CHAPITRE V

Les heures de la nuit s'égrenèrent lentement. Matt arpentait la galerie de long en large. Il contempla le mur d'enceinte : il n'était pas assez haut pour ralentir les Comanches qui le franchiraient en hurlant et auraient tôt fait de submerger sa petite troupe. La maison elle-même n'était pas assez fortifiée pour que l'on pût organiser la résistance. Elle n'avait pas été construite en vue de soutenir une attaque indienne.

Matt aurait donné cher pour connaître le nombre des Comanches à l'affût. Peut-être ne constituaient-ils qu'une petite fraction de la bande qui avait attaqué San Juan. Mais cela paraissait peu plausible.

Il essayait d'imaginer les mesures qu'eût adoptées Lafferty pour parer à la menace. Impatient, il hocha la tête. Lafferty était à la guerre. Ce soir c'était à lui, Matt, que revenait la direction des opérations. Ce soir, il fallait oublier Lafferty et voler de ses propres ailes.

Le souvenir estompé du massacre de ses parents ne cessait de lui revenir insidieusement à l'esprit. Il n'était pas invraisemblable de penser que certains membres de la bande y eussent participé à l'époque.

La colère bouillonnait en lui, bien que subsistât à l'arrière-plan un sentiment proche de l'angoisse. Il se renfrogna.

Pourquoi les Comanches opéraient-ils une razzia si loin de leurs bases ? Il fallait qu'il y eût une raison. Une bonne raison, naturellement, était fournie par le fait que les enrôlements dans les armées du Nord avaient considérablement diminué les effectifs à la frontière. La garnison de Fort Union était plus réduite que jamais.

Mais que voulaient au juste les Comanches ?

Matt pensa défaillir de soulagement. Les Comanches voulaient ce qu'ils avaient toujours voulu : des chevaux. Telle était la raison de ce raid. Les chevaux, à la frontière, n'étaient pas moins rares que les hommes.

L'air fraîchissait à l'approche de l'aube. Matt traversa la cour, grimpa sur la barrière et scruta intensément les ténèbres, s'efforçant de discerner le moindre indice de mouvement.

Une lueur grise commençait à poindre à l'orient. Des ombres se profilaient là-dehors…

Il se laissa retomber sur le sol, leva la barre et enjoignit à voix basse :

— Enlevez la corde. En selle !

La corde qui parquait les chevaux tomba. L'équipe se répandit par toute la cour. Matt se dirigea vers son cheval sellé et l'enfourcha. Inquiets, les hommes firent cercle autour de lui.

Assez fort pour être compris de tous sans qu'on pût toutefois l'entendre de l'extérieur, Matt lança :

— Une seule chose intéresse les Comanches. Les chevaux. Aussi leur en donnerons-nous. Nous allons les laisser approcher puis l'une des femmes ouvrira la barrière et nous ferons sortir les chevaux. Peut-être que les Indiens ne songeront plus alors qu'à se lancer à leur poursuite et qu'ils renonceront à l'attaque projetée. Même un Comanche n'accepte pas de gaieté de cœur d'encourir le risque d'être tué sans l'espoir d'un profit quelconque.

Les hommes émirent de sourds grognements d'approbation. Ils n'ignoraient pas qu'ils seraient débordés et s'empressaient de se raccrocher à cette mince planche de salut.

Matt retourna à la barrière. Deux femmes se tenaient de chaque côté, prêtes à l'ouvrir au signal donné. En se dressant sur ses étriers, Matt parvenait maintenant à distinguer nettement les Comanches. Ils devaient être une cinquantaine pour le moins. Il les vit se déployer sur une ligne unique. Ils demeurèrent un moment assis en selle, immobiles.

Matt se sentit soudain envahi par une haine si puissante qu'elle lui en donnait la nausée. Cette même tribu avait massacré ses parents, faisant de lui un orphelin. Maudits soient-ils ! Maudits…

La ligne venait de s'ébranler. Les guerriers hurlèrent. Carabines et lances furent brandies. La poussière vola sous les sabots des chevaux.

Un quart de mile… Quelques minutes seulement et ils réduisirent de moitié cette distance…

Matt rugit :

— Ouvrez la barrière !

La barrière s'ouvrit toute grande…

— Faites sortir les chevaux !

À l'intérieur de la cour retentit soudain une salve de tirs, un chœur aigu de cris sauvages. Les chevaux effrayés se ruèrent vers la barrière, mordant, ruant, hennissant. Ils la franchirent comme un fougueux torrent. Matt se dirigea vers le mur et debout sur ses étriers, risqua un coup d'œil par-dessus.

La charge des Comanches s'était brusquement arrêtée. Les derniers chevaux sortis, la barrière fut vivement refermée, la barre solidement mise en place.

Matt hurla :

— À vos postes !

Les hommes se rapprochèrent du mur, regardèrent anxieusement, dressés sur leurs étriers.

