CHAPITRE XV

Une semaine entière s'écoula avant que Matt ne fût en mesure de se lever. Pendant la semaine qui suivit, il se promena en clopinant aux alentours de la maison, s'aidant d'une canne pour ménager ses côtes cassées. Lafferty le questionna à diverses reprises mais il s'obstina à refuser de lui révéler les noms de ses agresseurs. De toute façon, Matt était presque résolu à quitter le Two-Bar. Il avait l'intention, sitôt rétabli, de se rendre à San Juan, d'aller chercher Laura et de l'emmener loin, bien loin, en un endroit où personne n'aurait jamais entendu parler ni du colonel Lafferty ni du ranch Two-Bar.

Enfin, au bout de deux semaines qui lui parurent interminables, il sella un cheval, l'enfourcha et prit le chemin de San Juan. Parti vers le milieu de l'après-midi, il avait prévu d'arriver en ville à la tombée de la nuit.

Son visage portait encore la marque des coups qu'il avait reçus. Il évitait les mouvements trop brusques car ses côtes lui faisaient toujours mal. Il se retourna une seule fois pour regarder les bâtiments du ranch se demandant s'il les reverrait jamais.

Il se sentait un peu honteux de quitter ainsi Lafferty, mais il se contenta de serrer les mâchoires et de poursuivre sa route vers la ville. Lafferty n'avait pas besoin de lui, il avait le Two-Bar, il avait Link, l'argent et le pouvoir…

Mais il ne parvenait pas tout à fait à se convaincre lui-même. Il savait fort bien qu'il manquerait à Lafferty car il était le seul être au monde qui se souciât de le comprendre.

Il soutint une allure régulière, sentant croître son excitation à la perspective de revoir Laura. Quelques heures encore et il serait près d'elle. Le soir même, ils seraient mariés. Ils partiraient et oublieraient tout : le Two-Bar, San Juan, Peabody, le sinistre lynchage qui remontait à tant d'années…

Le soleil disparut derrière l'horizon, l'ombre crépusculaire rampa sur le pays. Matt fit son entrée dans San Juan.

Il parcourut les rues étroites jusqu'à la demeure du docteur Chavez. S'avançant dans la cour minuscule, il descendit de cheval et frappa à la lourde porte.

Le docteur Chavez vint lui ouvrir en personne.

— Je cherche Laura, dit Matt. Est-elle ici ?

Chavez secoua la tête. Il fixa sur Matt un regard étrange puis s'effaça pour le laisser entrer. Il le scruta un bon moment d'un air critique :

— Ce fut une belle raclée.

Matt grimaça un sourire :

— Comme vous dites ! (Son sourire s'évanouit.) Mais vous ne m'avez toujours rien dit sur Laura. Où est-elle ? Le savez-vous ?

— Pas exactement. Elle n'est pas à San Juan. Son père l'a envoyée dans l'Est, voilà près de deux semaines.

Matt se sentait tout à coup l'esprit vide. Elle était partie sans le revoir, sans le prévenir, sans même savoir s'il était en vie.

Il se surprit soudain à penser à Lily et s'en demanda la raison. Les deux femmes n'avaient pourtant rien de commun.

Il leva sur Chavez des yeux mornes.

— N'est-elle pas même venue vous dire adieu ?

Chavez secoua la tête.

— Qu'y avait-il au juste entre vous deux ?

— Je fréquentais Laura. Et comme son père n'eût jamais consenti à ce que j'aille la voir chez elle, nous nous rencontrions au bord de la rivière. Vous connaissez la suite… (Il se dirigea vers la porte.) J'espérais la trouver, l'épouser ce soir même et l'emmener bien loin d'ici…

— Peut-être pourrais-je tenter de découvrir…

— Aucune importance. Elle sait où je suis et peut m'écrire si elle désire me faire connaître sa retraite.

Il sortit, referma la porte et resta un moment, l'air absent, à fixer les ténèbres. Puis il se mit en selle et prit le chemin du retour.

Il savait ce qui s'était passé. Laura s'était vue forcée de faire un choix, elle l'avait fait et voilà tout.

La colère s'emparait de son esprit. Un homme était stupide de vouloir se fier à une femme. Lafferty en fournissait la preuve.

Cruellement, il donna de l'éperon. Son cheval s'enleva et se lança en un galop impétueux. Le masque farouche, les yeux flamboyants, Matt le poussa ainsi jusqu'à ce que l'animal trébuchât et manquât de tomber. Alors, le bon sens reprenant lentement le dessus, il fit arrêter sa monture.

Il enleva la selle du dos de l'animal tremblant, le bouchonna avec sa couverture.

Lorsque le cheval eut repris son souffle, il se remit en selle et poursuivit sa route, mais au pas, cette fois. Sa colère s'était apaisée, il pouvait maintenant penser à Laura sans rancune. Après tout, elle n'était qu'une femme. À quoi bon lui en vouloir…

Mais la blessure restait. Et elle resta longtemps après.

