur Lafferty un regard accusateur :

— Vous n'aviez pas besoin de les pendre ici. Vous n'aviez pas besoin de les pendre du tout. Vous auriez pu…

— J'aurais pu quoi ? Les remettre à la Loi ? (Lafferty s'esclaffa amèrement.) Quel genre de procès crois-tu qu'ils auraient eu ici ? La moitié des gens de cette ville ont mangé du bœuf du Two-Bar. Mais peut-être qu'ils vont y renoncer maintenant. Peut-être que sachant ce qu'il en coûte, ils en viendront soudain à en perdre le goût…

Matt avait envie de vomir. Son cheval s'était relevé et s'ébrouait. Il fixa le visage du colonel.

Cette pendaison avait été un acte de brutalité mais aussi un défi à la population de San Juan. Le colonel avait raison en assurant que les vols cesseraient. Mais il fallait désormais s'attendre à des représailles de la part de la Loi.

Matt se dirigea vers son cheval et l'enfourcha. Le colonel suivit et conduisit ses hommes hors de la ville en maintenant délibérément les chevaux au pas. Sur leur passage la foule s'écartait, morose, pour se disperser dans les ruelles étroites. Derrière eux les corps tournoyaient lentement au bout de leurs cordes, les bottes touchant presque le sol.

Matt se détourna et contempla le large dos du colonel.

Il songeait que la guerre l'avait profondément changé. Sans doute avait-il toujours été dur mais il ne s'était jamais encore montré aussi impitoyable. Pas à ce point. Son visage n'avait exprimé ni remords ni pitié. Il était demeuré de glace, sans révéler plus d'émotion que s'il se fût agi de tuer un loup.

Ils atteignirent la lisière de la ville et prirent au nord, dans les hautes herbes, le chemin du retour. Derrière eux, tel un grondement de tonnerre, montait la rumeur sourde des gens de San Juan outragés par l'arrogance de l'homme qui leur avait infligé ce sinistre spectacle, outragés par l'aplomb de celui qui avait osé les braver.

Les lignes de la bataille avaient été clairement tracées. Le défi était lancé. La lutte entre Lafferty et la Loi allait maintenant commencer.