CHAPITRE II

Non, jamais Matt n'oublierait le jour où Lafferty était revenu au ranch accompagné de son épouse. Il ne pouvait s'empêcher de sourire en la revoyant descendre du boghei, le visage empreint de la plus totale consternation.

La maison qui attendait la jeune mariée était une baraque de deux pièces en brique d'adobe de fabrication locale. Matt et Lafferty l'avaient édifiée à la hâte avec l'aide de deux Indiens Pueblo venus puiser de l'eau et dont on avait récompensé les bons offices par l'octroi d'une vache étique.

Le toit, soutenu par de fortes poutres, avait été recouvert de chaume et de mottes de terre que la pluie, qui tombait sans discontinuer depuis plusieurs jours, avait presque entièrement détrempées.

Lily contemplait, navrée, la mer de boue et l'horrible maison trapue. Derrière, la baraque de bois que Lafferty et Matt avaient trouvée à leur arrivée servait maintenant de remise.

Le visage blême, Lily affronta Lafferty :

— Sale fils de garce ! Moi qui te croyais riche ! Et tu t'es bien gardé de m'ôter mes illusions !

Des larmes perlaient à ses yeux et ses lèvres tremblaient. Lafferty, qui faisait une tête de moins qu'elle, se retourna et décrivit un large cercle de la main :

— Je t'ai dit que j'avais des terres et j'en ai, à perte de vue. Je t'ai dit que j'avais du bétail, j'ai du bétail, des milliers de têtes. J'ai jamais prétendu que je pouvais t'offrir le confort d'une maison bourgeoise…

— Eh bien, va falloir que t'en aies une, de maison, espèce de petit nabot menteur ! T'en auras une ou j' foutrai le camp d'ici !

Matt se rappelait la façon dont le visage de Lafferty s'était contracté à ce qualificatif de « nabot ». Il entendait encore le ton glacé de sa voix :

— Dans ce cas, tu ferais aussi bien de t'en retourner tout de suite à Albuquerque. Parce que c'est pas moi qui te reconduirai !

Lily s'assit devant la porte sur le porche crotté, sa jupe de soie lamentablement étalée dans la boue. Elle se mit à pleurer.

Lafferty braqua sur elle un regard furieux. Matt avait peur. Il voulait fuir, sans savoir où. Il éprouvait de la compassion pour Lily et la trouvait jolie, bien que ses cheveux trempés retombassent, informes, des deux côtés de son visage trop fardé. À la contempler il ne pouvait s'empêcher de songer à sa mère. Il regarda anxieusement Lafferty.

— Oh ! que diable, dit ce dernier, inutile de se bagarrer. Entre et expédie-nous en vitesse quelque chose à manger. Tu l'auras ta belle maison. Laisse-moi seulement le temps et je te promets toutes les foutues choses dont t'auras envie…

Le visage barbouillé de larmes et de boue, elle se releva, hautaine mais résignée.

— Bon, j'aime mieux ça. Mais ne crois surtout pas que j'attendrai indéfiniment.

Lafferty alla vers elle. Si petit qu'il fût par rapport à elle, il la souleva aisément. Elle fut secouée d'un petit rire bête et gloussa :

— Laisse donc tes mains tranquilles !

Lafferty la porta au-dedans. Matt suivit et entreprit d'allumer le poêle, sans cesser de leur jeter à tous deux des regards inquiets.

Le repas fut simple, mais c'était chaud. Sitôt la nuit tombée, Lafferty et Lily allèrent se coucher dans l'autre pièce.

Tard dans la nuit, Matt fut réveillé par le clapotement régulier de l'eau qui dégouttait de l'épais toit de terre. Peu après, il entendit Lily pousser un cri et presser Lafferty de se lever.

Lafferty s'éveilla et grogna. Lily piaillait. Il se leva et alluma la lampe. Il dit d'un ton posé mais écœuré :

— Cette nuit ! Bon Dieu, il fallait que ça arrive cette nuit ! Dire qu'il n'y avait jamais encore eu de fuite !

