CHAPITRE XVII

Link ne changeait pas et comme il ne pouvait supporter l'idée de rester sur un échec, Lafferty se lança dans de nouvelles entreprises pour étendre encore la puissance du Two-Bar.

Cette fois, ce furent les moutons. Il en acheta par milliers et engagea pour les garder des bergers basques et mexicains. Il construisit une fabrique de textiles et se rendit dans l'Est pour y chercher des spécialistes.

Pendant son séjour dans l'Est, il eut l'occasion d'assister à un spectacle de « Wild West » et revint, brûlant d'enthousiasme, bien décidé à avoir sa propre troupe. Cela ferait, prétendait-il, une excellente publicité pour les productions du Two-Bar : viandes, textiles, bois de charpente ou marbre.

Une année se passa, au cours de laquelle Lafferty recruta force Indiens, écuyers acrobates, tireurs d'élite, dresseurs de broncos et lanceurs de lassos.

Plus que jamais, Matt se sentait perdu au ranch. Il connaissait, maintenant, même de vue, moins de la moitié de ses employés. Il avait parfois l'impression d'y être un étranger. Ce sentiment vint renforcer sa résolution de partir mais le départ fut sans cesse différé, remis à la date problématique où Lafferty cesserait enfin d'avoir besoin de ses services.

Une activité fébrile régnait au Two-Bar. Chaque semaine une carriole emportait à San Juan puis en ramenait de grands sacs de courrier.

Un jour, six mois après que Lafferty fût parti en tournée dans l'Est avec son fameux « Wild West Show », une mince enveloppe destinée à Matt arriva dans l'un des sacs postaux.

Julio vint le rejoindre dans la montagne près des scieries pour lui remettre la missive.

Matt contempla l'enveloppe qui portait le cachet de Kansas City. L'adresse était écrite de la main de Lafferty. Matt ouvrit la lettre et lut :

« J'ai retrouvé Laura. Si tu la veux toujours, elle habite maintenant à Westport, Missouri. Le spectacle marche bien. Je serai de retour dans un mois environ. Lafferty. »

Pendant un moment, Matt contempla la lettre d'un air absent puis il la relut sous le regard attentif de Julio.

— Des ennuis, señor ?

— Non, Julio. Je pense simplement que je vais peut-être m'offrir une petite tournée.

Enfonçant ses éperons dans les flancs de son cheval, il le guida vers la maison, toujours accompagné de Julio.

Matt n'avait jamais dépassé Santa Fe. Maintenant, il allait se rendre au Missouri. Il allait retrouver Laura. Cette perspective ne laissait pas de l'exciter mais il ne pouvait s'empêcher d'éprouver en même temps une certaine appréhension. Voudrait-elle encore de lui ? N'avait-elle pas changé ?

Il regagna la maison et se munit d'un petit sac de pièces d'or qu'il gardait dans sa chambre. Puis il sella un cheval frais et prit le chemin de San Juan.

Il atteignit la ville au début de la soirée. Dans un bazar encore ouvert il fit l'acquisition d'un complet. Il essaya plusieurs chapeaux et finit par fixer son choix sur un melon de couleur marron. Se sentant ridicule avec son ceinturon il laissa chez le commerçant étui et cartouchière et glissa son revolver à sa ceinture. Il acheta une valise à bon marché et y entassa linge de corps, chaussettes, chemises et serviettes ainsi qu'un rasoir et du savon.

Puis il se dirigea vers le relais de la diligence. Celle-ci ne partant pas avant 10 heures, Matt s'assit à l'intérieur de la station. Son anxiété croissait. Plusieurs fois il se leva dans l'intention de partir mais il se réinstalla aussitôt avec résignation. Peut-être Laura avait-elle changé. Peut-être n'accepterait-elle pas de le revoir. Mais il faudrait qu'elle le lui dise elle-même.

La diligence arriva finalement et Matt grimpa sur la banquette. Il était l'unique passager.

La voiture s'ébranla et s'éloigna en cahotant. Vers minuit, Matt tomba endormi mais ce ne fut pas un sommeil confortable. De temps à autre il était réveillé en sursaut par une secousse particulièrement brusque.

