CHAPITRE IV

Les échos du tumultueux conflit opposant le Nord au Sud parvenaient jusqu'au Nouveau-Mexique bien que ce territoire fût distant de plusieurs centaines de miles du théâtre des opérations.

San Juan possédait son journal, un hebdomadaire, dont le rédacteur en chef, un certain Wilhite, était originaire de Caroline du Sud. Lorsque l'État fit sécession, le journal arbora d'énormes manchettes pour annoncer l'événement bien que la nouvelle n'atteignît San Juan qu'au début de janvier.

Plus de la moitié des rubriques étaient désormais consacrées à la tension grandissante entre le Nord et le Sud. Enfin, en avril, le journal annonça, de nouveau en caractères d'affiche, que les Sudistes avaient pris Fort Sumter.

Matt n'avait jamais vu d'esclaves. Il ne comprenait pas les causes profondes du conflit, du moins pas toutes. Lafferty, lui, suivait de près l'évolution de la situation et s'absentait maintenant du ranch la majeure partie du temps pour assister à des réunions à San Juan, Albuquerque ou Santa Fe. Malgré son éducation texane, ses sympathies allaient fermement à l'Union dont l'on devait, estimait-il, éviter la scission.

Matt ne comprit que plus tard les autres raisons tout aussi impérieuses qui avaient incité Lafferty à s'enrôler : sa détresse vis-à-vis du comportement de Lily, mais aussi le besoin incoercible de faire de nouveau ses preuves.

Aussi, le jour où un escadron de cavalerie en provenance de Fort Union fit halte dans la cour du ranch, Lafferty rassembla quelques effets puis il enfourcha son gros alezan et s'en fut avec la troupe.

Avant de partir, toutefois, il convoqua Matt dans sa chambre.

Matt, qui avait monté en graine, le dépassait déjà par la taille et, quoique maigre, il était doté d'une grande robustesse et connaissait parfaitement les vastes étendues des pâtures du Two-Bar.

Lafferty le fixa un long moment d'un air songeur :

— T'es encore qu'un gosse, mais un bougre de bon gosse. Je devrais pas partir mais, bon Dieu, Matt… tu comprends, il le faut. Faut que j'y aille, tu saisis ?

Hésitant, Matt fit signe que oui.

— J' te crois capable de t'occuper du ranch, non ?

Matt s'empressa d'opiner bien que cette idée le pétrifiât.

Sceptique, Lafferty secoua la tête.

— Et puis non. Au fond, c'est pas possible, t'es encore trop môme.

— Je suis assez vieux, se récria Matt, je saurai bien vendre des bêtes quand on aura besoin d'argent.

Il s'attendait à ce que l'absence de Lafferty durât quelques semaines, quelques mois au pis-aller, mais certes pas plusieurs années.

Lafferty, à grands pas, gagna la porte et contempla les troupes de l'Union rassemblées dans la cour inondée de soleil. Il se retourna et Matt nota l'étrange expression qui se peignait sur ses traits. Une expression de résignation. Comme s'il eût déjà renoncé au Two-Bar.

Il dit d'un ton bourru :

— Très bien. Si tu t'en sens capable, va de l'avant, fiston, ça ne te coûte rien d'essayer.

Un ordre bref intimé par l'un des officiers donna le signal du départ. Lafferty rassembla son paquetage et courut. Il se retourna pour adresser à Matt un grand salut de la main, jeta un regard à la porte d'entrée puis se mit en selle et franchit le portail sans plus se retourner.

Seul au milieu de la cour, Matt le vit s'en aller dans un nuage de poussière. Il s'avança vers le portail et suivit des yeux l'escadron jusqu'à ce qu'il eût disparu.

Puis il pirouetta vers la porte principale et regarda Lily, mais sans pouvoir discerner son expression. Elle n'avait pas quitté la maison depuis des mois. Elle sortit, son bébé sur les bras, clignant des yeux au brillant éclat du soleil.

Matt longea la galerie, entra dans la chambre de Lafferty. Il arpenta sans but la pièce, touchant de temps à autre quelque objet lui ayant appartenu.

Un sentiment proche de la panique l'envahissait.

Il ramassa sur le lit le 44 de Lafferty, le contempla un instant, puis le reposa et décrocha du mur le ceinturon dont il ceignit sa taille. Comme il était trop grand pour lui, il pratiqua de nouveaux trous avec la pointe de son couteau, l'ajusta et glissa le pistolet dans son étui.

Il lui semblait que Lafferty l'avait abandonné. Il se sentait plus seul qu'il ne l'avait jamais été de sa vie. Son menton tremblait, les yeux lui piquaient.

Alors il se rappela le jour où Lafferty avait affronté Lane, il se rappela s'être demandé s'il serait jamais l'homme qu'était Lafferty. Il serra les mâchoires, cilla des yeux pour en chasser les larmes.

