CHAPITRE XXI

Le visage de Matt Wyatt blêmit tandis qu'il contemplait la voie. Au loin, il distinguait maintenant un mince panache de fumée noire. Il appela Lafferty :

— Le voilà, Colonel !

Lafferty sortit sur le quai et suivit le regard de Matt. Il acquiesça d'un signe de tête :

— Matt, je…

Il se racla la gorge avant de poursuivre :

— Nous avons parcouru ensemble un long chemin, Matt. Si l'affaire tourne mal… eh bien, j'ai rédigé mon testament voilà quelques jours. Si Link et moi-même échouons et que tu t'en tires…

De nouveau, il s'interrompit, suffoqué par l'émotion. Matt n'avait jamais éprouvé plus d'admiration pour le petit colonel qu'en ce moment même. Lafferty était convaincu qu'il allait mourir et qu'il ne pourrait sauver Link. Un homme de moindre envergure eût renoncé. Lui ne savait pas reculer.

La Mexicaine s'avança sur le quai, ses mioches dans ses jupes. Ils regardèrent venir le train puis se tournèrent inquiets vers Matt et Lafferty. Les enfants eux-mêmes paraissaient sentir ce qu'il y avait dans l'air.

La volute de fumée grandit progressivement puis la haute cheminée de la locomotive se profila clairement. Le train siffla, ils aperçurent la vapeur blanche bien avant que le son ne leur parvînt aux oreilles.

À une centaine de yards de la gare, le mécanicien coupa les gaz et appliqua les freins. Le train stoppa bruyamment.

Les Saxon fut le premier à descendre du wagon. Il se dirigea d'un pas décidé vers le colonel et lui serra la main.

— J'ai là quelques rudes gaillards, Colonel. Ils se battront pour vous corps et âme.

Lafferty acquiesça et Saxon se tourna vers Matt :

— Je n'étais pas certain que vous seriez là, Matt.

Matt lui fit un sourire mi-figue mi-raisin.

— Et moi pas davantage.

Les sbires de Saxon descendaient du train.

Ils ressemblaient à peu de chose près à l'idée que Matt s'en était formée. Des chasseurs de bisons. Des coureurs de pistes. Un individu inclassable que personne n'eût remarqué dans une foule à moins d'avoir noté l'éclat de son regard et la manière dont il portait son pistolet. Un gros homme, en complet-veston, à la moustache fleurie, pourvu d'une abondante chevelure qui retombait sur ses épaules. Des anciens militaires. L'un portait un képi de confédéré si vieux que Matt ne put s'empêcher de songer que la guerre avait duré plus de quinze ans. Et une douzaine de coupe-jarrets de la frontière auxquels Matt se fût bien gardé de tourner le dos, même en plein jour. Il en reconnut plusieurs pour avoir vu leur photographie.

Lafferty leur intima l'ordre de se rassembler sur le quai. Ils s'exécutèrent lentement, formant un alignement très approximatif.

Lafferty les passa en revue et rugit :

— Vous avez reçu chacun cinq cents dollars. Cinq cents autres vous attendent ce soir.

Il observa une pause, puis :

— Vous comprenez tous que pour mille dollars, vous vous exposez à des risques. Nous allons forcer la prison de San Juan. Nous serons attendus, il nous faudra livrer bataille. Si vous donnez le meilleur de vous-mêmes, notre entreprise sera couronnée de succès. Si nous échouons par contre, vous ne percevrez pas le reste de l'argent parce que je ne serai plus là pour vous le remettre.

Une voix rauque s'éleva :

— Quelqu'un a parlé de la cavalerie, qu'en est-il au juste, Colonel ?

— Un peloton de cavalerie est stationné à San Juan. Une trentaine d'hommes à ce que je crois savoir. Mais je ne pense pas que la troupe intervienne, cette affaire ne la concerne pas. Dans le cas contraire, nous la combattrons. Nul ne vous a promis qu'il s'agissait d'une simple promenade.

Il continua d'arpenter le quai, les dévisageant un à un.

— Pas d'autres questions ?

Le train quitta la gare en haletant. Lafferty domina le vacarme d'une voix tonitruante :

— Parfait. Dans ce cas, voici le plan de la ville.

Il se mit à esquisser au crayon gras sur le mur de la gare le plan de la ville de San Juan, expliquant, tout en dessinant, l'itinéraire qu'ils emprunteraient, la situation de la prison, les emplacements où il fallait s'attendre à rencontrer de la résistance. Ils attaqueraient de front, en formation serrée. Il fallait que la ville et la troupe fussent à même de juger d'emblée de combien d'hommes il disposait. Il s'imaginait ainsi décourager l'adversaire éventuel.

