CHAPITRE XII

La bataille qui s'engagea alors revêtit une tout autre forme que les précédentes. Mais Lafferty s'y était préparé, que ce fût intentionnel ou non.

Tout commença lorsque Spahn, le shérif du comté de San Juan, vint à cheval au Two-Bar par un après-midi, porteur d'une note écrite par le tribunal de district qui enjoignait à Lafferty d'exposer les raisons pour lesquelles les terres qu'il revendiquait n'étaient pas ouvertes au homestead en vertu de la Loi de 1863.

Lafferty accepta le papier sans mot dire et regarda Spahn s'éloigner, la bouche tordue en un méchant rictus.

Matt, inquiet, demanda :

— Peuvent-ils faire respecter cette décision ? Quel genre de titre possédez-vous ?

— Une partie de ces terres est une vieille concession espagnole, c'est celle sur laquelle a été édifiée la maison : un lot d'une centaine de milliers d'acres. Je l'ai achetée aux descendants du propriétaire d'origine quand nous sommes arrivés en ce pays. Je l'ai payée vingt-cinq cents l'acre et voilà maintenant un an que j'ai terminé de rembourser.

— Et que devient le reste ?

Lafferty se rembrunit :

— La majeure partie appartient toujours au gouvernement. J'en ai acquis une petite part par droit de préemption, l'emplacement des scieries, de la carrière de marbre et l'entrée du Soda Canyon. Mais cela n'empêche qu'on peut me causer de gros ennuis. Attelle un boghei, Matt. Nous nous rendrons à Santa Fe et aviserons sur place.

Matt s'exécuta, prépara une petite valise puis accompagna Lafferty.

Le voyage dura cinq jours. Ce furent pour Matt des heures de plaisir sans partage. C'était comme jadis, lorsqu'il avait quitté le Texas, monté en croupe derrière Lafferty sur le gros étalon noir.

À Santa Fe, toutefois, Lafferty disparut virtuellement. Il quittait l'hôtel au petit matin pour revenir tard dans la soirée. Matt baguenaudait par les rues étroites et tortueuses, s'émerveillant à la vue des bâtisses et des églises anciennes, buvant dans les petites « cantinas », dégustant dans les cafés des spécialités espagnoles ou se contentant de s'asseoir, face à l'hôtel, sur un banc de la plaza.

Les trois premiers soirs, Lafferty rentra tard à l'hôtel, l'air soucieux et découragé. Mais le quatrième jour, il revint triomphant. Il tira de sa poche un flacon de whisky et remplit deux verres, pour Matt et pour lui-même.

— On dirait que ça a bien marché aujourd'hui ?

— Peut-être, Matt, peut-être. Le gouverneur se rend à Washington la semaine prochaine. Il connaît de nombreux congressistes et des sénateurs influents. Il va soumettre un projet de loi, en l'insérant comme clause additionnelle. Avec un peu de chance, le projet sera adopté sans qu'on l'ait même remarqué. J'obtiendrai sur le Two-Bar des titres que nul ne pourra contester.

— Comment vous y êtes-vous pris ?

Lafferty arbora un sourire épanoui :

— J'ai su me débrouiller, voilà tout. Oui, l'on peut dire que j'ai appris à manœuvrer…

Matt s'imaginait sans peine de quelle sorte de manœuvres il s'agissait. Il se demandait combien d'argent Lafferty avait distribué en pots-de-vin.

— Ne va surtout pas supposer qu'il n'y a dans tout ceci qu'une banale affaire de corruption, s'empressa d'ajouter Lafferty comme s'il avait deviné sa pensée. Il m'a fallu aussi argumenter et j'ai réussi à les convaincre qu'en laissant détruire le Two-Bar ils ruineraient l'économie du territoire et qu'ils reculeraient par là même de vingt ans ses chances d'accéder au rang d'État. (Il regarda Matt dans le blanc des yeux.) Et je le crois, Matt. Honnêtement, je le crois.

