CHAPITRE XI

Matt s'absenta environ une semaine. Pendant ce temps, Link s'estompa progressivement de son esprit, parce qu'il avait, une fois pour toutes, décrété qu'il n'y avait rien qu'il pût faire pour lui.

Lorsqu'il rentra, tard dans l'après-midi, le soleil couchant parait le pays de splendides teintes mordorées.

Matt s'arrêta un instant pour contempler le ranch, constatant à quel point il avait changé au cours des quelques années qui avaient suivi le retour de Lafferty. Il ressemblait presque à une ville maintenant. Une ville où trônait, souveraine, la grosse maison d'adobe.

Des chariots surchargés de bois de charpente et de plaques de marbre s'alignaient le long de la palissade. Des hommes faisaient d'incessantes allées et venues entre les bâtiments et les corrals, qui couvraient au moins cinq ou six acres. La fumée s'élevait d'une cinquantaine de cheminées à l'approche de l'heure du souper.

Matt pénétra dans la cour, logea son cheval dans l'un des corrals puis posa selle et bride sur la galerie de la maison. Lafferty sortit sur le seuil et le héla d'une voix de stentor :

Matt s'avança à sa rencontre. Lafferty paraissait en proie à la plus vive excitation.

— Entre, Matt. Je veux te confier mes projets !

Matt le suivit dans la maison où brûlaient plusieurs lampes. Il accepta le cigare que lui tendait Lafferty et l'alluma.

— Je vais construire un abattoir et une conserverie.

Matt resta un moment bouche bée, contemplant Lafferty d'un air sidéré avant d'objecter :

— Mais tout cela va coûter un argent fou !

— L'argent ne pose pas de problème. Nous avons remboursé les emprunts sur les scieries et la carrière de marbre. Nous faisons des affaires d'or. Maintenant, par Dieu ! nous allons devenir importants, réellement importants !

— Pourquoi ? demanda Matt.

Lafferty le fixa un moment sans rien dire puis rugit :

— Pourquoi ? Je vais te le dire, pourquoi ! Parce que nous ne pouvons pas rester indéfiniment les deux pieds dans le même sabot. Les gens se plaisent à mettre en pièces ce qui est grand et le Two-Bar est ce qu'il y a de plus grand à la ronde. (Il parut soudain un peu confus et tourna brusquement les talons pour gagner la fenêtre à grandes enjambées.)

Matt ne souligna point l'illogisme des propos de Lafferty. Il savait que cela ne servirait de rien. En outre, il connaissait l'explication. Toujours ce même besoin de se prouver… Et Lafferty ne s'en tiendrait pas là. Il ne s'accorderait aucun répit avant d'avoir donné au Two-Bar le maximum d'extension.

Napoléon, auquel il le faisait songer, devait avoir, dans son esprit, obéi à semblable impulsion. Il avait voulu aller plus loin, toujours plus loin, multipliant annexions et conquêtes jusqu'à ce que son empire se fût hypertrophié et que la défaite eût mis un terme à ses rêves d'hégémonie…

Lafferty regarda Matt d'un air presque implorant.

— Et où seront situés cet abattoir et cette conserverie ? s'enquit Matt.

— À l'entrée du Soda Canyon, répondit Lafferty plein d'espoir.

Matt opina. C'était là l'emplacement logique. Le canyon était profondément encaissé à l'endroit où la rivière le coupait pour sinuer vers le sud à travers la plaine. L'entrée du canyon, sur environ un mile, était abritée du soleil, sauf lorsque celui-ci était au zénith, à midi.

La vallée était assez large pour contenir bâtiments et corral. L'eau abondait et l'on pouvait toujours construire une digue pour constituer un bassin de retenue.

— L'idée me paraît bonne, dit Matt.

Lafferty parut un instant déçu par cette réponse puis son enthousiasme reprit le dessus et il parla sans s'interrompre, pendant plus d'une heure.

Le lendemain, il partit pour Chicago. Et, une fois de plus, les chariots commencèrent d'arriver, venant cette fois de l'Est, chargés de lourdes machines et d'innombrables caisses de boîtes de conserve. Des hommes suivirent, embauchés par Lafferty à Chicago, des hommes qui connaissaient déjà cette industrie.

