CHAPITRE VII

Lafferty se mit en route vers la mi-avril mais n'arriva pas avant la fin juin.

Matt le vit venir alors qu'il se trouvait encore à plus d'un mile du ranch, monté sur un cheval décharné dont la tête pendait d'épuisement.

Lafferty lui-même était plus maigre que jamais. Il portait toujours son uniforme de colonel de cavalerie, rendu plus gris que bleu par la poussière et la boue du voyage. Son visage était envahi par une barbe hirsute, de nouvelles rides creusaient son front et ses yeux reflétaient une incroyable lassitude.

Dès qu'il l'eut reconnu, Matt, tout excité, se mit en selle pour chevaucher à sa rencontre. Lafferty roulait de grands yeux :

— Matt ? Grand Dieu, est-ce bien toi ?

Matt sourit niaisement, il eût aimé se jeter au cou de Lafferty. Il réalisait pour la première fois combien il avait dû changer.

À dix-sept ans, il avait atteint sa taille définitive bien qu'il ne fût pas encore pleinement étoffé. De blonds favoris encadraient son visage hâlé. Ses yeux, bleus comme le ciel, s'ouvraient sur le monde avec suffisance.

— C'est bien moi, colonel Lafferty, je crois que j'ai poussé quelque peu, non ?

— Tu peux le dire. Tu n'es plus un enfant à présent, dit le colonel d'une voix lasse. (Par-delà Matt, il jeta un coup d'œil à la maison trapue.) À propos, comment va Lily ? (En prononçant ce nom, son regard s'éclaira.)

Matt sentait du plomb peser sur sa poitrine. Il n'osait ni répondre ni regarder Lafferty.

— Je t'ai demandé comment allait Lily, s'impatienta le colonel.

— Elle n'est pas… (Matt le regarda dans le blanc des yeux.) Elle est morte, Mr Lafferty.

— Et mon fils ? s'enquit anxieusement Lafferty.

— Tout va bien pour lui, colonel. Il est à la maison. Lui aussi a grandi. C'est un beau garçon maintenant. Il…

Il était conscient de radoter mais ne voulait pas que Lafferty lui demandât des explications sur les circonstances de la mort de Lily.

Lafferty le coupa d'un regard sévère. Matt sentit son visage s'empourprer.

— Comment est-elle morte ? demanda le colonel d'un ton neutre.

Matt ne pouvait trouver les mots de nature à adoucir le choc.

La voix du colonel retentit, cinglante :

— Eh bien, comment ? t'ai-je dit. Sacrebleu ! je veux savoir comment elle est morte et tout de suite !

— On l'a tuée. L'un des vachers… Il s'appelait Vargas. Il ne faisait pas encore partie du personnel lorsque vous êtes parti. Il… il aimait Lily et puis il y en avait un autre, un vacher aussi…

C'était là une histoire sordide, mais nullement neuve pour Lafferty. Matt jeta un coup d'œil inquiet au visage du colonel.

Il était livide. Ses yeux trahissaient une immense douleur, une douleur si poignante que Matt dut détourner son regard.

La voix de Lafferty fut à peine audible :

— Qu'est-il arrivé à Vargas ?

— On l'a pendu. Le jour même où Lee signait la reddition du Sud.

— Tu en es sûr ? Tu l'as vu pendre ?

— Oui, j'étais présent. N'ayez crainte, il est bien mort. Le colonel garda le silence un long moment. Puis il dit, d'un ton qui indiquait qu'il ne serait plus jamais fait allusion à sa femme :

— Viens, Matt. Rentrons.

Il talonna les flancs de son cheval rompu et l'animal entreprit péniblement de descendre la longue rampe d'accès à la maison. Matt retint sa fougueuse monture pour se maintenir à sa hauteur.

Puis il se mit à raconter tout ce qui s'était passé depuis le départ du colonel. Le cheptel qui croissait… l'or qui s'accumulait dans le coffre-fort… Il s'abstint toutefois de mentionner une fâcheuse découverte : au cours de ces deux derniers mois il avait repéré la piste de plusieurs bêtes volées au Two-Bar…

Maintenant que Lafferty était de retour, tout rentrerait dans l'ordre, oui, le colonel s'y emploierait activement…

Lafferty entra dans la maison, referma la porte derrière lui. Il reparut au bout d'une demi-heure, gagna la chambre qu'il occupait précédemment à l'autre bout de la galerie. Il rassembla ses effets et les porta dans la maison. Puis il en ressortit et ne se montra plus avant le lendemain matin. Link l'accompagnait cette fois, l'air maussade.