Crinières et queues flottant au vent de leur propre élan, les chevaux libérés s'éloignaient dans un tonnerre de sabots, à angle droit de la ligne d'attaque indienne. L'hésitation de ces derniers s'évanouit. Ils se ruèrent à leur poursuite. Chevaux et Indiens disparurent enfin de l'autre côté d'un mamelon.

Matt sauta à bas de sa monture, rouvrit la barrière et contempla le nuage de poussière. Il était en nage bien que l'air fût frisquet, et secoué de violents frissons.

Mais il savait qu'il avait gagné la partie. Il avait négocié trente ou quarante chevaux contre la vie des employés du ranch.

Dans la cour, la tension tomba subitement. Les femmes riaient et pleuraient en même temps, les hommes poussaient des cris de joie. Postée sur le seuil de sa porte, Lily observait Matt.

Il alla vers elle. À voir son visage blême, ses lèvres qui tremblaient, il réalisait soudain qu'elle avait eu beaucoup plus peur qu'elle n'eût consenti à l'admettre.

Elle lui dit d'une voix douce :

— Entre, Matt. Après ces émotions, nous avons tous deux grand besoin d'un remontant.

Il entra, réticent. Elle s'empara d'une bouteille dans un placard de la cuisine et l'apporta ainsi que deux verres. Elle emplit chacun d'eux à demi.

Matt ne voulait pas de son cordial, il n'y avait jamais goûté mais il l'avait senti et l'odeur ne lui avait pas plu… Il ne pouvait cependant refuser.

Il prit le verre, le porta à ses lèvres et le but d'un trait, comme si c'eût été de l'eau. Instantanément, il eut l'impression d'avoir la gorge en feu. Il hoqueta, grimaça, haleta, puis se mit à tousser.

Les yeux embués de larmes, il la regarda. Elle ne se moquait pas de lui. Pas le moindre sourire ironique aux lèvres. Elle le fixait de telle manière qu'il éprouvait soudain une peur plus grande qu'à l'approche des Comanches. Elle aussi avait vidé son verre.

— Attends une minute, Matt, dit-elle doucement, puis reprends-en un peu. Tu ne suffoqueras plus cette foi.

Il aurait dû partir tout de suite. Mais cela l'irritait de passer pour un petit garçon. Il allait lui montrer…

La chaleur du premier verre envahissait maintenant sa poitrine. Une étrange sensation de détente et de bien-être commençait à s'insinuer en lui. Il la regarda remplir les verres une deuxième fois.

Il but plus lentement, cette fois, et par petites gorgées. Il réussit à ne pas broncher, à ne pas suffoquer, ni hoqueter, ni tousser…

Il se sentait la tête étonnamment légère. Il s'abstint de protester lorsqu'elle servit une troisième tournée. Sans sourciller, il lampa son verre.

— Il faut que je sorte… Ils pourraient revenir…

Elle dit d'un ton câlin :

— Tu as été merveilleux, Matt. Tu n'es plus un enfant désormais. Tu es un homme.

Il se surprit à sourire niaisement, sans pouvoir s'arrêter. Elle vint s'asseoir à ses côtés. Son parfum pénétrant le grisait. Doucement, il s'écarta…

Elle chuchota :

— Je te fais peur, hein, Matt ?

— Moi, peur ? Mais pourquoi ? se récria-t-il avec véhémence.

— Je ne sais pas mais je pense que tu as peur.

— C'est faux !

La chaleur envahissait tout son corps, il se sentait invincible bien que la tête lui tournât et qu'il vît tout en double dans la pièce…

Elle s'était rapprochée, le saoulant de son parfum. Soudain, elle lui passa les bras autour du cou, effleura sa bouche de ses lèvres…

Il s'arracha violemment à son étreinte et se leva en titubant. Quelque chose semblait devoir triompher de sa raison, quelque chose menaçait de le submerger…

Lily se leva à son tour et de nouveau s'approcha de lui. Il hésita, lutta contre le désir de rester tout en sachant pourtant qu'il ne devait pas céder… Brusquement, il se détourna et sortit comme un trait.

Il s'élança sur la galerie. Il faisait nuit, la cour s'était vidée. Par-delà le mur lui parvenait le faible grincement d'une guitare.

Il ressentait un étrange besoin de retourner, malgré sa peur, malgré sa conviction que c'eût été mal agir…

Ce qui se serait passé, il ne le sut jamais. La décision lui échappa lorsque Lily fit irruption sur le seuil et commença à l'abreuver d'injures proférées d'une voix criarde.

Il courut à sa chambre, claqua la porte, la verrouilla puis s'affala en travers de son lit.

Un sentiment de culpabilité l'emplissait d'une brûlante honte. Il avait beau se répéter qu'il n'avait rien fait de mal, il savait que si Lily ne s'était pas mise à l'invectiver de la sorte, il fût probablement rentré.

Il se demandait anxieusement ce qu'elle allait bien pouvoir raconter à Lafferty lorsque celui-ci reviendrait. Il revoyait Jack Lane, la façon dont il était mort…

Secoué de frissons intermittents, il resta éveillé toute la nuit, fixant d'un air absent le plafond de sa chambre…