CHAPITRE XIX

L'orage avait cessé, les nuages s'étaient éloignés, la terre fumait sous les rayons brûlants du soleil de l'après-midi. Matt sortit sur le quai et contempla les voies d'un air songeur.

Lafferty vint le rejoindre sur le quai et se mit à faire les cent pas. Matt repensa une fois encore à ce tableau représentant Napoléon qu'il avait vu un jour. Il ne manquait au colonel que la capote et le tricorne…

Matt n'avait cessé d'appréhender cette ultime épreuve de force tout en sachant qu'elle était inévitable. Naturellement, il était toujours temps de partir. Il pouvait renier tous les bienfaits du colonel et se sauver juste au moment où Lafferty avait plus besoin de lui que jamais. Dans ce cas, Laura le ramènerait, il serait là pour voir naître son fils, là pour le voir grandir…

Il ressentit un soudain pincement au cœur en regardant Lafferty. La vie créait des obligations auxquelles un honnête homme ne pouvait se dérober. Il était lié à Lafferty par une dette de reconnaissance. Le désavouer maintenant équivalait à se désavouer lui-même, à abdiquer honneur et loyauté, en un mot à cesser d'être un homme pour devenir l'incarnation de la honte, un simulacre aux yeux du monde.

Il regagna la salle d'attente, leva les yeux sur la pendule. Plus que vingt minutes. Dans vingt minutes, le train arriverait en soufflant des jets de vapeur et les mercenaires de Saxon en descendraient. Il serait alors trop tard pour tout, pour tout sauf la mort.

Lafferty était rentré trois jours après que Matt lui eût télégraphié. Il avait affrété un convoi spécial, composé d'une locomotive, d'un tender et d'un unique wagon. Et comme il avait annoncé son arrivée par télégramme, Matt était venu l'attendre à la gare.

Sitôt descendu sur le quai, il se dirigea droit vers Matt.

— Est-ce bien vrai, Matt ? A-t-il vraiment tué Peabody ?

— Spahn a une douzaine de témoins oculaires.

— Et les choses se sont bien passées comme tu l'as dit, il lui a vidé son pistolet dans le corps avant de lui réduire le crâne en bouillie ?

Matt acquiesça sans dire un mot.

Lafferty se retourna et hurla à l'intention du mécanicien :

— Faites demi-tour et gardez la machine sous pression. Je vais à Santa Fe.

Le train manœuvra en soufflant.

— Qu'allez-vous faire ? demanda Matt.

Lafferty parut soudain privé de tout ressort. Il fixa Matt avec un morne désespoir.

— Je ne sais pas, Matt. Je ne le sais absolument pas.

— Si vous envisagez de le faire évader, mieux vaut y renoncer. Spahn a tout prévu. Il a fait venir des soldats de Fort Union. Ils gardent la prison vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Lafferty leva les yeux.

— Je ne songeais pas à l'évasion.

D'un pas raide, il se dirigea vers la prison, Matt sur ses talons. Spahn les délesta de leurs pistolets avant de leur permettre d'entrer.

Link était toujours assis sur le même banc, dans la même cellule. Il leva sur son père son éternel regard maussade.

— Tu es venu me voir pendre ?

— Tu ne seras pas pendu.

— Avec ça ! Toi même n'y pourras rien changer.

— Je trouverai un moyen. Tiens-toi tranquille et ne t'inquiète pas.

Link le regarda longuement sans ciller. Matt avait l'impression que Link était moins inquiet que soulagé. Enfin sa destinée lui était arrachée des mains.

Lafferty secoua la tête, étonné.

— Link, tout cela ne te tracasse-t-il donc pas ?

Le regard de Link flamboya sous l'effet d'une subite colère :

— Non, je ne me tracasse pas. Je m'en moque éperdument. À présent, va-t-en et fiche-moi la paix.

Lorsqu'ils eurent quitté la prison, Lafferty se dirigea d'un pas décidé vers la gare et prit le train pour Santa Fe. Il revint deux jours plus tard, une demi-heure avant l'ouverture du procès. Assis aux côtés de Matt dans la salle d'audience houleuse, il se pencha pour lui confier :

— J'ai parlé au gouverneur. Je pense pouvoir obtenir une commutation de peine après le jugement.

Le juge rappela l'auditoire à l'ordre. Link, menottes aux poignets, était assis à son banc avec son avocat, Leonard Lewis. Des soldats gardaient la porte ainsi que les accès du hall. Tous les assistants avaient été désarmés.

Le procureur déposa sans passion. Il cita les témoins à la barre. Chacun fournit dans les grandes lignes un témoignage sensiblement identique. Link avait vidé son chargeur dans le corps de Peabody avant de lui réduire le crâne en bouillie à l'aide du canon de son pistolet. On avait dû l'emmener de force.

Matt dévisagea les jurés, un à un. Leur visage était dur et ne reflétait aucune indulgence.

L'avocat de la défense déposa à son tour. Matt essayait de se convaincre que les arguments de Lewis étaient assez solides pour que Link pût espérer sauver sa tête. Lewis fit ressortir la manière sauvage et impitoyable dont Peabody et ses hommes avaient battu Link, sans motif. Il exposa l'implacable haine vouée par Peabody à tous ceux du Two-Bar. Il souligna le fait que Link avait été l'innocente victime de cette haine.

Les deux parties tirèrent leurs conclusions et le juge donna ses instructions au jury qui se retira pour délibérer.