Lafferty avait quitté son uniforme pour revêtir ses vieux habits de rancher. Matt ne revit plus jamais l'uniforme.

Lafferty alla chercher deux chevaux, un pour lui, l'autre pour Link qui hurla de terreur lorsqu'il fut de force hissé en selle. Écœuré, Lafferty proférait des jurons dans sa barbe. Tous deux se perdirent à l'horizon pour ne revenir qu'à la nuit tombante.

À leur retour, Link, toujours aussi terrorisé par le cheval, affichait un visage haineux chaque fois qu'il regardait son père. Celui-ci était furieux et dépité. Le jeune Link se laissa glisser à terre et se mit à courir vers la maison.

— Dieu ! s'exclama Lafferty. Cela vous montre ce qu'une femme peut faire d'un garçon ! Avoir peur d'un cheval !

— Il n'a que sept ans, répliqua Matt. Il n'était jamais monté à cheval.

Lafferty renifla.

— Mais toi, tu n'étais pas comme ça ! dit-il en s'éloignant à la hâte.

Malgré son dégoût, il refusa de s'avouer vaincu. Par la suite, on le vit presque constamment avec Link, bien qu'il fût manifeste qu'aucun des deux n'aimait la compagnie de l'autre.

Link devint de plus en plus maussade parce qu'il ne réussissait jamais à combler les désirs de son père et peut-être aussi parce qu'il ne parvenait pas à comprendre cet étranger violent et irascible que sa mère avait haï et qu'elle lui avait appris à haïr.

Et Lafferty devint de plus en plus nerveux parce qu'il ne pouvait modeler Link à l'image qu'il s'était faite d'un fils…

*
*  *

La tempête s'apaisa un moment avant de se déchaîner de plus belle lorsque la grêle creva les nuages saturés. Les grêlons rebondissaient sur le quai de la gare, gros comme des œufs de pigeon, et l'on entendait faiblement les chevaux hennir de frayeur, là-bas, dans les parcs de chargement.

Matt, nerveux, faisait les cent pas puis il revint s'asseoir près du colonel. Les enfants de la Mexicaine se remirent à pleurer, apeurés par le crépitement des grêlons sur le toit.

Lafferty se tourna vers Matt :

— Je réfléchissais sur le compte de Link…

Matt opina du chef :

— Moi aussi, justement.

— Je tâchais de m'imaginer ce qui avait pu le rendre ainsi. Ce premier jour… il avait peur du cheval… J'ai essayé d'en faire un homme. Tu connais mes efforts acharnés. Je voulais tant qu'il te ressemblât…

Matt ne répliqua pas. Raisonner n'eût servi de rien.

— Que diable, on aurait dit qu'il se plaisait à tout faire de travers, pour me rendre fou furieux, pour m'entendre gueuler et sacrer…

Le colonel fixa le plancher d'un air sombre. Matt eût souhaité lui dire qu'il n'avait jamais réellement donné sa chance à Link. Il s'était trop préoccupé de le changer selon son gré, de détruire l'influence de sa mère. Il n'avait pas su se faire respecter ni admirer de son fils. Il n'avait réussi qu'à nourrir la haine que Lily avait implantée dans le cœur du jeune Link. Matt n'avait pas souvenance qu'il eût adressé à son fils le moindre compliment durant toutes ces années.

Mais il se garda bien d'exprimer sa pensée. Peu importait désormais. Link était tel que l'avaient façonné sa mère, son père et les années. Rien ne pouvait plus le changer.

Il avait fini par apprendre à se tenir à cheval. Il connaissait un peu les soins requis par le bétail. Il savait lancer le lasso, manier un pistolet. Mais c'était visiblement de mauvaise grâce qu'il avait acquis ces connaissances, malgré son père plutôt que par égard pour lui.

Matt se leva, se dirigea vers la porte du bureau du télégraphe et passa la tête à l'intérieur.

— Le train n'a pas pris de retard ?

— Non, Mr Wyatt. Il arrivera à l'heure prévue si le pont sur le Big Dry Gulch a tenu.

