CHAPITRE XIII

Lorsque Matt regagna la maison, Link n'y était pas et personne ne semblait savoir où il était parti.

À vrai dire, il ne s'était pas vraiment attendu à le trouver car, ainsi que Lafferty l'avait dit, Link passait à la ville la meilleure partie de son temps. Mais il finirait bien par rentrer, ivre, malade et sans doute étrillé, mais il rentrerait tout de même. Aussi Matt prit-il le parti de l'attendre.

Link ne rentra pas ce jour-là. Ni le lendemain. Lafferty revint et à mesure que passaient les heures, devenait de plus en plus inquiet. Il fit enfin venir Matt et lui dit :

— Allons en ville, Matt. Il lui est peut-être arrivé quelque chose.

Matt en doutait franchement mais il jugea inutile de discuter. Il se mit en route peu après midi avec le colonel.

Lafferty commençait à accuser le poids des ans. Ses cheveux grisonnaient autour des tempes, son front était sillonné de rides, même les yeux avaient perdu leur éclat et ne jetaient plus cette petite flamme de défi.

Matt se retourna sur sa selle pour contempler les bâtiments du ranch qui formaient une agglomération plus étendue que ne l'était San Juan à l'époque de leur arrivée au pays.

Une pensée le frappa soudain : Lafferty avait édifié un empire dans les vastes étendues du Nouveau-Mexique, il avait amassé une fortune mais ne s'était pas fait d'amis. Après toutes ces années, il n'avait toujours personne – hormis Matt – en qui il pût se fier, personne pour le comprendre ou même tenter de le comprendre.

Avec une étonnante intuition, Lafferty se tourna vers Matt comme pour confirmer ses pensées :

— J'ai réalisé tous les buts que je m'étais fixés, j'ai fait du Two-Bar ce que je m'étais promis d'en faire mais tout cela me paraît vain. Comme si j'avais bâti sur du sable…

Matt fixa le visage torturé de Lafferty, sut qu'il pensait à Lily et à Link.

Et il sentit monter en lui une soudaine bouffée de colère. À sa manière, Lafferty était bon. Sans pitié peut-être. Brutal même parfois. Mais pas avec les siens. Il avait été bon pour Lily, avait tenté de l'être pour son fils.

Sa gorge se noua, ses yeux le picotaient, il aurait voulu dire : « Non, tout n'est pas mauvais, vous m'avez, moi, et jamais je ne vous abandonnerai. »

Mais les mots se refusèrent à sortir. Après tout, il n'appartenait pas à sa famille. Il n'était qu'un enfant trouvé qu'avait recueilli Lafferty.

Ils atteignirent San Juan tard dans l'après-midi. La ville était en pleine prospérité. Un nouveau quartier résidentiel était né, constitué de maisons cossues à deux et trois étages. Un quartier huppé, songeait Matt, où s'était établi le noyau de l'opposition au colonel.

— Désirez-vous m'accompagner, demanda Matt. Ou préférez-vous que j'aille le dénicher moi-même ?

Contrairement à son habitude, Lafferty hésitait. Il se résolut enfin à dire :

— Il vaut mieux que tu ailles seul, Matt. Si tu as besoin d'aide, tu me trouveras au bar de l'hôtel.

Matt acquiesça et le regarda se diriger d'un pas lourd vers l'hôtel. Il traversa la plaza, descendit de cheval et entra dans le premier saloon. Marchant vers le comptoir, il commanda une bière puis laissa courir son regard sur la salle mais ne vit Link à aucune des tables.

Pensif, il sirota sa bière. Il y avait probablement deux douzaines de saloons à San Juan. Link pouvait fort bien ne se trouver dans aucun d'eux. Peut-être, en ce moment même, dormait-il comme un loir dans quelque baraque abandonnée.

Il vida sa chope et sortit, longea la plaza jusqu'au prochain saloon. Il entra, regarda à la ronde mais sans rien consommer cette fois.

Obstinément, il passa en revue tous les saloons du centre de la ville mais sans plus de succès. Alors, il dirigea ses pas vers le quartier espagnol.

Il trouva Link dans le troisième établissement qu'il visita. C'était un local minuscule, sis en retrait de la rue, avec une petite cour en terre battue. Link dormait, affalé sur une table, une bouteille vide devant lui.