Les délibérations durèrent dix minutes. Les jurés revinrent, un à un, et le juge demanda :

— Messieurs, rapportez-vous un verdict ?

— Oui, Votre Honneur !

— Quelle est votre sentence ?

— Nous avons reconnu l'accusé coupable des charges dont on l'inculpait.

Matt sentit Lafferty se raidir à côté de lui. Il lui coula un regard oblique. Ses yeux étincelaient, sa bouche était serrée, les lèvres presque bleues.

Le juge poursuivit :

— Que l'accusé se lève et se tourne face au jury.

Lewis poussa Link du coude. Ce dernier semblait hébété.

— Vous avez été reconnu coupable d'homicide avec préméditation. Avez-vous quelque chose à déclarer avant que je prononce la sentence ?

Link, maussade, secoua la tête.

Le juge lança un regard à Lafferty puis se tourna de nouveau vers Link :

— Je vous condamne à être pendu jusqu'à ce que mort s'ensuive. L'exécution de la sentence aura lieu le 16 juin, à l'aube.

À trois reprises, il abaissa son marteau :

— La séance est levée.

Le silence qui pesait sur la salle se rompit subitement. Il y eut une explosion de voix. L'une d'elles domina le tumulte :

— Ça lui apprendra à ce salopard ! Par Dieu, voilà qui remet Lafferty en place !

Une demi-douzaine d'hommes s'esclaffèrent.

Lafferty tremblait de rage, Matt lui toucha le bras :

— Venez, Colonel, sortons d'ici.

Il se poussa à travers la foule et pour une fois, le colonel s'estima heureux de lui emboîter le pas. À deux reprises, Matt écarta sans ménagements un homme qui lui barrait le passage. Les rires s'éteignirent dans l'assistance bien avant qu'ils eussent atteint la porte, les clameurs devinrent menaçantes. Les deux soldats de faction à la porte entreprirent d'en dégager l'accès.

Lafferty et Matt franchirent rapidement le hall et gagnèrent la sortie.

Lafferty paraissait avoir vieilli de vingt ans. Il ressemblait soudain à un fragile vieillard.

— Colonel ! s'écria Matt. Ressaisissez-vous ! Nous n'avons pas encore dit notre dernier mot.

— C'est par ma faute qu'il en est là. Ce n'est pas lui qu'ils ont jugé, mais moi. Et c'est moi qu'ils ont condamné. Mais c'est lui qu'ils pendront.

— Peut-être pas. Vous avez dit qu'il se pouvait que le gouverneur commuât la peine.

Une lueur d'espoir éclaira le regard de Lafferty.

— Oui, j'ai bien dit ça, n'est-ce pas ?

Il tourna les talons et se dirigea à grandes enjambées vers la gare. Il monta à bord de son train privé, et, cette fois, Matt l'accompagna.

Ils durent battre sur cette distance tous les records de vitesse. Lorsqu'ils arrivèrent à Santa Fe, la nuit était tombée. À la descente du train ils prirent un fiacre pour se rendre à la résidence du gouverneur. Ils le tirèrent du lit.

À l'instant même où il vit le gouverneur, Matt comprit l'inutilité de leur démarche. Le gouverneur avait en main une liasse de télégrammes.

— Colonel, dit-il, j'en ai là plus d'une centaine, tous reçus aujourd'hui. Aucun d'eux ne réclame la libération de votre fils. Tous exigent l'exécution de la sentence et me prient de ne pas intervenir.

— Je pourrais vous rappeler certaines choses, gouverneur.

Le gouverneur acquiesça de mauvaise grâce.

— Oui, vous le pourriez, Colonel. Et ce serait la vérité. Mais je ne puis commuer le sentence. Je ne le puis ni ne le veux.

Lafferty explosa. Il argumenta, implora, menaça, fit miroiter de belles promesses, essaya de la corruption. Mais tous ses efforts restèrent vains. Le gouverneur demeurait inflexible. Finalement, Lafferty renonça en proférant une sinistre menace :

— Il existe d'autres moyens, gouverneur. Oui, croyez-moi, il en existe d'autres !

— J'espère que vous ne les emploierez pas, Colonel Lafferty.

— Mon fils ne sera pas pendu, gouverneur. Peu importent les moyens dont je devrai user.

Dans l'unique wagon qui les ramenait au Two-Bar, Lafferty observa un silence renfrogné pendant toute la durée du trajet. Pour le première fois de sa vie, Matt éprouvait à son égard un sentiment de commisération. Le colonel semblait vaincu, ses traits défaits n'exprimaient plus qu'un morne désespoir. Il n'avait jamais connu la défaite. Peut-être exercerait-elle sur lui un effet salutaire. Peut-être le rendrait-elle moins arrogant.

Mais Matt en doutait fort. Jamais les échecs personnels de Lafferty ne lui avaient fait perdre sa superbe. Si Link était exécuté, il n'en deviendrait que plus aigri et finirait par se détruire lui-même.

— Il vous reste encore presque un mois, Colonel. Et en un mois, il peut se passer beaucoup de choses. L'argent ouvrira bien des portes.

Lafferty opina d'un air las. Il releva la tête et son front se plissa. Au moins, pensa Matt, voilà qu'il recommençait à réfléchir et à tirer des plans. Et si quelqu'un était capable de sauver Link, c'était bien le colonel Lafferty.