Matt referma la porte. Le cliquetis fébrile du clavier lui parvint atténué. Il recommença d'arpenter la pièce…

*
*  *

L'immédiat après-guerre avait connu une certaine phase d'excitation. San Juan fourmillait d'uniformes, nordistes et sudistes mêlés. Mais la ville regorgeait également de mécontents, d'arrivistes souvent peu scrupuleux…

Au Two-Bar, les vols de bétail continuaient et Lafferty ne fut pas long à s'en apercevoir. Il revint un soir à cheval avec Link et s'en fut trouver Matt.

— J'ai trouvé une piste… quatre bêtes conduites par deux hommes. Depuis combien de temps ce petit jeu dure-t-il ?

— Un mois ou deux. Jamais plus de quelques têtes cependant… Comme si on les volait pour s'en nourrir.

Matt s'attendait à une magistrale engueulade mais Lafferty se borna à hocher la tête.

— Il va falloir y mettre un terme. Parce qu'ils ne se contenteront pas longtemps d'emmener deux ou trois bêtes lorsqu'ils se sentiront assurés de jouir de l'immunité.

— Avez-vous l'intention de prévenir le shérif de San Juan ?

Lafferty acquiesça. Le lendemain matin il se rendit à San Juan en compagnie de Link. Lorsqu'ils revinrent le soir, Lafferty avait le regard dur, la mâchoire provocante. Il annonça le refus du shérif. Ce dernier avait déclaré qu'il ne disposait pas d'effectifs suffisants pour patrouiller sur toute l'étendue du Two-Bar. Le ranch devrait assurer sa protection par ses propres moyens.

Ainsi fit le Two-Bar. Jamais Matt n'oublierait la leçon qu'allait infliger Lafferty à la population de la région. Lafferty non plus ne l'oublierait pas, ni les habitants de San Juan.

Immédiatement après son retour de San Juan, Lafferty fit quérir ses aides.

— Je veux une piste récente, enjoignit-il d'un ton bref. Dépêchez-vous de la trouver.

Une semaine s'écoula. Un soir, enfin, un homme qui se nommait Vigil revint pour annoncer la découverte d'une piste d'environ une quinzaine de têtes emmenées par quatre hommes.

Lafferty, Link et Matt, Vigil et un pisteur indien, ainsi que deux vachers, l'un mexicain et l'autre américain, se lancèrent aussitôt à leur poursuite. Ils chevauchèrent toute la nuit et parvinrent sur les lieux à l'aube.

Le pisteur indien se mit à l'œuvre. Il soutint tout le jour un trot allongé. Au crépuscule, Matt pressentit que l'avance des voleurs devait s'être réduite à une douzaine de miles. Il déduisit de la direction prise qu'ils cherchaient à gagner Albuquerque.

Ils reprirent la poursuite à l'aube, soutenant ce même trot rapide qui dévorait les miles sans trop exténuer les chevaux.

Vers midi, ils aperçurent le nuage de poussière soulevé par les bêtes volées. Lafferty décida de mettre à profit les connaissances stratégiques qu'il avait acquises à la guerre.

Vigil, le pisteur et un troisième furent envoyés de flanc en avant, avec mission de ne pas s'exposer puis de couper la retraite aux voleurs. Lafferty, Matt et les autres les assailliraient par-derrière. S'ils tentaient d'abandonner le bétail et de fuir, toute issue leur serait ainsi interdite, quelle que soit la direction qu'ils prendraient.

Matt s'était senti tout excité. Maintenant encore, il se rappelait comme sa main tremblait en tenant les rênes tandis qu'ils fonçaient sur les quatre bandits.

Les voleurs ne se virent offrir aucune chance de salut. Ils se bornèrent à demeurer en selle et à regarder, l'air morose, Lafferty et ses hommes approcher.

Lafferty poussa sa monture à travers le petit troupeau et vérifia les marques. Puis il revint vers les voleurs.

— Jetez vos armes. Ou servez-vous en. Mais décidez-vous vite.

L'un des quatre tenta de dégainer. Le pistolet de Lafferty gronda. Celui de Matt lui fit écho. L'homme porta les mains à son ventre et culbuta par-dessus son cheval.

Les trois autres levèrent les mains. Vigil s'approcha d'eux et les délesta de leurs armes. Suivi des prisonniers, Lafferty reprit la route du ranch.

Matt ignorait ses intentions. Mais il pressentait, non sans inquiétude, qu'il projetait autre chose que de les remettre purement et simplement entre les mains de la justice. La saillie de la mâchoire, la dureté du regard de Lafferty le lui indiquaient mieux que des paroles.