Il sortit, prit un cheval et chevaucha seul par la plaine tout le reste de la journée. Après tout, les tâches qui l'attendaient ne différeraient guère de celles qu'il avait jusqu'ici menées à bien. Seule manquerait à la barre la poigne de Lafferty.

Son incertitude dura environ un mois. Ensuite, il n'y repensa jamais plus.

*
*  *

Lafferty resta un mois à Fort Union. Au cours de ce séjour, il n'écrivit qu'une fois. La prochaine lettre que reçut Matt portait le cachet de Chicago. Puis le silence, des mois durant. Le journal de San Juan proclama en gros titres la nouvelle de la défaite des Fédérés à Bull Run. Il annonça également la promotion de Dan Lafferty au grade de commandant.

Il y eut enfin une nouvelle lettre de Lafferty qui relatait à Matt les épisodes marquants du combat sans aucune allusion cependant au rôle qu'il avait joué, pas plus qu'à sa nomination. Le ton en était sombre et après l'avoir lue, Matt acquit la certitude que l'Union perdrait bientôt la guerre et que Lafferty reviendrait au ranch.

Mais la guerre continua et Lafferty ne rentra pas. Le général Sibley, parti du Texas, fit marche vers le haut Rio Grande, connut la défaite à Glorieta Pass, près de Santa Fe, avant d'opérer une terrible retraite.

Les gros titres du journal de San Juan devenaient de plus en plus rares au fur et à mesure que diminuait le nombre des victoires sudistes. Quant aux succès nordistes, ils étaient brièvement relatés en page deux.

Matt célébra son treizième puis son quatorzième anniversaire. Tous ces temps-là, il ne vit que fort peu Lily. Le fils de cette dernière jouait dans la cour, sous la surveillance de Maria Chavez, la femme de l'un des cow-boys du Two-Bar et Lily passait plus de temps à San Juan ou Albuquerque qu'à la maison. Parfois elle revenait, l'air mal en point, les yeux rougis, comme si elle eût dormi huit jours tout habillée.

Elle gardait la chambre plusieurs jours avant de repartir dans son boghei noir pour s'absenter de nouveau pendant des jours ou même des semaines.

Lafferty avait été promu chef d'escadron, mais, au Two-Bar, la vie continuait, inchangée.

Le cheptel croissait avec les années. Chaque printemps, Matt chevauchait plusieurs mois d'affilée, s'occupant exclusivement d'attraper, de marquer puis de castrer les veaux.

Même avec le concours des Indiens et des Mexicains demeurés au Two-Bar, rarement la tâche était achevée avant la mi-été. Alors une autre commençait, qui consistait à pousser les troupeaux sur une autre pâture où l'herbe et l'eau étaient meilleures. C'est sur les montagnes situées à la lisière nord du Two-Bar que le bétail passait les mois d'été.

L'automne venu, on le ramenait en pays plat. C'était ordinairement à cette saison que Matt et ses aides rassemblaient plusieurs centaines de têtes qu'ils conduisaient à Fort Union ou à Albuquerque pour les vendre. L'hiver, on s'affairait à réparer les selles, à rafistoler les harnais, à consolider carrioles et chariots et à dresser des chevaux de selle.

Matt avait perdu son regard d'enfant. À quinze ans, il en paraissait au moins vingt et mesurait près de 6 pieds. Un fin duvet ornait ses joues hâlées.

Il portait toujours le vieux colt 44 de Lafferty, selon la manière de celui-ci, pendu à la cartouchière, le bas de l'étui lié à sa cuisse juste au-dessus du genou. Tous les jours, il s'exerçait au tir mais sans oublier la leçon du duel qui avait opposé son protecteur à Lane. Plutôt que de chercher à dégainer rapidement, il s'efforçait surtout d'atteindre sa cible le plus souvent possible.

Par une fraîche journée d'octobre 1864, un homme pénétra à grand bruit dans la cour du Two-Bar, montant sans selle un cheval rendu. Il paraissait en proie à l'hystérie. Il rapporta que des Comanches avaient attaqué la ville de San Juan, tuant huit personnes avant d'être repoussés. Lui-même était l'un des six cavaliers dépêchés pour avertir les ranchers isolés.

Heureusement, Lily était à la maison. Matt regarda le cavalier repartir sur un cheval frais du Two-Bar puis traversa la cour pour aller la prévenir.

Elle était assise, seule, dans le vaste salon. Un peu plus loin, Link tapait à grands coups de marteau sur le plancher.

C'était la première fois qu'il lui parlait depuis de nombreux mois. Il la contempla un moment, remarquant les rides sur son visage flétri. Un pli amer creusait ses lèvres et ses yeux reflétaient le mécontentement le plus noir. Mais ils s'illuminèrent à la vue de Matt qu'elle gratifia d'un pâle sourire.