À cet égard, songeait Matt, Lafferty faisait les choses comme il se devait. Lorsqu'il se lançait dans une nouvelle entreprise avec laquelle il n'était pas familiarisé, il ne manquait jamais de faire appel à des spécialistes.

C'est ainsi que la conserverie s'implanta à l'entrée du Soda Canyon. Et le bétail du Two-Bar, au lieu de suivre la piste du nord vers Albuquerque ou Santa Fe, affluait maintenant dans la gueule béante de l'abattoir du Two-Bar pour en ressortir dûment mis en boîtes, des boîtes prêtes à être acheminées en bout de piste, vers le nord ou vers l'est. Les eaux de Soda Creek prenaient une couleur pourpre et la puanteur de l'abattoir se propageait jusqu'à la maison lorsque le vent soufflait de ce côté. Mais personne ne semblait s'en offusquer car il est bien connu que l'argent n'a pas d'odeur.

Une nouvelle aventure commença dès l'année suivante. Le Two-Bar entreprit d'élever des chevaux pour les remontes de l'armée, en utilisant des juments importées de Mexico et des étalons prêtés par l'armée U.S. elle-même.

Matt n'aimait ni l'abattoir ni la conserverie, ni les scieries ni la carrière de marbre. Seul le bétail l'intéressait et il passait à cette époque la majeure partie de son temps à parcourir à cheval les miles interminables du domaine de Two-Bar en compagnie de cow-boys espagnols ou anglais dont beaucoup travaillaient pour le ranch depuis le départ de Lafferty pour la guerre. Il passait ses nuits dans les cabanes de ligne et ne voyait que rarement Lafferty.

Un véritable empire naissait ainsi sur cette plaine du Nouveau-Mexique, mais de cet empire, Matt ne désirait aucune part, car il le jugeait désormais trop éloigné de ses origines.

C'était également un empire qui, avec le temps, requerrait sa propre force de police, un autre aspect de la question qui déplaisait à Matt.

Plusieurs centaines d'hommes travaillaient maintenant au ranch, aux trois scieries, à la carrière de marbre et à la fabrique de conserves. Une cinquantaine d'autres s'occupaient du bétail et des remontes de l'armée.

Des querelles étaient inévitables. Et puisque Lafferty refusait de faire appel à la Loi, il lui appartenait de maintenir l'ordre lui-même.

Cette nécessité apparut clairement environ un an après que la conserverie eut commencé la production de bœuf en boîtes.

Un soir, au crépuscule, un homme sans chapeau pénétra au galop dans la cour sur un cheval écumant et fourbu. Il hurla :

— Colonel ! Colonel Lafferty !

Matt sortit sur la galerie en même temps que Lafferty. C'était l'époque des vacances d'été et Link, le visage impassible et morose, était campé derrière son père sur le pas de la porte.

L'homme sauta lourdement à bas de sa monture :

— Il y a du grabuge à la conserverie ! Al Lake dit que vous feriez bien d'aller chercher le shérif et un détachement de police et de vous rendre là-bas le plus vite que vous le pourrez. Il va tâcher de les contenir jusqu'à votre arrivée.

— Ho ! Doucement ! s'écria Lafferty. De quoi diable voulez-vous parler ?

— Ce sont les ouvriers, Colonel. Ils exigent d'Al une augmentation.

— Comment se fait-il que je n'en aie rien su ?

— Al ne voulait pas vous inquiéter. Il s'estimait capable de dominer la situation.

Matt ne reconnut pas l'homme qui visiblement ne travaillait pas à l'abattoir. Sans doute était-ce l'un des employés des bureaux.

— Et que se passe-t-il donc ? Que signifie tout ce chambard ?

— Ils se sont mis en grève, Colonel. Ils ont quitté leur poste vers le milieu de l'après-midi. Al a saqué toute l'équipe quand ils ont refusé de reprendre le travail.

— Il a bien fait.

