CHAPITRE VI

Les Comanches ne revinrent pas. L'un des vachers indiens les pista vers le sud sur une cinquantaine de miles pour s'assurer qu'ils ne préméditaient pas une nouvelle offensive. La vie reprit son cours au Two-Bar, comme par le passé.

Avec, toutefois, une différence essentielle. Matt n'était plus que rarement à la maison. Il semblait l'éviter comme la peste.

Ce qu'il ne savait pas, c'est que Lily ne se proposait plus de l'importuner. Elle avait eu besoin d'un homme la nuit de l'attaque comanche, Matt s'était trouvé à portée, il n'y avait rien eu de plus.

La plupart du temps, il dormait à la belle étoile. Avec le temps, il jugea nécessaire d'édifier des baraques pour jalonner les limites du Two-Bar, qui lui faciliteraient la surveillance du ranch.

Lafferty fut promu colonel mais plus jamais Matt ne reçut de nouvelles de sa main. Il se demandait avec inquiétude ce que Lily lui raconterait à son retour.

Au fur et à mesure que croissait le cheptel, les besoins en hommes augmentaient. Matt se trouva contraint de retourner à la maison pour les diriger plus efficacement.

Lily ne lui prêtant plus attention, son sentiment de culpabilité commença lentement de s'estomper.

Le jeune Link avait maintenant sept ans. C'était un garçon capricieux et morose qui ne ressemblait ni à Lafferty ni à sa femme. Grand pour son âge, il avait des cheveux raides d'un noir de jais, des yeux foncés, un teint jaunâtre à force de rester confiné dans la maison et un visage fluet qui laissait à penser qu'il ne mangeait pas à sa suffisance.

Les hommes se succédaient au ranch…

Matt leur prêtait peu d'attention car il ne s'en sentait pas responsable. Certains, il le savait, cherchaient la bonne fortune, conscients de la possibilité que Lafferty fût tué avant la fin des hostilités. Quant aux autres… Lily allait jusqu'à user de son pouvoir de persuasion sur les simples cow-boys, fussent-ils mexicains ou indiens. Matt ne manquait jamais de les congédier chaque fois qu'il s'en apercevait, mais cela ne suffisait pas à rebuter Lily.

À seize ans, Matt avait pris sur lui de renvoyer quiconque ne lui plaisait pas. Nul n'osa jamais se rebiffer. Ils n'ignoraient pas la présence immuable du pistolet à son côté… ni son adresse à s'en servir. Ils ne paraissaient pas davantage désireux de l'affronter dans un combat à poings nus…

Il y en eut deux… pourtant… Manuel Vargas et Lucas Payne, un Texan. Matt ignorait s'ils entretenaient ou non des relations avec Lily. L'eût-il su qu'il se fût avéré incapable d'empêcher ce qui devait arriver.

C'était l'hiver. Une mince couche de neige recouvrait le domaine du Two-Bar, durcie par le gel de la veille. Matt vérifiait les comptes dans sa chambre, au bout de la galerie.

Il entendit un cri en provenance de la cour et dressa la tête. Il se leva et gagna la porte.

De la lumière brillait dans la maison. Un homme se tenait planté devant la porte d'entrée, un pistolet en main.

Matt ne le reconnut pas immédiatement. C'était Manuel Vargas, qu'il avait embauché trois mois plus tôt. À la façon dont l'homme ne cessait d'épier l'horizon en travaillant, il en avait déduit que la Loi devint être à ses trousses.

En ce moment même, il était fin saoul. Il criait à Lily d'ouvrir, exigeait que Lucas sorte.

Matt l'aborda de biais :

— Range-moi ça et viens chercher ta paye. Quitte le Two-Bar avant l'aube.

Vargas virevolta, le pistolet brandi. Lorsqu'il reconnut Matt il laissa retomber son bras. Il s'enquit d'une voix éméchée :

— Ça ne vous intéresse pas de savoir ce qui se passe là-dedans ?

Matt répliqua d'un ton acerbe :

— Et que s'y passe-t-il donc ?

— Payne est avec elle, voilà tout.

— Qu'est-ce que ça peut bien te foutre ? Elle ne t'appartient pas.

