CHAPITRE X

Tristement, Matt regarda par la fenêtre de la petite gare. La pluie ne s'était pas calmée bien que les éclairs fussent plus rares et que le centre de l'orage se fût déplacé plus à l'ouest.

Ce jour était, songeait-il, l'aboutissement de ce premier affrontement de Lafferty avec la Loi. C'était la conclusion logique, l'ultime défi tant redouté, la bataille qu'il ne pourrait gagner parce qu'il s'en prenait cette fois à la Loi fédérale et qu'elle ferait peser sur lui tout le poids de son effrayant appareil.

Il se surprenait à souhaiter que Lafferty eût échoué dans son coup de bluff, tant d'années avant. À souhaiter que Jaramillo se fût montré plus ferme, que son escorte eût témoigné plus de courage. Peut-être alors, le Two-Bar eût-il été désintégré, peut-être Lafferty se fût-il retrouvé en prison, mais en aucun cas les choses n'eussent été aussi graves qu'elles ne le deviendraient lors de l'entrée du train en gare.

Lafferty ne manifestait aujourd'hui pas plus d'hésitation qu'en ce fameux jour où il avait tenu tête dans la cour du ranch au shérif et à sa suite. Mais que pouvait-il se cacher sous ses dehors impassibles et arrogants ?

Aussitôt après l'incident, Lafferty s'était préparé en prévision de heurts futurs avec la Loi.

Jaramillo démissionna dans la semaine qui suivit. Un nouveau shérif fut nommé, un certain Spahn.

Spahn, un homme trapu au visage dur, la cinquantaine, se rendit au Two-Bar le jour même de sa nomination. Il y alla seul. Il s'adressa à Lafferty sans descendre de cheval :

— Le tribunal a retiré le mandat d'amener contre vous, Lafferty. Je ne puis donc vous arrêter. Mais que cela ne vous monte pas à la tête. Je ne m'appelle pas Jaramillo. Si l'on m'envoie vous chercher, je m'y prendrai différemment. Je vous ramènerai, dussé-je vous ramener mort.

Lafferty hocha la tête sans répondre. Spahn reprit le chemin de San Juan.

Lafferty s'enferma chez lui, Matt ne le vit pas de la journée. Mais il sortit le lendemain, sella un cheval et prit au nord la direction de Santa Fe.

Son absence dura deux semaines. Et les chariots recommencèrent d'arriver au Two-Bar. Des chariots chargés de mobilier et de tapis, de vaisselle et d'argenterie. Puis vinrent des hommes qui annoncèrent à Matt qu'ils avaient été embauchés par Lafferty à Santa Fe. Certains étaient des vachers, et rien d'autre… Mais quelques-uns d'entre eux portaient leur pistolet, attaché bas contre la cuisse, qui avaient tout l'air de savoir s'en servir.

Et ce ne furent pas non plus les seules recrues du ranch. Il en vint d'autres, de San Juan, des cuisiniers et des boys chinois qui tous proclamaient avoir été engagés par le colonel Lafferty.

Lafferty revint à son tour, non plus sur le cheval qu'il montait à son départ mais dans un boghei loué à l'écurie de San Juan. Et il amenait avec lui des hommes d'une espèce inconnue à Matt, de vieux messieurs au visage pâle, habillés en complet-veston qui parcoururent les jours suivants en compagnie de Lafferty les immenses étendues du Two-Bar dans le boghei loué.

Lafferty les reconduisit à San Juan puis s'en revint, cette fois sur son cheval. Il expliqua à Matt que les vieux messieurs à la mise impeccable étaient des banquiers de Santa Fe auxquels il avait emprunté de l'argent pour la mise en valeur du Two-Bar.

Cet argent-là, il sut en vérité l'utiliser. En pays de haute futaie une équipe de spécialistes reçut mission de débiter le bois de charpente qui abondait. Peu de temps après, un chariot de dimensions peu communes amena au ranch une énorme chaudière destinée à fournir l'énergie d'une scierie. Un atelier de rabotage fut installé et les chariots ne tardèrent pas à remorquer le bois d'œuvre à San Juan et même à Santa Fe.