— Peut-être, Colonel. Mais le résultat n'a pas été fameux. Ils sont devenus fous furieux et se sont mis à démolir tout ce qui leur tombait sous la main. Al et deux autres se sont munis de fusils. Ils ont abattu trois hommes, dont deux sont morts. Les autres se sont terrés dans la remise aux cuirs. Al s'efforce de les bloquer mais redoute qu'ils ne tentent une sortie en force dès la tombée de la nuit. Il s'imagine qu'ils vont incendier toute cette foutue fabrique.

Lafferty hurla à l'intention de Matt :

— Rassemble quelques hommes, Matt ! Fais vite !

Matt traversa la cour en courant et sitôt franchie la barrière, sortit son revolver et tira en l'air par deux fois.

Des hommes sortirent précipitamment, qui du dortoir, qui des maisons construites pour les familles.

— En selle ! aboya Matt. Il me faut au moins une douzaine d'entre vous !

Il courut vers le corral, happa au passage une corde accrochée par un clou à l'un des poteaux de la palissade et commença de capturer des chevaux au lasso.

Julio, le pisteur indien, Vigil et deux autres vinrent lui prêter main-forte. Matt passa la bride à deux chevaux qu'il mena en courant vers la maison. Il achevait de les seller quand Lafferty le rejoignit, bouclant son ceinturon.

Tous deux enfourchèrent leur monture et gagnèrent le corral au galop.

Une demi-douzaine d'hommes étaient déjà en selle. D'autres s'affairaient fébrilement à prendre et à seller des chevaux. Piquant des deux, Lafferty se tourna vers le nord, en direction de la conserverie, suivi de Matt à une distance d'une cinquantaine de pieds.

Les autres s'égrenèrent à la file sur un demi-mile environ. Le jour faiblissait vite, les ténèbres ne tarderaient pas à s'installer. Même à ce train-là, ils ne pouvaient espérer atteindre l'entrée du Soda Canyon qu'une heure et demi après la tombée de la nuit. D'ici là, le mal serait fait. À moins qu'Al Lake n'eût trouvé le moyen de bloquer dans la remise aux cuirs les ouvriers insurgés.

Malgré les furieux coups d'éperons qu'il distribuait à sa monture, Matt ne parvenait pas à rattraper Lafferty qui chevauchait comme s'il eût été possédé du démon. Mais il s'imaginait facilement l'aspect sinistre de son visage, le regard flamboyant…

À mi-parcours, Lafferty fut néanmoins contraint de ralentir l'allure et Matt en profita pour se porter à sa hauteur. Les autres, derrière, commencèrent à se regrouper.

Matt se garda bien d'interroger Lafferty sur ses intentions. Nul besoin de demander : Lafferty emploierait n'importe quel moyen pour sauver sa conserverie. Outre les deux hommes abattus par Al Lake, d'autres périraient avant l'aube…

Lafferty maintint son cheval au pas pendant un demi-mile puis il lui fit prendre un trot allongé, imité par ceux de sa suite.

L'obscurité était tombée. Matt écarquillait les yeux en direction de la fabrique, s'attendant à voir le ciel embrasé pour le cas où les ouvriers fussent parvenus à s'échapper de la remise et à mettre le feu aux bâtiments.

Il ne leur restait plus que 2 miles à couvrir lorsque Matt aperçut le premier la lueur rouge de l'incendie qui soulignait de manière spectrale le relief de la bouche du canyon.

Puis ils entendirent des coups de feu, des tirs sporadiques, largement dispersés, comme si des hommes canardaient les assaillants en ne s'exposant qu'occasionnellement.

Lafferty, Matt et leur escorte s'engagèrent en trombe dans la bouche du canyon et suivirent la route menant à l'embarcadère. Lafferty serra la bride au milieu du fatras des baraquements et contempla successivement la remise en flammes puis la fabrique et l'abattoir. Du corral montaient les beuglements du bétail affolé. Lafferty hurla :

— Al !

— Ici présent, colonel Lafferty !

La voix provenait de l'embarcadère, derrière les caisses de boîtes prêtes à l'expédition.