— Elle…

— On t'avait dit de te tenir à l'écart de la maison. J'imagine que tu n'as pas compris. Aussi, laisse-moi te dire une chose. En ce moment, elle s'envoie Lucas Payne. Mais demain, ceinture… parce qu'il partira tout comme toi. (Sa voix se fit tranchante.) À présent, remise ton outil et viens chercher ta paye.

Vargas le considéra un instant l'air morose avant de remettre de mauvaise grâce le pistolet dans son étui. Il se dirigea en traînant les pieds vers la chambre de Matt.

Matt lui régla son compte. Il se campa devant la porte et le regarda franchir la barrière d'un pas lourd.

Environ dix minutes plus tard, la porte d'entrée s'ouvrit, Payne en sortit. Matt attendit qu'il l'eût refermée :

— Payne !

L'homme traversa la cour à sa rencontre. Matt lui tendit sa paye :

— Prends ton cheval et file !

Il était furieux, quelque peu écœuré, mais se réjouissait de l'absence de Lafferty.

Payne empocha sa paye sans la compter :

— Je piétine vos plates-bandes, hein ?

Alors, Matt le frappa, en pleine bouche. Les dents craquèrent sous ses jointures.

Payne recula en chancelant, heurta l'un des piliers de la galerie et s'affala sur le pavé. Il se releva avec peine, crachant du sang et des morceaux de dents. Il s'apprêtait à parler mais se ravisa. Il lança à Matt un regard meurtrier puis tourna les talons et gagna la barrière en titubant.

Matt entra, referma la porte. Il frotta sur sa chemise ses phalanges ensanglantées.

Il mit de côté son livre de comptes, souffla la lampe. Il tisonna le poêle, remit une autre bûche puis se dévêtit et s'allongea sur son lit.

Il resta un moment éveillé, se demandant si la guerre se terminerait jamais, si Lafferty reviendrait un jour au ranch. Puis il s'endormit.

Il dormit d'un profond sommeil mais en fut tiré en sursaut.

Il se dressa sur son séant, s'interrogeant sur les raisons de son brusque réveil puis se leva, s'élança vers la porte, non sans avoir décroché au passage son pistolet et son ceinturon.

En maillot de corps, pieds nus, il traversa la cour en courant sur la neige. Il vit des traces, des traces de bottes, qui se dirigeaient vers la porte principale mais ne vit personne sortir. Il dégaina son pistolet, l'arma du pouce.

Il atteignit la porte au moment précis où Vargas en sortait à reculons. Il lui asséna sur le crâne un furieux coup du canon de son arme puis pénétra dans la pièce.

Il pouvait entendre le jeune Link sangloter. Mais Lily restait muette.

Le grand salon était plongé dans l'obscurité la plus complète. Il s'avança vers la table, alluma la lampe et regarda à la ronde.

Lily gisait au pied des marches. À mi-hauteur de l'escalier, Link la fixait, les yeux emplis d'horreur. Elle était vêtue d'une chemise de nuit, une chemise maculée de sang…

Matt prit la lampe et se dirigea vers elle. Elle respirait encore mais son souffle n'était guère plus qu'un râle.

Elle regarda Matt, tenta de parler mais s'étrangla et se mit à tousser. La toux cessa soudain et son corps devint flasque. Sa tête se renversa en arrière…

Matt se tourna vers Link. Il se redressa, enjamba le corps de Lily et se mit à grimper les marches.

Link pirouetta et s'enfuit. Matt entendit une porte claquer sur le palier. Il hésita un moment sur les marches. Il n'y avait rien qu'il pût faire pour Link. Lily était morte, il n'y changerait rien.

Il se demandait si Link avait assisté au meurtre de sa mère. Non que cela importât vraiment. Vargas était coupable. Vargas serait pendu.

Lorsqu'il redescendit, d'autres avaient accouru : Elena, la cuisinière, Maria Chavez, la gouvernante et deux vachers tirés de leur lit par la détonation. D'un signe de tête Matt désigna Vargas étalé sur le seuil :

— Ficelez-le. Demain, nous le conduirons à San Juan.

On avait étendu une couverture sur le corps de Lily. Matt regarda Maria, l'air désarmé.

— Habillez-la, Maria, voulez-vous ? Nous l'emmènerons avec Vargas à San-Juan.