Matt s'éclaircit la gorge :

— Les Comanches ont attaqué San Juan hier soir. Ils ont tué huit personnes avant d'être chassés. Vous feriez mieux de ne pas quitter la maison pendant un certain temps.

La nouvelle n'eut pas le don de l'émouvoir et c'est sans trahir la moindre anxiété qu'elle répliqua :

— Assieds-toi, Matt. Assieds-toi un instant. Je me sens parfois si seule, tu es toujours occupé à droite ou à gauche.

Il s'assit, mal à l'aise, sur le bord d'une chaise.

— Qu'as-tu appris sur Dan ?

— Rien. Je n'ai pas eu de lettres depuis plusieurs mois. La dernière fois que j'ai reçu de ses nouvelles, il venait d'être promu commandant.

— À moi, il ne m'écrit jamais.

Matt la dévisagea furtivement. Il entrevit son affliction, une sorte de morne lassitude. Il se surprit à ressentir de la pitié pour elle mais au souvenir de Lane… au souvenir des jours où elle était rentrée en titubant comme si elle eût couché une semaine entière dans quelque sordide ruelle… sa pitié s'évanouit.

Elle s'enquit, manifestement mue par le seul désir de briser le silence :

— Où en sommes-nous ?

— Tout va bien. Très bien. Je crois que le bétail a doublé depuis son départ. (Il se leva, gêné par l'insistance de son regard.) Bon, je ferais mieux de fermer les barrières et de pourvoir les hommes de munitions.

Il sortit, troublé et irrité par la manière dont elle l'avait fixé.

Il réunit les hommes et leurs familles puis rassembla tous les chevaux dans la cour où ils furent parqués derrière une corde.

Lily sortit sur la galerie pour assister à ces préparatifs. La lumière s'estompa dans le ciel, la nuit s'enveloppa d'un manteau de velours.

Lily rentra pour reparaître quelques instant plus tard, vêtue d'une friponne robe de guingan, les cheveux retapés. D'une voix douce elle appela :

— Matt ?

Il traversa la cour à sa rencontre.

— Voudrais-tu dîner avec moi ce soir ? Cela devient si lassant de manger seule. D'ailleurs, j'ai préparé quelque chose qui te plaira.

Il s'apprêtait à refuser mais elle l'en empêcha. La présence de cette femme le troublait, il souhaitait s'en éloigner mais de nouveau le retint un sentiment de pitié. En ce moment même, elle paraissait incapable d'avoir conspiré avec Lane le meurtre de son mari, incapable de s'être livrée des nuits entières à la débauche dans les faubourgs de San Juan…

Quinze ans… Dans tout autre milieu Matt fût resté enfant. Ici, il était homme, accomplissait un travail d'homme et témoignait d'une robustesse que lui eussent enviée bien des adultes. Il avait d'autre part atteint l'âge où les femmes ne tarderaient pas à lui devenir indispensables.

Après s'être lavé, il retourna à la maison. Il entra, s'assit à la table en compagnie de Lily et de Link, qui se montra bruyant et mal élevé. Finalement, exaspérée, Lily alla le mettre au lit.

Elle revint et ils achevèrent leur repas, cherchant maladroitement des sujets de conversation.

— Penses-tu que les Comanches puissent venir aussi loin ? s'enquit-elle.

Il haussa les épaules :

— J'en doute.

— S'ils ont été assez nombreux pour attaquer San Juan…

— Il n'y a pas là de quoi se tracasser.

Pourtant, des souvenirs confus lui revenaient à l'esprit : la petite maison d'adobe perdue dans les arides plaines texanes… ses père et mère… la fougueuse attaque dans un concert de clameurs puis l'odeur de la mort et les corps nus de ses parents gisant sous le soleil implacable…

Soudain, il se sentait le cœur fade.

— Il vaut mieux que je sorte pour voir si tout est bien en ordre.

Elle fit la moue :

— Tu ne m'aimes pas. Tu ne veux pas bavarder avec moi.

De nouveau, son regard chaud l'enveloppa, il sentit renaître cette gêne étrange…

Il sortit, surpris de constater qu'il transpirait à grosses gouttes. Il traversa la cour, ouvrit la barrière et scruta les ténèbres. Son cœur sautait dans sa poitrine, ses mains tremblaient… était-ce la peur ?

Qu'eût fait Lafferty à sa place ? Rien de plus sans doute. Il n'y avait guère de choix et d'ailleurs les Indiens ne viendraient pas jusqu'ici.

Une odeur indéfinissable lui parvenait, portée par l'air nocturne. Ses cheveux se hérissèrent sur sa nuque. Derrière lui, un cheval poussa un hennissement aigu.

Il referma la barrière, laissa tomber la lourde barre. Les Indiens étaient déjà là, quelque part, se contentant d'attendre l'aube…