Ses cheveux étaient longs et hirsutes, il avait une barbe de huit jours et ses vêtements empestaient la sueur et l'alcool.

Matt rapprocha une chaise et s'assit. Il avait promis à Lafferty de parler à Link mais avant, il fallait le dégriser.

— Link ?

Link ne bougea pas. Matt allongea le bras et lui toucha l'épaule puis se mit à le secouer doucement.

— Link, réveille-toi.

Link redressa la tête. Il plissa ses yeux injectés de sang, la bave coulait des commissures de sa bouche flasque. Il lui fallut un certain temps avant de reconnaître Matt puis il se renfrogna et grommela :

— Allez-vous en, fichez-moi la paix !

— Hun-hun. Tu vas venir avec moi. Nous allons prendre un bon café et manger un morceau.

Link laissa de nouveau retomber sa tête sur la table.

Matt le secoua plus énergiquement cette fois. Link releva la tête et par-dessus la table balança à Matt un coup de poing maladroit. Matt l'esquiva aisément mais la bouteille tomba et se brisa sur le plancher.

Matt se leva alors et, passant derrière Link, le prit à bras le corps pour le hisser sur pied. Link se mit à jurer amèrement.

Moitié tirant, moitié poussant, Matt parvint enfin à le faire sortir du saloon. Une fois dehors, Link s'écarta brutalement mais chancela et faillit tomber. Il se campa, jambes écartées, dans la cour, oscillant d'avant en arrière, accablant Matt d'injures.

Matt s'avança et le souffleta.

— Ferme-la. Tu viens avec moi, que cela te plaise ou non.

Link lui décocha gauchement un autre coup de poing qui manqua sa cible et Matt l'empoigna de nouveau sous les bras et réussit à l'emmener dans un petit restaurant non loin de la plaza. Il lui commanda un café et le regarda boire. Après trois tasses, Link parut recouvrer un peu de sa lucidité.

— Le colonel m'a chargé de te parler.

— Je n'ai rien à vous dire.

— Possible, dit Matt, mais j'ai une chose ou deux à te confier.

Il se leva et comme Link ne faisait pas mine de bouger, il l'arracha brusquement à son siège et le poussa vers la porte.

Link marchait maintenant d'un pas plus assuré et Matt voyait sa nuque couleur rouge brique foncé.

— Tu n'es qu'une cloche, dit-il, et je ne sais diable pas pourquoi je me préoccupe tant de ton sort.

Link se retourna pour lui jeter un regard mauvais.

— Pourquoi ? Je vais vous le dire pourquoi. Vous voulez le Two-Bar, voilà tout. Et vous faites chaque foutue chose qu'il vous commande dans l'espoir de mettre le grappin dessus.

— Continue, dit Matt d'un ton las.

— Très bien, je continue. S'il était resté à la maison comme il le devait, ma mère serait toujours en vie. Mais non, c'était indigne de lui ! Il préférait aller jouer au soldat, pour qu'on lui donne du « colonel » !

— Son absence n'a rien à voir avec ce qui s'est passé.

— Mensonge !

— C'est ton idée, pas vrai ?

— Un peu ! le salopard !

Matt doutait fort que Link ajoutât vraiment foi à sa propre version. Ce n'était qu'un prétexte imaginé par lui pour justifier la haine qu'il portait à son père. Mais le moment était venu de lui révéler la vérité.

Matt fonça :

— Tu étais encore bien jeune, aussi peut-être ne le sais-tu pas, mais il est temps que tu l'apprennes. Ta mère était une traînée. Elle se collait avec le premier venu. C'est l'un de ses soupirants éconduits qui l'a tuée.

Le visage de Link vira au gris terreux, il fixa Matt avec des yeux brûlants de rage, des yeux qui exprimaient aussi l'écœurement.

Matt poursuivit sans ménagements :

— Lafferty l'avait ramassée dans l'un des saloons d'Albuquerque. Il lui a bâti une belle maison. Il a tenté d'en faire une dame, mais ce fut peine perdue. Catin elle était, catin elle resta.

Link se recula lentement, le visage convulsé, les lèvres presque blanches.

— Menteur ! Espèce d'infâme menteur !

Matt sut soudain qu'il avait dépassé les bornes. Il n'avait pas voulu se montrer si brutal. Maintenant il comprenait clairement les intentions de Link : Link allait le contraindre à un duel au pistolet. Ici même. Et tout de suite.