Lafferty se versa un autre verre et le lampa d'un trait. Puis il le remplit de nouveau et le contempla d'un air morne avant de poursuivre :

— Je déteste me battre sur ce terrain, Matt. Ils te prodiguent les sourires, te congratulent en te serrant les mains, tu danses avec leurs femmes et tu bois leur whisky mais c'est lorsqu'ils se montrent le plus chaleureux à ton égard qu'il te faut observer la plus grande prudence. Eh puis, que diable, c'est fait de toute manière. Nous pouvons maintenant rentrer et oublier.

— Qu'adviendra-t-il si le projet ne passe pas ?

— Il passera, Matt, j'en suis certain. Mais j'espère bien ne plus avoir à user de tels procédés.

Matt demeura longtemps éveillé, les yeux fixés sur le plafond de sa chambre. Dans l'autre lit, Lafferty s'agitait nerveusement.

Pour la première fois de sa vie, Matt se demandait ce que l'avenir lui réservait. Resterait-il avec Lafferty pour l'épauler dans chaque nouveau combat, jusqu'à ce qu'il fût devenu vieux lui-même ? Ou bien partirait-il, se perdrait-il en quelque lieu où nul n'aurait jamais ouï dire ni de Lafferty ni du ranch Two-Bar ? Trouverait-il l'épouse de ses rêves, fonderait-il son propre foyer ?

Quelles étaient les raisons d'une telle loyauté obstinée de sa part ? Était-ce parce que Lafferty lui avait sauvé la vie, parce qu'il lui tenait lieu de père ?

Il l'ignorait. Sans doute ne le saurait-il jamais. Il finit enfin par s'endormir mais son sommeil fut peuplé de cauchemars qui lui laissèrent à son réveil une pénible impression de malaise.

Le voyage de retour ne dura que quatre jours. Matt reprit ses occupations, s'arrangeant pour se tenir le plus possible à l'écart de la maison du ranch.

Par l'intermédiaire d'un avocat de San Juan, Lafferty obtint délai sur délai pour sa comparution devant le tribunal, jusqu'à ce qu'il reçût enfin, près d'un an après le voyage à Santa Fe, des titres de propriété qui jamais plus ne pourraient être remis en question. Le bill avait été adopté par le congrès des États-Unis. La clause annexe était passée en même temps que le projet. Aux cent mille acres d'origine de la concession espagnole s'étaient légalement ajoutés près d'un demi-million d'autres.

*
*  *

Tous les ennuis de Lafferty ne venaient pas de l'extérieur. Link continuait de le décontenancer.

À seize ans, il était maintenant presque aussi grand que Matt. Bien qu'il ne fréquentât plus l'école, on le voyait rarement à la maison. Et lorsqu'il s'y trouvait, il fuyait son père comme la peste.

Et comme chaque fois qu'il se heurtait à un échec dans sa vie personnelle, Lafferty réagit en se jetant à corps perdu dans le travail. Levé bien avant l'aube, il ne rentrait que fort tard dans la nuit. Il crevait par jour deux ou trois chevaux et sa propre lassitude s'accusait par un visage de plus en plus émacié.

Bien qu'il ne vît pas souvent le colonel, Matt ne manquait pas de remarquer les changements qui s'opéraient en lui. Son expression lui paraissait chaque fois plus tourmentée, plus amer le pli de sa bouche.

Il réalisait que le colonel avait maintenant plus besoin de lui que jamais. Il lui fallait un proche pour lui confier ses inquiétudes. Hormis Matt, il n'avait personne.

Sachant que Lafferty n'aborderait jamais le sujet de lui-même, Matt décida de l'amener sur le tapis un jour qu'il le rencontra par la plaine éperonnant rageusement sa monture.

— Quelque chose vous tracasse, pas vrai ?

— Rien de plus que par le passé, Matt.

— Link, n'est-ce pas ?

Lafferty le dévisagea avec des yeux sévères. Il demeura un long moment silencieux avant d'acquiescer presque à contrecœur :

— Oui, Matt. C'est bien de Link qu'il s'agit.