Il ne voulait pas qu'on enterrât Lily sur le domaine du Two-Bar. Il ne voulait pas voir sa tombe à proximité de la maison, ne voulait pas que Lafferty la voie, à supposer qu'il revînt un jour…

Maria obtempéra. Matt, soudain conscient d'être en linge de corps, se précipita vers la porte et regagna sa chambre. Il s'habilla, fixant longuement le mur d'un air absent… Lorsqu'Elena lui apporta son petit déjeuner il but le café mais sans rien manger. Il respira d'aise quand le jour se leva.

Il sortit, fit atteler deux chariots. Il désigna deux hommes pour conduire le chariot mortuaire et prit lui-même les rênes de l'attelage qui emmenait Vargas, bridé comme un poulet prêt à mettre au four. Ce dernier avait repris conscience mais il ne souffla mot durant le parcours. Il savait ce qui l'attendait et semblait s'y être résigné.

Le shérif du comté de San Juan était un homme au visage basané qui répondait au nom de Jaramillo. Il coupa les liens de Vargas et le poussa dans une cellule. Il écouta Matt, impassible, lui relater les faits mais son expression dénotait clairement qu'il estimait inévitable ce qui était arrivé.

Personne n'assista à l'enterrement de Lily, hormis Matt et les hommes qui avaient transporté le corps. À l'issue d'un bref service funèbre, Matt accompagna le corbillard au cimetière de San Juan et assista à l'inhumation.

Lily n'était plus. Plus de risque désormais qu'elle débitât des sornettes à Lafferty à propos de ce qui s'était passé la nuit de l'attaque comanche.

En retournant au Two-Bar, Matt était en proie à un conflit de sentiments contradictoires. Il se réjouissait qu'elle fût morte, parce qu'elle était mauvaise et ne se fût pas amendée. Jack Lane avait péri par sa faute. Par sa faute, Vargas mourrait bientôt. C'est à cause d'elle que Lafferty était parti, à cause d'elle qu'il risquait sa vie.

Et cependant, tout jeune qu'il fût, Matt comprenait aussi les tourments qui avaient assailli Lily. Il savait combien l'avait marquée les premières années de son existence. Il se rendait compte que Lily s'était avérée incapable de se tirer d'affaire par elle-même ou de modifier sa conduite.

Un mois s'écoula avant que le juge en tournée n'arrivât de Santa Fe à San Juan. Matt assista seul au procès. Il témoigna en termes concis et identifia le pistolet de Vargas.

Dix minutes suffirent au jury pour rendre son verdict. Vargas était condamné à la pendaison. La date de l'exécution fut fixée au 9 avril.

Matt revint au Two-Bar, jours et semaines s'enfuirent.

Les nouvelles de la guerre étaient porteuses d'espoir. Il apparaissait clairement, à la lecture des entrefilets réticents du journal de San Juan, que le Sud ne tarderait pas à s'effondrer.

Bien qu'il ne ressentît pas de haine particulière à l'endroit de Vargas, Matt savait que Lafferty eût attendu de lui qu'il assistât à la pendaison. Aussi, le soir du 8 avril, se rendit-il seul à San Juan.

Il arriva tard dans la nuit, prit une chambre à l'hôtel. Ensuite il baguenauda dans la rue et alla contempler la potence.

Il n'éprouvait aucun remords à l'idée d'assister à l'exécution. Il avait déjà vu la mort. Jack Lane d'abord, puis Lily.

Le lendemain, il en alla un peu différemment. À la lumière blafarde de l'aube, il vit conduire Vargas de la prison au gibet.

Il lut l'effroi dans ses yeux avant que le bandeau ne les recouvrît.

Les habitants de San Juan ne furent guère plus d'une douzaine à se déplacer pour assister à l'exécution dans l'air froid du petit matin.

Un prêtre de la mission de San Juan gravit les marches pour adresser quelques paroles au condamné. Puis il pria et se signa avant de redescendre.

Matt se sentait atrocement tendu. Il ne voulait pas regarder mais ne parvenait pas à détacher ses yeux du supplicié.

Il l'ignorait alors mais il apprit plus tard qu'au moment même où Vargas rendait l'âme, la Confédération mourait également. Ce matin-là, au palais de Justice d'Appomattox, Lee signait sa capitulation. Une semaine plus tard, le colonel Lafferty reprenait la route de son ranch.