Lily ne tarissait pas de reproches. Il les endura pendant près d'une heure avant de s'habiller et de sortir d'un pas rageur. Matt entendit une galopade effrénée tandis que Lily sanglotait amèrement dans son lit inondé…

Mauvais début pour un mariage ! Il avait commencé sous le signe de la dispute et devait continuer ainsi, jusqu'à la fin. Lily et Lafferty se querellaient le matin, à midi lorsque Matt et son protecteur rentraient pour le dîner, puis la nuit. Ou du moins presque toutes les nuits. Car il dut bien y avoir quelques nuits d'harmonie puisque Lily ne tarda pas à prendre de l'embonpoint tandis que sa langue s'aiguisait encore… C'est fréquemment, maintenant, qu'elle se répandait en invectives contre son époux :

— Maudit petit nabot, si tu ne me construis pas une maison décente je retourne à mon saloon d'Albuquerque pour y accoucher de ton morveux !

Lafferty finit par céder et entreprit de construire la maison. La tâche ne fut ni aisée ni rapide. Lafferty, démuni d'argent, dut, pour s'en procurer quelque peu, rassembler un troupeau qu'il conduisit à Santa Fe. Il revint avec Matt, à la tête d'un véritable convoi de chariots regorgeant de provisions, escorté par une équipe de travailleurs indiens.

Ils commencèrent par fabriquer les briques d'adobe et consommèrent des montagnes d'argile tandis que se succédaient d'interminables chargements de rude herbe des prairies. De grandes piles de briques cuites se dressèrent. Lafferty dessina les plans de la maison et les murs commencèrent à s'élever.

Le matériau continuait d'arriver de Santa Fe et d'Albuquerque ainsi que de la montagne où croissait droit et haut le sapin. Parfois, Lafferty s'éclipsait pendant toute une semaine pour revenir en exhibant triomphalement une véritable collection de notes et de croquis.

Le puits était situé au centre même d'une immense cour également pavée de brique. La maison fut conçue en forme de U autour de la cour ceinte d'un mur d'adobe.

Devant les trois façades qui donnaient sur la cour, courait une large galerie soutenue par de hauts piliers en sapin. Le rez-de-chaussée était pavé de pierre, comme le plancher de la galerie. Les murs, à la base, n'avaient pas moins de 3 pieds d'épaisseur.

Les travaux s'achevèrent six mois plus tard. Et les meubles ne tardèrent pas à affluer, des meubles massifs de fabrication artisanale, achetés par Lafferty à Santa Fe.

Les planchers et la plupart des murs furent recouverts de tapis navajos. Lily en était à son neuvième mois de grossesse. Malgré cela, les invitations furent lancées à 200 miles à la ronde. Vint enfin le grand jour.

Matt n'avait pas souvenance d'avoir jamais vu, ni avant, ni depuis, telle abondance de victuailles. Inlassablement, des Indiens tournaient à la broche, sur la braise, un bœuf entier, plusieurs cochons et des agneaux. Les fourneaux de l'immense cuisine ronflaient à plein rendement depuis des jours. D'imposantes tables avaient été dressées dans la cour à l'ombre des arbres transplantés par Dan Lafferty. Des femmes mexicaines et indiennes faisaient entre la cour et la cuisine d'interminables allées et venues.

Lily, le visage luisant de sueur, s'efforçait d'avoir l'œil à tout malgré sa lassitude extrême.

Ce jour-là, l'air était vif et le soleil brillait dans un ciel sans nuages. Lafferty se para de ses plus beaux habits et se mit à arpenter la longue galerie dans l'attente des premiers arrivants.

Le soleil poursuivit son ascension et Lafferty continua de faire les cent pas. Passé midi, son visage commença de s'empourprer, ses yeux se durcirent, un pli d'irritation creusa sa bouche.