La diligence obliqua vers le nord en direction de Santa Fe. Dès les premières heures de la matinée, ils s'arrêtèrent pour changer de chevaux. Puis le coche fit de nouveau halte vers huit heures et Matt prit son breakfast en compagnie du postillon dans la salle à manger du relais.

Les miles défilaient, de jour comme de nuit. La diligence suivait maintenant l'ancienne piste de Santa Fe : San Miguel. Las Vegas. Cimarron Spring. Cimarron Crossing. Pawnee Rock. Council Grove. Matt avait le sentiment de se trouver ballotté depuis une éternité dans ce véhicule sautillant Chaque os, chaque muscle lui faisait mal. Il finissait par avoir la hantise de remonter après chaque étape.

Mais le voyage se poursuivit. Et, finalement, un matin, il vit briller devant lui les flots du Missouri.

Westport n'était guère plus étendue que Santa Fe mais tout y était différent : rues, bâtisses et gens. Il y régnait une atmosphère de fièvre qu'on ne trouvait jamais à Santa Fe.

Matt descendit à la station, épousseta rapidement ses habits et fit courir ses doigts sur son visage hirsute. Il entra, prit une chambre et se fit apporter un baquet d'eau. Après son bain il se rasa et brossa son complet. Puis il partit à la recherche de Laura.

Au début, il se contenta d'errer sans but par les rues. La moitié de la journée s'écoula sans résultat. Puis il conçut l'idée de se renseigner dans les magasins, s'imaginant qu'il aurait plus de chance auprès des couturiers. Le troisième jour, l'adresse de Laura lui fut enfin donnée de mauvaise grâce par une femme entre deux âges qui le scruta avec méfiance par-dessus ses lunettes cerclées d'or.

Suivant ses directives, Matt trouva la maison. C'était une énorme bâtisse en bois de deux étages, décorée avec une profusion d'ornements en volutes autour des pignons et des avant-toits. Une clôture de fer forgé entourait la cour où donnait accès un portique affaissé. Matt tira la sonnette et attendit impatiemment.

Une femme âgée vint lui ouvrir. Elle portait également des lunettes à monture dorée.

— J'aimerais voir miss Laura Peabody. Dites-lui que c'est de la part de Matt Wyatt.

La femme hocha la tête et referma la porte. Matt attendit, nerveux. Finalement la porte s'ouvrit de nouveau et Laura le fixa sans pouvoir en croire ses yeux.

— Laura… dit Matt qui se mit à sourire niaisement, incapable de poursuivre.

— Est-ce bien toi, chuchota-t-elle. Oh, Matt !…

Elle sortit, s'approcha de lui, les yeux rivés à son visage.

Elle avait changé. Elle avait vieilli, moins jeune fille, davantage femme.

— Oui, c'est bien moi, dit Matt.

Timidement, elle leva la main pour toucher l'une des cicatrices laissées sur le visage de Matt par les poings de son père. Une main douce, fraîche… Et soudain elle fut dans ses bras, tremblant de tout son corps. Il la tint contre lui pendant un long moment jusqu'à ce qu'elle eût enfin cessé de trembler. Puis elle s'écarta et s'assit sur les marches du porche. Matt s'assit à ses côtés et demanda :

— Pourquoi ? Pourquoi as-tu accepté de partir si loin ?

Elle resta longtemps sans le regarder. Les larmes coulaient sur ses joues. Enfin, elle chuchota :

— Il a dit qu'il te tuerait, Matt. Il a dit que ç'avait presque été chose faite cette nuit-là et qu'il te tuerait s'il te revoyait. Je l'ai cru, Matt. Je le crois toujours.

Matt répondit en souriant :

— Je n'ai pas peur de ses menaces. Je suis capable de veiller sur moi et de te protéger contre n'importe qui. Je suis venu pour t'épouser. Ici même. Aujourd'hui. Puis je te ramènerai à la maison. Quand nous serons mariés, il nous laissera en paix.

Comme pour retarder la décision, elle se mit à parler avec exaltation.

