CHAPITRE PREMIER

À l'aube, les premiers nuages noirs, tels des vaisseaux de guerre ayant le vent sous vergue, étaient apparus au nord-est puis le gros de l'escadre avait suivi pour envahir en moins d'une heure le ciel entier avant même que le disque solaire n'eut émergé au-dessus de l'horizon.

Le tonnerre grondait sourdement. De temps à autre, un éclair zébrait le ciel et marquait au fer rouge quelque pin rabougri sur une hauteur, à moins qu'il n'incendiât une roche qui achevait de s'effriter et de se consumer en fumant dans l'atmosphère soudain chargée d'humidité.

La pluie se mit à tomber, escortée de vents rageurs qui se déchaînèrent contre les bardeaux de cèdre refendu de la minuscule station de chemin de fer, envoyant rouler à l'autre bout du quai tout ce qui n'était pas assujetti.

Matt Wyatt regardait tristement par la fenêtre ruisselante. Le train n'arriverait pas avant une heure ou deux ; n'en eût-il tenu qu'à lui, il ne fût jamais arrivé. Car son entrée en gare donnerait le signal d'un déferlement de violence comme n'en avait jamais connu encore cette région du Nouveau-Mexique. Elle déclencherait une guerre, limitée peut-être, comme il en allait de la plupart des guerres, mais bien assez grave à son gré comme à celui, d'ailleurs, du colonel Lafferty.

Une guerre insurrectionnelle, songeait amèrement Matt, une guerre qui, finalement, réduirait le colonel à ses véritables dimensions et détruirait ce qu'il restait de lui, de la même façon que la foudre anéantissait tout ce sur quoi elle s'abattait.

Il se retourna pour considérer le colonel assis sur un banc à l'extrémité opposée de la pièce. Lafferty, absorbé dans la contemplation du plancher, ressemblait en ce moment à un Napoléon au petit pied.

Matt ne pouvait s'empêcher de penser que la petite taille du colonel était vraisemblablement à l'origine du drame qui s'annonçait. Peut-être, au cours de ces nombreuses années, l'impérieux besoin de s'affirmer, de démontrer qu'un homme ne se jaugeait pas à sa taille, avait-il été la véritable raison qui l'avait incité à accumuler tous ses biens : terres, bétail, entreprises, et même un « Wild West Show ».

Avec des doigts qui tremblaient légèrement, Matt se roula une cigarette. Que diable, le colonel disposait même de sa propre ligne de chemin de fer, qui s'embranchait à la voie principale et parcourait toute la longueur du monstrueux ranch de Two-Bar pour desservir sa conserverie, sa tannerie, ses scieries, au nord, dans le haut pays boisé, et sa carrière de marbre, au-delà, au creux des pics rocheux. Cette gare – Two-Bar Station – jalonnait précisément la ligne secondaire en question.

Matt traversa la salle qui sentait le renfermé et jeta au passage un coup d'œil à la Mexicaine qui patientait avec ses cinq enfants avant d'aller s'asseoir aux côtés du colonel.

— Combien d'hommes Saxon a-t-il engagés ?

Matt connaissait déjà la réponse et se demanda ce qui avait bien pu l'amener à poser une telle question. Sans doute persistait-il à vouloir persuader le colonel de renoncer à sa folle bravade, dans l'espoir d'empêcher la catastrophe avant qu'il ne fût trop tard.

— Quarante-sept. Cinquante en comptant Les, toi et moi-même.

Quarante-sept. Quarante-sept mercenaires choisis pour leur aptitude au maniement des armes et qui agiraient strictement selon les consignes données par celui qui les payait. Quarante-sept qui bientôt jailliraient du train pour aller monter les chevaux sellés qui les attendaient à l'embarcadère, là-bas, sous la pluie. Sous la conduite de Lafferty, secondé par Matt, ils franchiraient la « frontière » (le mot était du colonel) séparant le domaine du Two-Bar du territoire du Nouveau-Mexique pour ouvrir les hostilités.

Matt grimaça. Les livres d'Histoire baptiseraient sans doute cela la « guerre de Lafferty » et relateraient la défaite et le massacre des cinquante têtes brûlées, dont lui-même, Matt, le colonel et Les Saxon.

Mais ils ne porteraient pas trace des souvenirs de Matt ni des circonstances ayant poussé Lafferty à cette extrémité. Ils ne souffleraient mot des vingt-cinq années au cours desquelles Matt avait été l'ami intime du colonel, des années qui l'astreignaient à la fidélité, même en dépit de la perspective du désastre imminent.

