CHAPITRE XVI

Entre les deux adversaires, le terrain dégagé était envahi par les mauvaises herbes. Derrière Peabody, près de la maison, se dressait une pile de bois près de laquelle se trouvait un billot. Matt avait l'écurie dans son dos.

D'une distance de 10 pieds Peabody chargea, tête baissée, tel un taureau forcené.

Matt fit un saut de côté pour éviter le terrible bélier mais les bras de l'homme, déployés, le repoussèrent en arrière.

Il chancela, perdit l'équilibre mais son coude atteignit Peabody à la tempe. Libéré de l'étreinte il pirouetta pour lui faire face.

Matt balança son poing en l'appuyant de tout son poids. Le direct fulgurant atterrit sur le nez de Peabody et le sang se mit à jaillir des deux narines à la fois.

Déchaîné, Matt profita de cet avantage. Peabody céda du terrain et recula jusqu'à ce qu'il s'adossât au mur de l'écurie. Matt, ivre de fureur, mit toute sa force dans un nouveau direct.

Peabody plongea de côté et le poing de Matt alla claquer contre le mur de l'écurie. Une atroce douleur se propagea jusqu'à son épaule et les spectateurs, le souffle coupé, poussèrent un « ah ! » de sympathie à l'unisson.

Matt sentit son cœur chavirer. Il resta un moment, étourdi, secouant sa tête comme un gros ours blessé. Peabody saisit l'occasion pour écraser son poing contre les dents de Matt.

Matt recula, sans cesser de secouer la tête, il avait l'impression que son bras s'était détaché de son corps. Parant quelques-uns des coups de Peabody, accusant le choc des autres, il continua de reculer jusqu'à la pile de bois près de laquelle il s'étala, désarmé, sur le dos.

Peabody plongea aussitôt mais Matt trouva la force de rouler sur le flanc. À quatre pattes, il s'éloigna du tas de bois et tant bien que mal se remit sur ses pieds.

On entendait le souffle rauque des deux hommes. Peabody s'était relevé et brandissait une énorme bûche.

Matt se faufila en dessous et d'un furieux coup de poing cueillit la tempe de Peabody qui, emporté par son élan, alla s'étaler à son tour contre le tas de bois.

Se rapprochant, Matt décocha un féroce coup de pied sur le crâne de son adversaire. Peabody s'affala une seconde fois à la renverse mais lorsqu'il se remit debout en chancelant, il tenait à la main une hache à double tranchant.

Prudemment, Matt battit en retraite. Un large sourire sur ses lèvres tuméfiées, Peabody s'avança, la hache tenue de la main droite près de la tête, la main gauche levée à mi-hauteur du manche.

L'un des hommes de Matt aboya :

— Lâche-ça, fils de garce !

Mais Matt lui répondit en haletant « laissez faire » et continua de reculer en se demandant comment il allait bien pouvoir échapper à cette arme mortelle.

Il devina, plutôt qu'il ne le vit, le mur de l'écurie dans son dos. Il tourna hâtivement la tête : la porte se trouvait directement derrière lui. Il devait y avoir une fourche à l'intérieur…

Soudain, il s'élança et franchit la porte en courant. Peabody se lança en hurlant à sa suite.

Il y avait effectivement une fourche, à l'autre bout de l'écurie, à demi enfouie dans une meule de foin. Les deux chevaux dressèrent la tête et renâclèrent.

Matt plongea vers la meule de foin après avoir jeté par-dessus son épaule un bref regard à Peabody. Peabody avait levé sa hache et s'apprêtait à la lancer…

Matt chercha désespérément à échapper à une mort atroce. La hache quitta la main de Peabody, vola vers lui en tournoyant…

L'une de ses jambes fléchit sous lui, il s'affala sur le plancher, la hache passa au-dessus de sa tête en sifflant…

Peabody, sur sa lancée, buta contre son corps et, tête la première, s'écroula dans le foin. Frénétiquement, Matt se raccrocha à son adversaire dont les mains tâtonnaient maintenant à la recherche de la fourche.

Saisissant Peabody par le pied il tira de toutes ses forces. De son pied libre, Peabody lui décocha une terrible ruade qui lui aplatit le nez et lui fit monter les larmes aux yeux.

Matt était maintenant au paroxysme de la colère. Il relâcha le pied de Peabody, se hissa sur le corps de l'homme et ses mains se refermèrent sur le manche de la fourche.

Il la tira à lui, les mains près du trident, la piqua furieusement dans la cuisse de son adversaire.

Peabody se dégagea en hurlant et s'écarta en roulant sur le flanc.

S'appuyant sur la fourche, Matt parvint à se relever. Les jambes écartées, haletant, il fixa Peabody qui, terrorisé, rampait vers la sortie.