De nouvelles bâtisses s'édifièrent au Two-Bar. On construisit de nouvelles écuries, un autre dortoir pour les célibataires et des maisons pour abriter les hommes mariés et leur famille.

Une année se passa, au cours de laquelle un million de pieds de bois d'œuvre dévalèrent en cahotant la montagne sur la piste creusée d'ornières. La deuxième année, ce volume doubla. La troisième vit commencer l'exploitation d'une carrière de marbre non loin de la scierie et la création de trois nouvelles scieries, chacune située près d'un lot particulièrement riche en bois d'œuvre.

Matt ne supervisait qu'une seule phase de l'économie du Two-Bar : le bétail. Lafferty s'absentait la majeure partie du temps pour se rendre à Santa Fe, Saint-Louis, Denver ou San Francisco.

Mais à son retour, le ranch bourdonnait d'une fébrile activité. Des bogheis amenaient de San Juan des femmes et des hommes richement vêtus et les lampes brillaient tard dans la grande maison construite pour Lily par Lafferty, voilà bien des années. Des musiciens donnaient l'aubade, se succédaient les mets les plus exquis, l'alcool coulait à flots…

Parmi les visiteurs, certains étaient des hôtes de marque : le gouverneur du Nouveau-Mexique, des juges, des membres du corps législatif, voire des membres du congrès des U.S.A.

Le jeune Link poussait comme mauvaise graine au printemps. Il était à douze ans plus grand que Lafferty, bien que sec comme un coup de trique. À treize, il dépassait son père de deux bons pouces.

Parfois, il accompagnait Matt, taciturne et peu liant. Ou bien il partait en tournée avec son père. Mais il lui arrivait aussi de disparaître pendant plusieurs jours et d'ordinaire, il déclarait à son retour s'être rendu à la carrière ou à l'une des scieries. À moins qu'il ne chevauchât sans but, des heures durant, par les vastes plaines que Lafferty proclamait siennes.

Ce dernier avait depuis beau temps renoncé à essayer de changer son fils. Il n'essayait plus de lui enseigner quoi que ce fût. Il évitait Link, tout comme Link l'évitait. Mais subitement, il décida que Link devait aller en classe. Probablement, songeait Matt, parce que la gestion du Two-Bar devenant de jour en jour plus complexe, il allait bientôt falloir au poste de commande un homme compétent que le colonel espérait trouver plus tard en la personne de son fils.

C'est ainsi que Link partit pour San Juan en carriole, muni d'un petit sac de voyage contenant ses maigres possessions. Son père ne daigna pas même venir lui dire au revoir. On le plaça dans une maison particulière appartenant à une certaine veuve Willoughby qui avait déjà quatre enfants. Il commença ses classes.

Matt s'imaginait sans peine l'humiliation que devait ressentir Link à l'idée de s'asseoir au même banc que des garçons moitié plus jeunes que lui.

Plusieurs semaines s'écoulèrent avant que Lafferty ne fît mander Matt pour lui dire :

— Va en ville, vois comme il s'en tire. Emporte quelque argent pour lui acheter ce dont il peut avoir besoin.

Matt se mit donc en route sous un ciel gris. Il n'avait parcouru que quelques miles lorsqu'une petite pluie fine et tiède commença de tomber.

Des nuages bas voilaient les pics au nord ou ceignaient d'une écharpe blanche quelque mesa isolée venant rompre par endroits la monotonie du paysage.

Il maintint son cheval à un trot régulier le long de la route ravinée par de fréquents passages. Il dépassa trois chariots de bois un peu avant d'atteindre les faubourgs de la ville et s'arrêta un court instant pour bavarder avec les rouliers.

San Juan avait beaucoup changé au cours de ces quelques années et c'était la première fois que Matt y retournait depuis le lynchage de sinistre mémoire. La ville avait pris de l'extension, il s'y était construit des dizaines de maisons d'adobe ainsi qu'un grand hôtel à deux étages face à la plaza, où le gazon avait remplacé la terre battue. Le kiosque à musique avait, lui aussi, fait peau neuve.