— J'ai vu le colonel Lafferty, Matt. J'ai assisté aux représentations, voilà maintenant un peu plus d'un mois.

— C'est lui qui m'a écrit que tu vivais ici.

Elle continua de jacasser et Matt dut l'interrompre :

— Cessons de bavarder, veux-tu, je crois t'avoir demandé ta main.

Elle s'arrêta de parler et le dévisagea. Ses yeux exorbités reflétaient le doute mais son regard implorait une confirmation plus éloquemment que des mots. Matt poursuivit d'un ton ferme :

— Ton père ne me fera pas de mal, Laura. Une fois que nous serons mari et femme, il n'essaiera même pas. Il n'est pas si stupide.

— Oh, Matt, comme je voudrais pouvoir te croire !

Il posa un baiser sur ses lèvres.

— Il faut me croire, Laura. Je t'aime.

Son incertitude s'attarda quelque instant puis elle se dissipa comme brume matinale au soleil. Il se leva et lui tendit la main pour l'aider à se mettre debout.

— Prépare une valise. Dépêche-toi. Nous avons déjà trop attendu.

Elle se précipita dans la maison. Il l'entendit discuter avec la femme âgée mais sans pouvoir distinguer les paroles.

Laura sortit, une petite valise à la main. Elle avait jeté un manteau sur son bras et s'était coiffée d'un chapeau à fleurs.

— Où se trouve l'église la plus proche ? s'enquit Matt.

— Par là, dit-elle en indiquant la direction du doigt.

— Dans ce cas, allons-y.

Main dans la main, ils s'avancèrent le long de la rue poudreuse qu'ombrageaient de grands arbres. Le chemin lui parut long mais ils finirent par atteindre l'église.

Matt attendit sur le parvis tandis que Laura allait frapper à la porte du presbytère. Elle entra et ressortit quelques minutes plus tard accompagnée du pasteur.

Au moment où ils pénétraient dans l'église, un cavalier dévala la rue en trombe et s'arrêta devant la palissade. Il descendit et s'avança à grandes enjambées vers l'église. Il portait un pistolet, l'étoile épinglée sur sa chemise reflétait l'éclat du soleil.

— Que se passe-t-il ici ?

— Ces deux jeunes gens veulent se marier, Phil, répondit le pasteur.

— Comment ! Miss Peabody n'avait jamais parlé de mariage !

Matt jeta un regard à Laura.

— C'était ta tante ?

Elle opina, l'air effrayé.

— Elle m'avait dit qu'elle m'en empêcherait.

— Avez-vous l'intention de vous opposer au mariage, shérif ? demanda Matt.

Le shérif haussa les épaules.

— Comment pourrais-je vous en empêcher ? Allez, mariez-vous mes amis. Vous avez tous deux l'âge de raison. Je vous servirai de témoin.

Lorsque le pasteur les eut déclarés unis par les liens sacrés du mariage, ils se hâtèrent de gagner la station de diligence. Et le long voyage de retour commença.

Ils voyagèrent toute la journée et passèrent leur nuit de noces dans un petit relais, à une vingtaine de miles à l'ouest.

Le matin venu, Laura paraissait transformée. Elle avait un visage serein et semblait avoir définitivement chassé ses craintes à l'égard de son père.

Matt se sentait fort et capable de protéger Laura envers et contre tous mais il ne croyait pas que son père renoncerait si aisément. Il connaissait Peabody, l'homme passerait un jour ou l'autre aux représailles, il en était certain.

Ils resteraient quelque temps au Two-Bar puis partiraient lorsqu'ils seraient convenus du lieu de leur nouvelle installation.

Il sourit à Laura et lui parla sans fin, dissimulant son inquiétude sous un masque confiant. Mais son anxiété subsistait et croissait même à mesure qu'ils se rapprochaient du Two-Bar.

Matt avait conscience de son désavantage lorsqu'il devrait de nouveau affronter Peabody. Il ne pouvait tuer le père de Laura, peu importe sa conduite. Mais Peabody, lui, pourrait le tuer, et ne s'en priverait pas dès qu'il en aurait l'occasion…