— Link… commença-t-il.

Link était maintenant à une vingtaine de pieds. Sa main tremblait près de la crosse de son pistolet. Matt sentait la nausée le submerger. Il ne pouvait pas accepter ce combat. Link émergeait à peine des fumées de l'alcool, son équilibre restait pour le moins incertain. S'il le tuait, même en état de légitime défense, le colonel l'abattrait comme un chien.

Pourtant, s'il ne dégainait pas, ce serait Link qui le tuerait. Dans dix ou quinze secondes, Link sortirait son pistolet. Peut-être ne ferait-il pas mouche du premier coup mais il avait cinq balles dans son chargeur et l'une d'elles lui serait fatale.

Pendant ce qui lui parut une éternité, Matt demeura figé, ses méninges s'emballaient en quête d'une quelconque issue.

Soudain Link s'écria :

— Qu'est-ce que vous attendez, bon Dieu ! Dégainez !

La main de Matt serpenta vers son arme. Link empoigna la sienne et la tira au clair, faisant feu instantanément.

Matt plongea de côté et roula sur le flanc. Le pistolet de Link claqua une seconde fois, éclaboussant Matt de poussière.

Mais Matt s'était repris, il tira à son tour. La balle atteignit Link en pleine poitrine et lui arracha un sourd grondement.

Link tira de nouveau. La balle troua la cuisse de Matt et aussitôt le sang gicla.

Matt se mit à courir en zigzag, s'efforçant désespérément de couvrir les 20 pieds qui le séparaient de Link avant que ce dernier ne tirât de nouveau.

La quatrième détonation retentit presque à ses oreilles et il sentit la balle glisser le long de son épine dorsale. Mais déjà il se ruait, épaule en avant et sous ce prodigieux coup de butoir Link s'affala à la renverse.

Tel un couguar, Matt fondit sur lui et tordit sauvagement le poignet qui tenait le pistolet.

Le cinquième coup partit, presque sous sa figure. L'âcre odeur de la poudre lui brûla les poumons mais il avait le pistolet qu'il s'empressa de balancer de l'autre côté de la rue.

Link se débattait comme un lynx, geignant et pleurnichant sous l'empire du dépit. Les oreilles de Matt bourdonnaient, une brûlure cuisante lui labourait la cuisse et les reins. Ses forces le trahissaient…

Ne pas perdre connaissance… Sinon, Link s'emparerait de l'un des pistolets et l'abattrait sur place, il en avait l'absolue certitude.

Alors, il prit Link à la gorge et entreprit méthodiquement de lui marteler le crâne contre terre.

Par-derrière, des mains l'empoignèrent, des mains dotées d'une force incroyable. Arraché à Link, Matt s'écroula à la renverse dans la poussière et alla donner contre un mur d'adobe. Il ouvrit de grands yeux.

Lafferty aidait Link à se remettre sur pied. S'écartant brusquement de son père, Link se précipita sur le pistolet de Matt. Déjà il saisissait la crosse mais le colonel s'était montré plus prompt que lui. D'un furieux coup de pied, il le lui fit voler des mains.

Link se releva, les yeux fous et Lafferty lui allongea une gifle magistrale.

— Pars d'ici ! Rentre à la maison !

Matt se demanda un instant si Link allait obtempérer. Finalement, ce dernier, résigné, tourna les talons et s'éloigna en traînant la semelle après s'être retourné pour leur jeter un regard torve.

Lafferty, furieux, pirouetta vers Matt :

— Je t'avais dit de lui parler, pas de le tuer !

— La peste soit de vous ! Il a vidé son pistolet sur moi. Si j'avais voulu le tuer, il serait mort à l'heure qu'il est.

Lafferty ramassa le pistolet de Matt, en fit tourner le barillet puis le lança à Matt qui l'attrapa au vol et l'enfonça dans son étui.

Puis il récupéra celui de Link et le glissa à sa ceinture.

Il s'approcha de Matt et l'aida à se relever, vit le sang qui tachait sa chemise et la jambière du pantalon.

— Penses-tu pouvoir marcher ?

Matt acquiesça sans conviction et fit un pas vers son cheval attaché à la barre.

Il se sentit tomber, sentit le dur contact du sol. Un rideau noir s'abattit devant ses yeux et le monde se mit à tourner follement. Puis il sombra dans l'inconscience…