Lorsqu'il eut achevé d'exposer sa tactique, il redemanda s'il y avait des questions. Il répondit à quelques-unes puis rugit :

— Alors, parfait ! En avant, marche ! Chevaux et selles vous attendent au corral.

Pataugeant dans la boue, ils gagnèrent le corral. Les chevaux de Matt et de Lafferty, déjà sellés, étaient attachés à la palissade. Matt sauta sur sa selle spongieuse et attendit que les hommes fussent prêts.

Chacun prit son cheval au lasso puis le sella. Ceux qui eurent terminé les premiers enfourchèrent leur monture et patientèrent en silence. Matt regardait avec nostalgie en direction des bâtiments du ranch. Il se demandait si Laura était déjà partie et où elle irait. Puis il se détourna pour fixer le chemin qu'ils allaient bientôt prendre. Le corral se trouvait aux confins du Two-Bar, séparé de San Juan par environ cinq miles.

Les traînards finissaient de seller leurs chevaux. Ils se mirent en selle à leur tour et se joignirent au groupe.

Lafferty menait la colonne. Les Saxon et Matt chacun sur un flanc. Le sol détrempé glissait par endroits et les chevaux s'embourbaient alors lamentablement.

Ils laissèrent la gare derrière eux. Matt jeta par-dessus son épaule un dernier regard au Two-Bar. Il vit arriver un boghei, à peine plus gros qu'un point dans le lointain.

— Je vous rattraperai, Colonel. Ça doit être Laura.

Lafferty acquiesça sans mot dire. Matt fit tourner bride à son cheval et lui toucha les flancs de ses éperons. L'animal prit un trot allongé.

La boue volait sous les sabots de sa monture. Matt repassa devant la gare et fonça à bride abattue vers le boghei qui se rapprochait.

Il sut qu'il s'agissait de Laura avant d'avoir franchi la moitié de la distance qui lui restait à parcourir. Il la le joignit quelques instants plus tard.

Elle n'était qu'à peine mouillée car elle avait dû voyager avec le vent dans le dos. Repoussant une mèche folle de son front, elle ouvrit de grands yeux à sa vue :

— Matt, je… je pensais qu'il me fallait essayer encore…

Il mit pied à terre et marcha à côté du boghei, regardant, consterné, les larmes ruisseler sur ses joues.

— Tu n'aurais pas dû venir si loin. Ce n'est pas bon, vu ton état.

Elle secoua la tête en rechignant.

— J'ai participé pendant vingt-cinq ans à toutes ses entreprises, poursuivit Matt. Je ne puis l'abandonner à présent. Je ne puis lui fausser compagnie maintenant qu'il se trouve dans le pétrin. (Il se renfrogna, cherchant maladroitement les mots les plus propres à exprimer exactement ce qu'il ressentait.) Il a réuni cinquante hommes mais il est seul si je ne suis pas à ses côtés. Comprends-tu cela, Laura ?

Elle fit oui de la tête. Elle s'abstint de lui rappeler qu'elle aussi était seule sans lui, que leur fils, qui allait bientôt naître, serait seul lui aussi. Le désespoir envahit son visage. Matt, au supplice, enchaîna :

— Je dois y aller, Laura, si je veux les rattraper.

Il tendit les bras, posa les mains sur ses épaules. Longuement, il la couva des yeux puis, délicatement, il mit un baiser sur ses lèvres bleuies, qui lui arracha un sanglot.

Il se dégagea, se remit en selle.

— Matt ?

Il tourna la tête.

— Je ne te quitterai pas, Matt. Je serai à la gare quand tu reviendras.

D'une main elle essuya ses larmes puis lui adressa un petit sourire courageux.

La gorge de Matt se serra. Il avait l'impression d'avoir du plomb sur la poitrine. Les larmes brûlaient ses yeux. Il dit, d'une voix étranglée :

— Merci, Laura.

Puis il fit pirouetter son cheval et donna de l'éperon. Il ne se retourna qu'une fois lorsqu'il eut dépassé la gare et vit le boghei qui suivait. Il reporta alors son regard sur San Juan, enfonçant de nouveau ses éperons dans les flancs de sa monture qui fit feu des quatre fers et se mit à galoper.

Ceci rappelait à Matt l'époque lointaine où il s'était rendu à San Juan pour tenter d'empêcher le lynchage des voleurs de bétail. Il ne s'était guère alors bercé d'illusions, pas plus qu'il ne se leurrait d'espoir aujourd'hui. Mais cette fois, il serait présent aux côtés de Lafferty pour l'assister dans l'infortune.

Les miles défilaient derrière lui. Il aperçut presque en même temps les hommes de Lafferty et la ville de Sun Juan. Lafferty se trouvait encore à un bon mile des faubourgs, Matt n'était qu'à un demi-mile derrière lui.