Matt arrêta son cheval à la lisière de la plaza et contempla l'emplacement où Lafferty avait autrefois dressé son gibet de fortune. Les vieux souvenirs revivaient, avec leur cortège d'angoisses et d'horreurs. Sentant sa colère renaître, il se détourna brusquement de la scène et de l'affreuse vision qu'elle invoquait.

Il était un peu plus de midi, la pluie avait cessé. Il lui fallut un certain temps pour situer l'école, qui n'existait pas auparavant.

C'était une bâtisse neuve construite en bois qui provenait sans aucun doute des scieries du Two-Bar et sise à l'orée de la ville à quelque 200 yards de la rivière de San Juan. Sur trois côtés elle était entourée de baraques d'adobe entassées et menaçant ruine.

Matt fit halte à la limite du fatras des baraquements et fixa la cour de l'école, où jouaient une centaine de garçons de tous âges, dont beaucoup étaient mexicains.

Il resta là un long moment, à s'efforcer de repérer Link puis concentra son attention sur un petit groupe qui s'était formé à l'autre bout de la cour, près de la berge de la rivière.

Il pressentit que Link devait être du nombre et guida son cheval vers eux mais un mystérieux instinct le poussa à prendre un détour pour aborder le groupe en longeant la rivière.

Dissimulé par les buissons et par la berge elle-même, il pouvait maintenant voir Link, face à un garçon d'à peu près la même taille que lui, au milieu d'un cercle de gosses qui braillaient et gesticulaient.

Les quolibets fusaient. Le chœur des enfants entonna : « Tra-la-la, Link-Laf-fer-ty, son-vieux-est-un-bâtard, et-c'en-est-un-aussi ! »

Link se rua sur son adversaire. Il se battait maladroitement, la plupart de ses coups se perdaient. Les deux enfants tombèrent et continuèrent leur lutte à terre. Pendant quelques instants, ils furent cachés aux yeux de Matt par le cercle de spectateurs.

Le son grêle d'une cloche retentit, Matt aperçut une femme sur la véranda de l'école. À contrecœur, les gosses se rendirent à l'appel.

Le groupe qui entourait les combattants se dispersa et se fondit parmi les autres pour se diriger vers les salles de classe. Mais Link demeurait allongé sur le sol, bourré de coups de poing par son adversaire juché à califourchon sur son corps.

Matt talonna les flancs de sa montre et se dirigea droit sur eux, sachant que Link n'aimerait pas qu'il intervînt de manière active, mais que son adversaire se relèverait en le voyant et s'en irait.

Effectivement, après avoir lancé un regard torve à Matt, le jeune garnement se releva en gratifiant Link d'une ultime beigne bien sentie puis il alla rejoindre sa classe en crânant, non sans s'être retourné pour toiser Matt insolemment.

Matt descendit de cheval tandis que Link se remettait sur pied, en frottant du dos de sa main ses yeux emplis de larmes et de terre.

— Hello, Link ! lança Matt.

Link lui darda un regard courroucé. Il avait les joues sillonnées de traînées grises, la bouche en sang, un œil poché…

Mais son visage portait d'autres marques qui ne dataient pas d'aujourd'hui.

— Cela t'arrive souvent ? s'enquit Matt.

Link leva sur lui un regard morne puis détourna les yeux sans répondre.

— Le colonel m'a envoyé prendre de tes nouvelles.

— Qu'il aille au diable ! ronchonna Link.

Matt sentait sa colère monter.

— Ce n'est pourtant pas sa faute si tu te bagarres ainsi…

— Ah oui ! fit Link, furieux ; qu'est-ce que vous en savez ? Ce gosse est le fils de l'un des hommes pendus sur la plaza.

— Et c'est la première fois que tu te bats avec lui ?

Link le considéra avec un air de compassion et Matt enchaîna :

— C'est toujours toi qui a le dessous ?