Peut-être le colonel était-il un peu fou. Il fallait l'être pour se lancer dans une action aussi manifestement vouée à l'échec. Fou de pouvoir. Fou de chagrin à la suite de l'amère désillusion que lui avait causée son fils. Fou de désespoir parce que, malgré tout ce qu'il avait édifié à partir du néant, il n'en avait pas moins échoué dans sa vie privée.

Ou du moins le croyait-il, songeait Matt qui concevait les choses un peu différemment. Il contempla le visage assombri qui reflétait, même au calme, l'ardente résolution, l'implacable détermination. Le colonel Lafferty était un Napoléon. Mais un Napoléon qui ne disposait, au lieu d'une nation sur laquelle exercer sa volonté, que des étendues vides et désolées du Nouveau-Mexique.

Un frisson lui parcourut l'échine. Nerveux, Matt se leva et se dirigea à grands pas vers la fenêtre. La pluie battante tambourinait sur le toit de la précaire station, débordant des gouttières, formant des lacs dans le pays plat au-delà des voies.

Il opéra un long retour sur son passé. Il revoyait la petite maison d'adobe incendiée, quelque part au sud, dans l'immense plaine texane envahie par la brousse. À cette évocation son visage se crispa.

Près de vingt ans déjà… L'un de ses tout premiers souvenirs…

*
*  *

Il revoyait la petite rivière limoneuse qui serpentait paresseusement à travers un pays torride. Il revoyait la maisonnette toujours fraîche, même par les jours de canicule…

Il se remémorait aussi une femme vêtue de gros drap rustique, une femme usée par la fatigue. Ainsi qu'un homme à la peau parcheminée comme du vieux cuir, un homme sentant la sueur et le tabac…

Il se souvenait… en fait, il ne se souvenait que confusément du soir de l'attaque comanche. Une heure avant le crépuscule, ses parents lui avaient enjoint de sortir, en lui recommandant de ne faire aucun bruit et de ramper jusqu'au hallier d'épineux qui s'étendait derrière la maison.

Il se rappelait avoir pleuré parce qu'il ne voulait pas partir, mais, finalement, il s'était décidé et avait rampé silencieusement sur le sol, comme par jeu. Il avait atteint les buissons et s'y était dissimulé, allongé pendant toute la durée des terribles événements.

Il avait entendu des coups de feu, des clameurs stridentes, un épouvantable hennissement. Puis des cris et des gémissements – sa mère. Enfin, le silence, plus effrayant en quelque sorte que les bruits précédents.

Toute la journée le jeune Matt était demeuré étendu derrière le taillis, sans oser bouger. Toute la journée et toute la nuit suivante, bien qu'il eût froid, et faim, et soif…

Au cours de la nuit, le vent avait tourné, porteur de l'âcre senteur des décombres fumants de la maison. À l'aube, Matt était sorti en titubant du hallier, il ne pleurait plus mais le lugubre spectacle qui s'offrait à sa vue l'avait empli d'effroi. Les corps de ses parents… les ruines calcinées de la maison… les porcs et les poules massacrés, sans raison… l'aspect désolé du corral où étaient autrefois parqués les chevaux de son père…

Âgé alors de cinq ans, il avait témoigné d'assez de maturité pour retrouver deux couvertures en partie brûlées dont il avait recouvert les corps de ses père et mère ainsi que pour chercher sa subsistance parmi les ruines et tirer de l'eau au puits.

Mais il était trop jeune encore pour décider du parti à prendre ou de la direction à suivre. C'est pourquoi il s'était contenté de rester sur les lieux, récupérant des vivres parmi les décombres qui achevaient de se refroidir lentement, buvant l'eau du puits, s'accoutumant à l'odeur de la mort qui empirait chaque jour.

Même maintenant, il n'aurait su dire combien de temps il était demeuré là, après la razzia indienne. Un matin, enfin, à son réveil, il avait levé les yeux sur un homme de petite stature vêtu de façon très comparable à son père et monté sur un énorme étalon noir dont la peau luisait au soleil.

Il se redressa, frottant ses yeux embués de sommeil. Il aurait voulu crier de soulagement mais il s'en abstint et se borna à déclarer :

— Les Indiens ont tué p'pa et m'man, moi j'étais caché…

L'homme le considéra longuement, le sourcil froncé sous l'effet d'une violente colère. Puis il sauta à terre, attacha son cheval, s'empara d'une pelle dont subsistait une moitié de manche et entreprit de creuser deux tombes.