Lafferty s'avança vers le dock :

— Où sont-ils ?

— J'ai réussi à les tenir derrière la remise aux cuirs. Ils n'osent pas tenter une sortie par crainte de se faire descendre. Mais dès qu'elle aura fini de brûler…

Lafferty se tourna vers Matt :

— Prends la moitié des hommes et contourne par la gauche, pendant que je ferai le tour par la droite.

Matt n'avait pas besoin de directives complémentaires, il connaissait déjà le plan de Lafferty.

L'escorte se scinda en deux. Le cheval de Matt fit un écart à la vue des deux cadavres gisant sur le sol à 50 pieds du dock.

L'air était saturé d'une odeur douceâtre, écœurante, et Matt se demandait comment des hommes pouvaient vivre en respirant à longueur de journée une semblable puanteur.

Lafferty aboya un ordre et Matt enfonça ses éperons dans les flancs de sa monture. L'animal s'enleva et les autres se lancèrent au galop à sa suite. Pistolet au poing, il fit le tour de la remise embrasée. Une balle lui siffla aux oreilles.

Soudain, derrière eux, Lafferty opéra sa percée. L'homme qui avait tiré sur Matt, atteint d'une balle dans le dos, eut un violent soubresaut et se tordit de côté avant de s'effondrer en silence.

Un autre, un géant à demi nu, virevolta face à Lafferty. Il tenait un couperet à la main.

Ses muscles luisants de sueur se gonflèrent lorsqu'il ramena le bras en arrière. Matt savait où irait le couperet quand il quitterait la main du géant : il irait droit sur Lafferty et lui fendrait le crâne…

Aussitôt, il tira. L'homme parut se raidir. Matt tira de nouveau mais le couperet volait déjà, et reflétait en tournoyant le rouge éclat de l'incendie.

Matt ouvrit la bouche pour hurler un avertissement à l'adresse de Lafferty mais il vit le couperet tomber avant d'avoir atteint sa cible.

Alors, il reporta vivement son regard sur le lanceur : une tache rouge s'élargissait maintenant sur son dos, il titubait comme un homme ivre.

Soudain, il s'effondra, le visage en avant. Lafferty rugit :

— Arrêtez, bon Dieu ! Jetez bas vos armes !

Leur humeur belliqueuse les avait désertés. Un à un, ils laissèrent choir à terre fusils, couteaux et autres armes de fortune.

— Maintenant, prenez des seaux, aboya Lafferty, et éteignez ce feu avant qu'il ne s'étende.

Hébétés, ils s'exécutèrent et se mirent à combattre l'incendie. Matt cria à l'adresse de ses hommes :

— Descendez de cheval et donnez-leur un coup de main !

Ils se hâtèrent d'obtempérer, imités par ceux qui avaient suivi Lafferty. Matt rejoignit ce dernier :

— Qu'allez-vous faire maintenant ?

— Je vais augmenter leur paye. C'est bien ça qu'ils voulaient, non ? (Lafferty souriait à belles dents.) Sacrebleu, que croyais-tu donc ? Que j'allais peut-être leur passer la corde au cou ?

Matt le contempla un moment, sidéré, puis il sauta à terre pour aider à combattre le feu qui avait, entre-temps, presque entièrement consumé la remise. Il se renfrogna en pensant que jamais il ne comprendrait Lafferty, dussent-ils se côtoyer pendant mille ans.

Il ne comprit pas davantage lorsque Lafferty engagea Les Saxon pour lui confier la direction d'une escouade mobile de police privée, en prévision du retour de semblables incidents.

Heureusement, la mort des ouvriers ne suscita pas de nouvelle épreuve de force avec la Loi. Il y avait eu émeute, destruction de propriété, la brutale répression fut donc estimée justifiée.

Mais un affrontement d'un autre genre, plus redoutable encore, prit naissance à partir de ce jour. Les familles des quatre morts se joignirent à celles des trois voleurs pendus sur la plaza. Et, une fois de plus, Lafferty dut se battre pour préserver l'immense empire qu'il avait édifié.