Sans regarder Matt, Link grommela :

— Un beau jour, je n'aurai plus le dessous. Je tuerai tous ces fils de p…, croyez-moi !

À le voir ainsi, Matt se représentait le colonel à l'âge de treize ans dans des circonstances similaires.

Link déclara d'un ton maussade :

— Il faut que j'y aille.

— Sûr. Tu as besoin de quelque chose ?

Link secoua la tête.

— Parfait. Alors, va, dit Matt en haussant les épaules.

Link hésita un instant, comme s'il eût espéré quelque chose de Matt, quelque chose qu'il ne pouvait ni définir ni même comprendre. Puis il tourna les talons et se dirigea d'un pas traînant vers les bâtiments de l'école.

Le front soucieux, Matt le regarda partir. Sa propre enfance n'était pas si éloignée dans le passé qu'il ne pût se souvenir de la terreur éprouvée lors de l'attaque comanche au cours de laquelle avaient été massacrés ses parents. Il se revoyait, seul, parmi les ruines calcinées de la petite maison texane, jusqu'à l'arrivée de Lafferty. Il se rappelait avoir été paralysé par la frayeur lorsque les hommes rencontrés au comptoir commercial avaient essayé de voler l'étalon de son protecteur et bien d'autres circonstances où il avait connu la peur.

Aussi n'avait-il aucune peine à imaginer les sentiments de Link, perdu, seul, étranger, parmi ces gosses hostiles. Pas plus qu'à la maison, Link ne rencontrait de compréhension. Rien que les reproches et la haine. Une haine qu'il n'encourait pas pour des actes personnels mais qui rejaillissait sur lui par le fait de son père.

Mais il était bien le fils de son père, que le colonel l'approuvât ou non. Il ne s'enfuyait pas. Il tenait pied, luttant chaque jour contre l'adversité.

Matt s'éloigna, morose, s'interrogeant sur les raisons qui incitaient Link à se battre. Il ne se battait pas pour défendre son père. Il ne se battait pas vraiment pour quelque chose mais contre tout ce monde hostile qu'il avait appris à haïr.

Matt fut soudain frappé par un étrange parallélisme : Lily s'était battue de la même manière que son fils. Par esprit de révolte. Mue par une haine aveugle envers ceux qui la rabaissaient ou lui donnaient le sentiment d'être une inadaptée ; le Two-Bar, Lafferty, la population du pays qui lui avait infligé un grave affront ou l'avait ignorée. Sa lutte avait certes revêtu une forme différente de celle de Link parce qu'elle était une femme mais le souci était le même : celui de blesser, de choquer, par les orgies, par la débauche…

Matt reprit la route du retour. Le ciel s'était éclairci et la terre fumait sous le chaud baiser du soleil.

Comment expliquer Link à Lafferty, songeait Matt, quand il éprouvait lui-même de la difficulté à le comprendre ? Comment montrer au colonel que son fils avait besoin de lui, alors qu'il n'aurait su dire exactement pourquoi ?

Un moment, il se demanda ce qu'il adviendrait de Link une fois grand. S'il persistait à détester le monde entier, ne laissait pas sa haine quelque part en chemin, alors, l'issue était inéluctable : les hommes ne se battaient pas avec leurs poings comme les enfants, ils réglaient leurs comptes avec des fusils.

Il arriva au ranch à la tombée de la nuit. Mais lorsqu'il se retrouva face au regard inquisiteur de Lafferty, confronté à l'inévitable question : « Comment va-t-il ? » Il ne sut que répondre d'un ton qu'il voulait détaché : « Très bien, je crois » et s'en tenir là. La confusion était trop grande en son esprit pour qu'il se sentît apte à fournir des explications.

Mais il se rendait clairement compte que Link devrait un jour ou l'autre prendre parti. Il lui faudrait rallier soit le camp de son père, soit celui de ses ennemis. Le choix lui serait malaisé mais s'il s'obstinait à se battre sur les deux terrains à la fois, il ne parviendrait, en fin de compte, qu'à se détruire lui-même.