Il travailla sans mot dire pendant la majeure partie de la matinée, tandis que Matt, assis par terre, l'observait d'un air grave. Puis il enveloppa les deux corps dans les lambeaux de couvertures et les fit basculer dans les fosses. Ce n'est qu'après les avoir inhumés qu'il se retourna et regarda Matt :

— M'est avis que j' vais t'avoir sur l' dos, l' môme. Allez, arrive…

Il hissa Matt en selle et monta derrière lui puis prit la direction du nord.

Les jours passèrent, sans laisser à Matt de souvenir notable hormis le fait que les vivres abondaient désormais. Le pays défilait, interminable, sous les pas de l'énorme étalon porteur d'une paire d'écuyers singulièrement rabougris. Une ou deux fois, l'homme dit à Matt :

— J' sais bougre pas c' que j' m'en vais faire d'un mioche pareil. Va falloir que j' tâche de trouver une Mex' qui veuille bien t' recueillir. Y a pas de femmes blanches si loin au nord, ça c'est sûr…

Matt se sentait envahi par l'angoisse chaque fois que l'homme parlait ainsi mais il se contentait de serrer les dents.

Enfin, après avoir franchi la frontière méridionale du Texas et voyagé de nuit pour traverser le territoire comanche, ils atteignirent les petites colonies espagnoles de Pueblo et du Nouveau-Mexique.

Un soir, à la nuit tombante, ils s'arrêtèrent à un petit comptoir commercial où son protecteur acheta des provisions et des cartouches avec de l'or qu'il tira d'une escarcelle en cuir. Il y avait là trois vilains barbus aux yeux durs, Matt n'était pas trop rassuré… Leurs emplettes faites, ils se remirent en route.

Ils campèrent à une demi-douzaine de miles à l'ouest du comptoir, l'homme mit son cheval au piquet pour le laisser paître. Leur repas achevé, ils s'enroulèrent dans leurs couvertures et s'allongèrent près du feu pour dormir.

Matt s'éveilla le premier au bruit de pas feutrés. Il écarquilla les yeux dans le noir et discerna les ombres mystérieuses qui s'acheminaient en silence vers le cheval de son bienfaiteur. Il hurla…

Il y eut chez les inconnus un instant de panique… Tout près de lui, l'homme rejeta ses couvertures : il bondit comme un chat et se rua dans les ténèbres…

Des coups de feu retentirent, puis des cris, des cris de douleur… Matt revivait la soirée de l'attaque comanche. À cette différence près qu'à l'issue du combat son protecteur revint, rechargeant son pistolet au long canon et gratifiant Matt d'un sourire épanoui tel qu'il ne lui en avait encore jamais vu arborer.

— Après tout, p't'ête bien que j' vais t' garder. Si t'avais pas crié… Oh et puis saperlotte ! on aurait continué à pied, un point c'est tout.

Il dévisagea Matt un long moment. Finalement, il s'agenouilla à ses côtés et lui tendit une petite main trapue.

— Moi, j' suis Dan Lafferty et toi, l' môme, comment que tu t'appelles ?

— Matt.

— Matt quoi ?

— Wyatt, je crois. C'est comme ça que m'man appelait p'pa.

— Ça, ça devait être son prénom, tu t' souviens pas de son dernier nom ?

Matt secoua la tête. Lafferty enchaîna :

— Dans ce cas, allons-y pour Matt Wyatt. Faut s' lever et filer. J'ai tué l'un de ces types, là-bas. Les autres pourraient revenir…

*
*  *

À longues enjambées, Matt retourna se poster à l'une des fenêtres de la minuscule salle d'attente et s'efforça de percer le rideau de pluie. De l'autre côté des voies un arbre foudroyé fumait, le tronc marqué d'une longue raie noire. Le tonnerre grondait, ébranlait le plancher, à la lueur des éclairs les vitres paraissaient rougeoyer. Deux des petits Mexicains se mirent à pleurer.

Matt s'arracha à ce spectacle pour regarder le colonel Lafferty. Celui-ci n'avait pas levé la tête, il paraissait ne pas s'apercevoir de l'orage et des éléments déchaînés. Au souvenir de ce qu'il était lors des premières années Matt prenait conscience des changements qui s'étaient opérés en lui. Ses cheveux grisonnaient, sa figure empâtée ne recelait plus rien de l'énergie de sa jeunesse. Les yeux étaient profondément renfoncés, le regard s'était embrumé.

Mais la mâchoire… la mâchoire, elle, n'avait pas changé. Puissante, dure et saillante, presque provocante… Matt se rappelait l'avoir toujours vue ainsi.