Lily s'avança sur la galerie et se prit de querelle avec lui, sa voix aiguë portait d'un bout à l'autre de la cour. Matt sortit une bonne douzaine de fois pour scruter l'horizon dans l'espoir de voir venir les hôtes.

Mais il n'en vint aucun. L'après-midi s'écoula et le soleil déclina vers l'ouest. Finalement, à la tombée de la nuit, Lafferty enjoignit aux Indiens et aux Mexicains de s'empiffrer tout leur soûl.

Incapable d'en supporter davantage, Matt prit un cheval et s'en alla loin de la monstrueuse maison, loin des ouvriers à demi ivres qui faisaient ripaille dans l'immense cour du ranch.

Il chevaucha pendant des miles, pendant des heures à ce qu'il lui sembla. Puis il revint enfin, en proie à la plus vive appréhension, redoutant les réactions de Lafferty tout autant que celles de Lily.

Il entendit crier cette dernière alors qu'il ne se trouvait plus qu'à un quart de mile de la maison. Ses cris dominaient le tapage ininterrompu des bambocheurs qui se goinfraient dans la cour embrasée par la lumière des feux. Matt buta contre le corps affalé d'un Indien ivre en franchissant l'immense portique de chêne.

Les cris provenaient d'une fenêtre à l'étage. Ils cessaient par instants pour reprendre de plus belle. Matt entendait la voix grave de Lafferty, sans pouvoir toutefois discerner les paroles.

Le tumulte des agapes s'apaisa progressivement. Les fêtards en mesure de se tenir sur leurs jambes s'acheminèrent en titubant vers leurs maisons d'adobe, un quart de mile plus loin. Puis Matt perçut enfin le vigoureux vagissement d'un nouveau-né.

À présent, il ne s'étonnait plus tellement que le fils de Lafferty eût tourné de cette façon : sa mère l'avait porté dans la haine, elle lui avait appris la haine dès qu'il avait été en âge de comprendre.

Ils le prénommèrent Lincoln, ce qui eut tôt fait d'être abrégé en Link. C'était un robuste bébé dont les pleurs s'entendaient d'un bout à l'autre de la vaste maison. Mais Lafferty n'avait que de rares occasions de le voir. Il devenait de plus en plus farouche au fur et à mesure que s'éternisaient les jours, les semaines et les mois. Il n'était jamais à la maison à moins que sa présence n'y fût indispensable. Il se surmenait, épuisait Matt, épuisait la douzaine de vachers indiens et mexicains qui travaillaient pour lui à cette époque.

Lorsqu'il était chez lui, c'était pour se disputer avec Lily. Matt entendait les sarcasmes cinglants dont elle l'accablait, des brocards concernant sa taille ou d'autres choses qu'il n'était pas alors en mesure de saisir. Il se demandait parfois combien de temps Lafferty patienterait avant d'assassiner sa femme.

Il se retourna pour dévisager le colonel, toujours assis à l'autre extrémité de la salle, la tête retombant sur sa poitrine. Puis il quitta la fenêtre et revint s'asseoir près de lui.

Il ressentait le besoin de lui parler. Ses souvenirs l'avaient empli de nostalgie, il comprenait l'état d'esprit du colonel.

— J'ai réfléchi. Au sujet de…

Lafferty leva la tête. Ses yeux croisèrent ceux de Matt et se détournèrent. Matt enchaîna :

— … au sujet de Lily. Elle était possédée par la haine et a certes su l'inculquer à Link.

Lafferty ébaucha un sourire.

— Elle ne me haïssait pas, Matt. Je ne le voyais pas alors. Maintenant, si… Elle avait peur tout simplement… peur de rester à jamais ce qu'elle était quand je l'ai épousée. Elle se figurait que tout le monde savait, que jamais on n'oublierait. Et sa méfiance à leur égard suffit à leur prouver qu'ils ne s'étaient pas trompés.

Sa tête retomba sur sa poitrine. Ses yeux fixèrent, sans la voir, la Mexicaine qui attendait le train. Mais un pâle sourire continuait d'errer sur ses lèvres.