Il força l'allure, rattrapa les traînards, puis se porta en tête de la colonne et ralentit à hauteur du cheval de Lafferty. Le colonel le regarda.

— Laura ?

Matt opina.

— Elle voulait te ramener, hein ?

Matt acquiesça de nouveau.

Lafferty serra les dents. Les yeux fixés droit devant lui, il enjoignit d'une voix blanche :

— Retourne, Matt. Retourne, tout de suite.

Matt ne répliqua pas. Il se rendait parfaitement compte de ce que ces paroles avaient dû coûter au colonel.

Ils chevauchèrent un moment sans parler puis, toujours sans regarder Matt, le colonel rugit :

— Bon Dieu, Matt ! Ne m'as-tu pas entendu ?

— Je vous ai entendu, Colonel, mais je reste.

Lafferty se tourna vers Matt. La colère empourprait son visage. Mais des larmes embuaient ses yeux.

— Finissons-en avec cette affaire, conclut Matt d'une voix étranglée.

Lafferty inclina la tête en guise d'assentiment. À quelque distance des faubourgs il arrêta sa monture et se campa face à ses hommes.

— Vous vous souvenez de la carte que j'ai dessinée pour vous sur le mur de la gare. Tenez vos fusils prêts. Nous n'aurons sans doute pas d'ennuis avant d'atteindre la plaza mais ils ne nous laisseront pas aller plus loin.

Les hommes, l'air sombre, restaient muets. Lafferty se tourna vers Saxon.

— Les, tu fermeras la marche. Maintiens-les en rangs serrés. Lorsque nous arriverons à la plaza, nous aurons besoin de tout notre monde.

Sans qu'il l'eût dit explicitement, Matt et Les comprirent fort bien la portée de ses paroles. Cela voulait dire : « Surveille les lambins, je ne tolérerai aucune désertion. » Et Saxon devinait le reste : « S'il en est qui tentent de filer, abats-les. »

Lafferty et Matt poursuivirent leur route avec les hommes groupés en formation serrée. Saxon, fusil en main, se porta à l'arrière. Ils s'engagèrent dans d'étroites ruelles et se dirigèrent vers le cœur de la ville, vers la plaza, où ils savaient qu'il leur faudrait livrer bataille.

À chaque croisement de rue, Matt promenait son regard de droite à gauche, craignant quelque embuscade. Toutes les rues étaient désertes, comme si l'on eût fait procéder à l'évacuation de ce quartier.

Lafferty semblait être sous le coup d'une violente émotion. Il avait le regard fixe, les traits défaits, la mâchoire crispée, la main tenant les rênes tremblait visiblement.

Lorsqu'ils ne furent plus séparés de la plaza que par un pâté de maisons, il éleva la voix sans tourner la tête :

— L'homme est stupide, Matt. Stupide, aveugle et fou.

Il poursuivit avec difficulté :

— On rêve d'avoir un fils, un prolongement de sa chair pour poursuivre son œuvre après la mort. Mais… (il s'interrompit, avala sa salive puis acheva d'une voix étranglée :) Tu es bien plus une partie de moi-même que ne l'a jamais été Link. Les liens du sang sont une vaste foutaise. Link est le fils de Lily, je suppose que tu es le mien.

Il se retourna alors pour dévisager Matt. Ses yeux reflétaient la souffrance mais quelque chose d'autre également : la fierté. La satisfaction de penser en ces derniers instants précédant son trépas qu'il n'avait pas totalement échoué.

Matt acquiesça d'un signe de tête, profondément bouleversé. Il se réjouissait maintenant d'être venu. Il se réjouissait que sa présence procurât à son protecteur ce bien faible apaisement.

La main de Lafferty cessa brusquement de trembler. La douleur disparut de son regard. Un sourire de triomphe se dessina sur ses lèvres.

— Nous pouvons êtres fiers de nous, mon garçon. Ce n'est pas rien que d'édifier un ranch comme le Two-Bar.

— C'est à vous qu'en revient le mérite, colonel Lafferty.

Lafferty secoua la tête.

— Non, sans toi, Matt, je n'aurais rien pu réaliser. C'est drôle, pas vrai ? Moi qui, tout ce temps, croyais travailler pour Lily et pour Link. En vérité, je travaillais pour toi et moi.

Matt baissa les yeux sur le pommeau de sa selle, sachant qu'il allait s'effondrer s'il tentait de répliquer. Soudain, alors, ils quittèrent la dernière ruelle et débouchèrent à découvert sur la plaza.

Et tout aussi soudainement, Lafferty redevint de glace. C'est de sa voix sévère de chef d'escadron qu'il commanda :

— Matt, porte-toi sur la gauche et laisse les hommes se déployer entre nous deux. Que ces bâtards puissent voir combien nous sommes !