Il n'aurait su dire comment Lafferty s'était rendu acquéreur du domaine de Two-Bar. Peut-être l'avait-il acheté avec le peu d'or dont il disposait. Mais il savait en revanche comment il avait procédé pour meubler le ranch des premières têtes de bétail. Avec trois vaqueros mexicains dont il avait loué les services, il avait passé plusieurs mois dans les mauvaises terres, à 200 miles à l'ouest. Il avait poussé les chevaux vers le sud et à son retour, à l'issue de tractations menées avec les Comanches dans les Staked Plains1 il se retrouvait possesseur de cent cinquante bêtes de race texane à l'air farouche. Pendant son absence, il avait confié le jeune Matt à la femme de l'un des vaqueros.

Le bétail erra librement car il n'y avait ni ranch ni établissement d'aucune sorte dans un rayon de 50 miles. Il erra et se multiplia au fil des années.

Et Matt grandit. Nerveux, sec, robuste comme du cuir vert, il chevauchait à cru à la manière des jeunes Indiens, maintenant fermement un équilibre précaire parce que ses jambes étaient trop courtes pour enserrer convenablement les flancs de sa monture.

Souvent Lafferty l'emmenait pour de longues randonnées. N'ayant personne à qui parler, il se confiait à lui. Parfois il semblait presque soliloquer. Il disait bien des choses que Matt, trop jeune, ne comprenait pas. Mais le garçonnet aimait le son de cette voix grave et ronflante, sans rapport avec la stature du colonel.

Matt eut tôt fait d'apprendre que l'ambition habitait Lafferty au même titre que le sentiment de sa petite taille. « Vois-tu, Matt, se plaisait-il à dire, en décrivant du geste un large cercle, cette terre m'appartient, aussi loin que peut porter ton regard, et même bien au-delà… Je l'ai conquise et j'entends la garder. Elle n'a pas encore assez de valeur pour que quelqu'un soit tenté de me la ravir. D'ici là… eh bien, nous serons assez grands pour nous défendre. »

Matt enregistrait, tout en travaillant aussi dur qu'un adulte. Il grandissait et, parallèlement, quelque chose croissait en lui qui n'était pas loin de ressembler à un véritable culte à l'égard de Lafferty.

Il y avait toutefois en Lafferty des impulsions que Matt n'était pas à même de comprendre. Plus tard, lorsqu'il en aurait lui-même fait l'expérience… Inexorablement, le temps vint où Lafferty ne se sentit plus en mesure de continuer à vivre seul. Il se mit en quête d'une femme.

Cette fois, il n'y eut personne pour s'occuper de Matt qui dut, en conséquence, se débrouiller par ses propres moyens. Il apprit à ne plus redouter les ténèbres. Il découvrit que seuls les hommes étaient à craindre mais que le froid contact d'une crosse de pistolet suffisait à chasser ses appréhensions.

Il eut huit ans cette année-là. En l'absence de son protecteur, il s'empara d'un énorme Dragon Colt lui appartenant, le chargea et alla s'exercer dans la cour.

Il crut la première fois que le recul lui avait brisé le bras. Il s'assit par terre, contemplant le pistolet fumant, tandis que les larmes commençaient à perler.

Mais il sut résister à l'envie de pleurer. Ses yeux embués se durcirent, sa mâchoire se serra. Il se releva et brandit le pistolet des deux mains pour tirer encore et encore…

Au bout de deux semaines, il était capable d'atteindre une pierre à une distance de 100 pieds avec une proportion raisonnable de coups au but, bien qu'il dût encore tenir l'arme des deux mains…

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À l'évocation du passé, un imperceptible sourire se dessina sur les lèvres de Matt. Un instant l'anxiété déserta son regard pour laisser place au souvenir…

Lafferty était revenu avec une femme. À l'époque, Matt l'avait trouvée formidable avec son parfum capiteux, ses bas de tulle noir, ses robes de soie… Il ignorait que Lafferty l'avait ramassée dans un saloon à Albuquerque. Il ignorait que Lafferty l'avait épousée moins d'une heure après avoir fait sa connaissance. Il était loin de se douter que son bienfaiteur l'avait choisie selon les mêmes critères qui lui eussent servi à choisir une jument… la longueur des jambes, la largeur des épaules, l'ampleur des hanches, l'opulence de la poitrine… Il l'avait choisie pour porter un enfant et assouvir les appétits qui le tourmentaient chaque nuit…

Matt tourna la tête et contempla le colonel. Si d'autres raisons avaient motivé son choix – des raisons plus avouables – peut-être ne se fût-il pas trouvé en ce moment dans l'obligation de se détruire lui-même. Peut-être que son fils…

Fataliste, Matt haussa les épaules et reporta son regard sur la voie. Le passé était le passé. Les leçons de l'expérience n'y pouvaient désormais rien changer.