Matt se leva, conscient d'être désarmé. Lafferty avait aimé Lily, aussi incroyable que cela parût. Même maintenant, il se sentait obligé d'essayer de la comprendre et de lui trouver des excuses.

Mais Lafferty se trompait au sujet de Lily. Elle l'avait vraiment détesté. Et elle avait appris à son fils à détester son père, à détester ceux qui avaient décliné l'invitation, et tous ceux qui l'avaient blessée, d'une façon ou de l'autre. Lily était morte mais sa haine survivait en Link.

Et bientôt Link mourrait lui aussi. L'attaque du colonel contre les forces de l'ordre était vouée à l'échec.

La tempête persistait à s'acharner contre la fragile petite gare comme si elle eût tenté de l'arracher à ses bases. Matt regarda par la fenêtre d'un air absent.

Ces premières années n'avaient guère été plaisantes et bien que le temps en eût atténué la rigueur, Matt souffrait chaque fois qu'il les évoquait. Lily ne décolérait pas, ce qui avait le don tout à la fois de dérouter et de peiner Lafferty. Il supporta cet état de choses environ six mois avant de quitter la chambre qu'il partageait avec Lily et leur fils pour emménager dans une petite pièce donnant sur la galerie, tout à l'autre bout.

Le colonel avait cependant raison sur un point, songeait Matt. Lily avait paru déterminée à démontrer aux habitants de la région qu'ils ne s'étaient pas trompés sur son compte. Dès que cessa la vie commune…

Matt se renfrogna au souvenir de l'unique occasion en laquelle Lily s'était radoucie pour se confier à lui.

— Ils ont raison, Matt. Je suis exactement telle qu'ils m'imaginent. J'avais treize ans lorsque mes parents furent emportés par la petite vérole. Un vieux gentleman tout à fait charmant me recueillit pour que j'aide sa femme malade à s'occuper de son ménage. La première chose que s'empressa de faire le vieux monsieur charmant fut de me mettre dans son lit. Et j'y suis restée jusqu'au jour où j'ai pu me trouver un job dans un saloon…

Elle demeura un moment silencieuse avant de se résoudre à poursuivre :

— Ne sois pas comme eux, Matt. Ne sois pas comme ces salopards. Traite une femme comme un être humain, non comme une roulure dont on use avant de s'en débarrasser.

Matt répliqua d'une voix forte :

— Lafferty n'est pas comme cela.

— Je t'en fiche ! (Mais presque aussitôt ses traits se détendirent et elle ajouta très doucement :) Non, il n'est pas comme ça. Je le sais bien. Mais il est trop tard pour que je change. Je m'efforce d'être gentille avec lui et tout ce dont je me montre capable, c'est de l'invectiver comme une vulgaire poissarde. Il me déteste à présent et je crois que je ne peux guère l'en blâmer.

Matt se taisait, perplexe. Être bon lui semblait si facile. Il suffisait de le vouloir. Il ne parvenait pas à comprendre qu'on pût le désirer sans le pouvoir.

Désorienté, il la laissa. Mais il admettait qu'on imputât à autrui la responsabilité de ses propres échecs. Il semblait logique que Lily eût reporté sa haine sur Lafferty car elle n'aurait su indéfiniment continuer à se haïr elle-même.

Dès que le jeune Link fut sevré, elle prit l'habitude de se rendre à San Juan, une petite colonie espagnole à 30 miles du ranch. Elle y restait parfois plusieurs jours pour en revenir échevelée, débraillée et malade.

Mais malgré Lily, malgré l'évidente détresse de Lafferty, les travaux ne s'en poursuivaient pas moins au Two-Bar. On n'en voyait jamais la fin. Matt se rendait compte à présent que Lafferty s'y était plongé pour éviter d'en arriver à se livrer à quelque violente extrémité.

Pourtant, cette activité forcenée n'avait pas suffi à prévenir le déferlement de la violence…