Un voile rouge descendit devant les yeux de Matt. Peabody avait tenté de le tuer avec la hache, il l'aurait tué avec la fourche s'il avait pu s'en emparer le premier. Il l'avait laissé pour mort, le visage immergé, la nuit où il était assis avec Laura, sur la berge de la rivière…

Maintenant, Matt avait l'avantage. Il pouvait tuer Peabody, il le désirait ardemment. Peabody était un tueur en puissance même s'il n'était pas encore un meurtrier aux yeux de la Loi… Il avait tenté de tuer Matt. Il avait tenté de tuer Lafferty.

Mais soudain lui venait un autre souvenir : Peabody était le père de Laura, bien que cela parût impensable…

L'homme s'était relevé, la cuisse ensanglantée, en s'adossant contre le mur de l'écurie. Matt lança un regard vers la porte où ses hommes s'étaient rassemblés pour ne pas manquer le spectacle. Ils s'écartèrent pour le laisser passer.

Ivre de rage, Matt projeta la fourche contre le mur de bois de la maison de Peabody, où elle se planta et vibra. Puis il se dirigea en titubant vers son cheval, saisit les rênes et péniblement se glissa en selle.

Sur le seuil de l'écurie, Peabody, le visage en sang, les regarda partir.

Matt ne se retourna pas. Il se sentait frustré. Il avait voulu laisser Peabody inconscient mais ne s'était pas résolu à parachever la besogne, il avait eu la soif du meurtre et cela l'effrayait…

*
*  *

Lafferty se rétablit rapidement. Un mois après l'attentat, il avait repris le cours normal de ses activités. Il fallut presque autant de temps pour que la main de Matt fût guérie complètement. Mais dès le jour où Lafferty se risqua hors de la maison en s'appuyant sur ses béquilles, Matt ne le lâcha plus d'une semelle, car il avait la certitude que les ennemis de Lafferty n'auraient de cesse qu'il fût mort.

Les semaines passèrent. Par une fraîche journée d'octobre où le vent des cimes balayait la plaine, Peabody opéra sa deuxième tentative.

Deux vachers récemment embauchés pour le ranch vinrent annoncer à Lafferty qu'ils avaient découvert la piste de voleurs. Le vol portait, prétendaient-ils, sur une cinquantaine de têtes emmenées par deux hommes. Matt et Lafferty se mirent aussitôt en selle et suivirent les deux vaqueros.

À mesure qu'ils se rapprochaient de l'endroit où était censée débuter la piste, les deux hommes qui montraient la voie témoignaient d'un malaise croissant. Peut-être était-ce la peur de la rencontre à venir, songeait Matt. Mais peut-être était-ce aussi quelque chose d'autre. Se laissant distancer, il se mit à les observer avec une extrême attention.

Le coup de feu survint à l'improviste, tiré du bord d'une rivière tarie, à une centaine de yards sur la droite.

Lafferty éperonna aussitôt sa monture qu'il lança, à bride abattue, en direction de la rivière.

Matt l'imita, fusil au poing. Les deux larrons qui les avaient attirés dans ce piège fuyaient déjà dans la direction opposée.

Peabody courut vers son cheval, une carabine entre les mains. Témérairement, Matt fonça sur lui, le poitrail de son cheval heurta violemment Peabody qui, projeté en avant, dut lâcher son fusil avant de rouler sous les sabots de l'animal lancé au grand galop.

À demi assommé, Peabody dégaina mais Lafferty qui venait de sauter à terre envoya voler l'arme d'un coup de pied.

Lafferty avait armé son revolver et le tenait braqué sur l'homme étalé sur le sol. Matt ouvrit la bouche pour crier mais se ravisa en pensant que jamais mort d'homme n'aurait su être plus justifiée.

Mais Lafferty ne tira pas. Il rengaina son pistolet, leva les yeux sur Matt.

— Tu m'as dit de laisser faire la Loi. Parfait, voyons ce qu'elle en pensera.

Peabody se releva, tremblant, meurtri, livide. Il se dirigea en boitant vers son cheval comme s'il craignait que Lafferty ne changeât subitement d'avis. Il se glissa en selle et regarda Matt.

— Allons-y, en route pour la ville, intima ce dernier.

Ils arrivèrent tard dans la nuit. Matt cogna à coups redoublés sur la porte de la prison. Quelques minutes plus tard, une lumière tremblota à l'intérieur et la porte s'ouvrit.

Après avoir pris note de leurs déclarations, Spahn boucla Peabody.

Le procès eut lieu trois semaines plus tard. Matt et Lafferty y assistèrent. Les débats furent brefs. Spahn s'était rendu sur les lieux le lendemain de l'attentat manqué. Son témoignage corrobora celui de Matt et de Lafferty. Le jury se retira pour délibérer et revint porteur du verdict « coupable ». Peabody se vit condamner à six mois de prison.

Pour une fois que le colonel avait fait appel à la Loi, celle-ci ne l'avait pas déçu…