*
*  *

Matt avait de tout temps jugé inévitable qu'on essayât un jour d'attenter à la vie de Lafferty car jamais ses ennemis n'accepteraient de rester sur une humiliante défaite.

Ce fut au début de l'été qu'eut lieu la première tentative. Matt venait de conduire un troupeau sur les pâturages de montagne à la frange nord du domaine du Two-Bar et rentrait, accompagné par une demi-douzaine de vaqueros lorsqu'un homme accourut vers eux au galop et s'écria, surexcité :

— Matt ! Le colonel a essuyé un coup de feu !

Matt se tourna vers le vaquero le plus proche.

— Donne-lui ton cheval.

Monté sur un cheval frais, le messager put soutenir le train d'enfer mené par Matt et les cinq autres pour regagner la maison. Matt hurla :

— C'est grave ?

— Il a été touché à la jambe. La même balle a tué son cheval. Il a perdu beaucoup de sang avant qu'on ne le retrouve.

Matt respira profondément. Il pensa défaillir de soulagement. Au moins, Lafferty était vivant et bien qu'une blessure à la jambe pût être fort sérieuse, singulièrement en cas d'hémorragie, il connaissait la résistance de Lafferty.

Une heure s'écoula, puis une autre. Matt alternait maintenant le trot et le galop. Il était près de 10 heures lorsqu'ils arrivèrent. Matt sauta à terre à l'entrée de la cour et donna aux hommes de brèves instructions.

— Sellez des chevaux frais et allez repérer les lieux. Trouvez-moi Julio. Nous prendrons la piste demain, dès le lever du jour.

Il traversa la cour, rempli d'appréhension. Des lampes brûlaient à l'intérieur de la maison. La porte étant grande ouverte, il entra.

Lafferty, le visage très pâle, était allongé sur un canapé de cuir dans le salon. Sa jambe gauche, terriblement enflée, faisait saillie sous la couverture.

Maria Chavez et Elena se tenaient à son chevet.

— Est-ce que la balle a atteint l'os ? s'enquit Matt anxieusement.

— Non señor, dit Maria. Mais il a perdu beaucoup de sang.

— Qui a fait le pansement ?

— C'est moi, señor, et j'ai versé du whisky sur la plaie pour la désinfecter. Mon mari est parti chercher le docteur de San Juan.

Matt tira une chaise près du canapé et s'assit. Lafferty ouvrit les yeux, ébaucha un sourire.

— L'avez-vous vu, Colonel ? L'avez-vous reconnu ?

Lafferty secoua la tête.

— J'ai entendu le galop d'un cheval mais je n'ai vu ni l'homme ni la bête.

Il ferma les yeux et se mit à haleter, Matt se leva, en proie à la plus vive inquiétude. Il entendit un charivari dans la cour et sortit. Un boghei venait d'arriver, escorté par le mari de Maria. Le docteur Chavez en descendit.

— Hello, Matt, où est le colonel ?

— Ici même.

Matt lui montra le chemin. Le docteur s'approcha du sofa et s'assit sur la chaise que Matt venait de quitter. Il saisit le poignet du colonel et se renfrogna légèrement puis retira la couverture et, prenant des ciseaux dans sa trousse, entreprit de couper les pansements. Matt se mit nerveusement à arpenter la pièce.

Le docteur marmonna quelques mots inintelligibles et Matt lui demanda :

— Qu'en est-il exactement ?

— La balle a manqué l'os. L'artère aussi, fort heureusement, sinon il serait mort à l'heure qu'il est. Il boitera quelque temps mais s'en tirera très bien.

Matt se sentait renaître.

— Dans ce cas, je m'en vais.

Lorsqu'il fut près de la porte, Chavez lui jeta :

— Matt, quand vous rattraperez le coupable… donnez une chance à la Loi !

Matt opina sans conviction. Il sortit et se dirigea vers les hommes rassemblés près de la barrière. Julio et quelques autres étaient accourus à la nouvelle.

— Où l'a-t-on trouvé ? demanda Matt.

— Vous savez, ce gros peuplier mort, à peu près à mi-parcours sur la route de San Juan ?

Matt acquiesça, sauta en selle et tira sur les rênes. Les autres suivirent et ils allèrent au pas, par souci de ménager leurs montures qui devraient être en forme lorsque viendrait l'aube.

À trois heures du matin, ils atteignirent l'endroit où s'était abattu le peuplier mort. Matt descendit de cheval et s'allongea sur le sol, imité par ses hommes.

Il ferma les yeux. Point n'était besoin de pister l'assassin pour savoir qui il était. La piste les conduirait infailliblement à San Juan, tout droit vers la maison de Peabody.

Il dormit quelques heures. Lorsqu'il se réveilla, la première lueur grise soulignait l'horizon à l'ouest. Julio scrutait déjà le terrain alentour. Les autres, également réveillés, attendaient en silence dans l'air frais du petit matin.

Matt entendit enfin Julio pousser un cri. Il monta en selle et alla le rejoindre. Julio lui tendit une douille de cartouche en laiton.

La piste suivait le lit à sec d'une rivière pendant un quart de mile. Puis elle menait droit vers la ville. Le soleil teinta les nuages d'une belle couleur rose puis commença sa lente ascension dans le ciel.

En comptant Julio, Matt disposait de six hommes, des gaillards à l'air résolu. Il se rappela soudain les paroles du docteur Chavez : « Laissez une chance à la Loi »…

Mais il doutait que cette affaire pût être réglée légalement. Dès qu'ils entreraient dans la ville, la piste serait brouillée par l'intense circulation. Bien que connaissant de façon certaine le coupable, jamais il ne serait en mesure d'apporter au shérif une preuve satisfaisante à ses yeux. Ford Peabody n'était pas le seul, loin de là, à exécrer le colonel Lafferty.

Ils atteignirent enfin les faubourgs de la ville. Julio descendit de cheval et se mit en quête par les rues tel un chien de chasse flairant le gibier mais il finit par s'arrêter sur la plaza. Il se retourna vers Matt avec un haussement d'épaules résigné…

— Essaie les rues qui partent de la plaza, conseilla Matt.

Julio opina et s'éloigna en trottinant mais toutes ses recherches restèrent vaines et Matt se vit contraint de renoncer.

Le sourcil froncé, il conduisit ses hommes vers la demeure de Peabody. Il indiqua l'écurie à Julio et lui demanda d'inspecter les sabots des deux chevaux qui y étaient logés. Naturellement, les empreintes ne correspondaient pas.

Dépité et furieux Matt fixa la maison. Bien qu'il sût à coup sûr que Peabody fût le coupable il était incapable d'en apporter la preuve à Spahn.

Peabody sortit sur le pas de sa porte. Le fait qu'il n'avait pas d'arme amena sur le visage de Matt une moue désabusée : cela confirmait amplement ses soupçons.

Peabody lui décocha un regard furibond.

— Que diable fabriquez-vous ici ? Sortez immédiatement ou j'appelle le shérif.

— Qu'avez-vous fait du cheval ? demanda Matt, imperturbable.

— Quel cheval ? De quoi voulez-vous parler ? répliqua Peabody d'un ton soudain si doucereux qu'on ne pouvait s'empêcher de penser qu'il avait quelque chose à cacher.

— Le cheval que vous montiez quand vous avez tiré sur Lafferty.

Matt fixait Peabody, le haïssant comme il n'avait jamais haï, sentant presque les poings de l'homme lui marteler le visage, ses bottes s'enfoncer dans ses côtes…

— Je ne sais fichtre pas de quoi vous voulez parler. Mais je suis heureux d'apprendre que Lafferty s'est fait descendre. J'espère qu'il est bien mort.

— Je suis navré de vous décevoir mais il n'est pas mort.

En disant cela, Matt lut l'amer désappointement qui se peignait sur les traits de Peabody.

Et soudain, il fut incapable de se maîtriser plus longtemps à l'idée qu'il ne pouvait toucher à un cheveu de cet homme, faute de preuve qui justifiât l'intervention de la Loi.

Il se retourna vers Julio.

— Julio, va te mettre derrière lui. Un bon croche-pied l'arrêtera dans sa course…

Avec un grand sourire, Julio bondit et se posta derrière Peabody. Les autres formèrent le cercle autour de lui. Peabody, affolé, promenait son regard en tous sens, cherchant par où s'enfuir. Matt déclara posément :

— Vous avez tendu une embuscade à Lafferty. Vous m'avez flanqué une foutue raclée pendant que vos amis me tenaient les bras. Je vais, moi, vous laisser une chance mais le résultat sera identique. Estimez-vous heureux, si à l'issue de notre petite explication, vous pouvez regagner votre tanière en rampant.

Peabody était un homme solidement charpenté, aussi grand que Matt mais plus lourd. Ayant compris que les autres n'interviendraient pas, il arborait maintenant un petit sourire satisfait. Il ramassa ses forces et attendit…

Matt s'adressa à Julio :

— S'il me bat, Julio, laisse-le s'en aller, compris ?

Le sourire de Julio s'épanouit :

— Si señor. Mais il ne vous battra pas.

Matt s'avança prudemment. Il ne voulait pas se contenter d'une simple victoire, il voulait rendre à Peabody la monnaie de sa pièce, il voulait le battre comme plâtre, le laisser inconscient sur le seuil de sa propre maison…