Il descendit lourdement de cheval et se mit à faire les cent pas, sans lever le regard sur Matt.

— Je n'arrive pas à le comprendre, Matt. C'est comme si une porte nous séparait et que je ne parvienne pas à l'ouvrir pour aller jusqu'à lui.

— A-t-il dit ou fait quoi que ce soit ?

— Pas à moi, il ne me dit jamais rien. Il se contente de grogner dans mon dos. Il s'était toujours absenté de la maison mais je savais au moins qu'il restait au Two-Bar. Maintenant, il passe son temps en ville. Il se saoule presque tous les jours et revient parfois bien amoché sans que je puisse même l'amener à me raconter l'origine de la bagarre.

Matt ne répliqua pas. Il n'y avait rien à dire à cela. Mais il comprenait que le seul fait d'écouter avec sympathie Lafferty lui apportait un immense réconfort. Link posait un problème que seul son père devrait résoudre, à supposer que cela fût possible.

Lafferty se tourna soudain et leva les yeux sur Matt. Il demanda d'un ton bourru :

— Me détestes-tu, Matt ?

Matt le fixa avec stupeur.

— Vous détester, moi, pourquoi diable ? Vous m'avez recueilli, sans vous je serais mort et…

Il n'acheva pas car il s'aperçut que Lafferty n'écoutait plus.

— Alors pourquoi Link me détesterait-il ?

Il s'écoula un long moment avant que Matt ne lui répondît. Il réfléchissait, évoquait ses souvenirs. Lily, d'abord. Elle avait infusé du poison dans l'esprit du jeune Link, dès qu'il avait été en âge de la comprendre.

Lafferty n'avait pas facilité les choses à son retour de la guerre. Il n'avait fourni à son fils aucune raison de l'aimer. Il ne lui avait offert aucune chance de le comprendre. Link comprenait sans doute moins encore Lafferty que le colonel ne comprenait son fils.

Lafferty l'interrogea anxieusement du regard et Matt savait qu'il ne pourrait éluder la réponse. Quitte à se faire rosser pour sa peine, il fallait qu'il payât d'audace.

— Il n'entre pas qu'un seul facteur en ligne de compte, dit-il enfin. Lily, et d'une. Elle a instillé son venin à Link tandis que vous étiez à guerroyer. Elle lui a appris à vous haïr comme elle vous haïssait.

Lafferty secoua la tête d'un air désemparé :

— Mais j'ai essayé de…

Matt se raidit :

— Vraiment ? Link ne correspondait pas à l'image que vous vous en étiez faite. Et vous avez essayé de le changer en usant des mêmes méthodes que s'il se fût agi de dresser un cheval. Peut-être auriez-vous abouti si on ne lui avait pas enseigné à vous haïr avant que vous ne commenciez le dressage. Mais la haine était en son cœur, il avait peur de vous.

Lafferty lui darda un regard furibond et Matt crut un moment qu'il allait brusquement le jeter à bas de son cheval pour le punir de sa témérité. Mais il n'en fit rien et Matt poursuivit :

— Link a toujours été seul depuis le jour de sa naissance. Lily était trop occupée à boire et à chasser les hommes pour avoir le temps de s'inquiéter de lui. On a tué sa mère sous ses yeux. Il m'a vu tuer l'un des voleurs. On lui a raconté le lynchage sur la plaza de San Juan. Quand vous l'avez envoyé à l'école, il a dû se battre presque tous les jours. C'est miracle qu'il ne soit pas pire encore…

Lafferty lança à Matt un regard suppliant :

— Que puis-je faire ? Inutile d'essayer de lui parler. C'est comme si l'on s'adressait à un mur.

— Je ne puis vous être d'un grand secours, répondit Matt, mais je tâcherai de lui expliquer, si vous le désirez. Peut-être était-il trop jeune… peut-être ne sait-il pas ce qu'était réellement sa mère ni pourquoi elle lui a appris à vous haïr ainsi…

L'expression de gratitude qui se peignit sur le visage de Lafferty emplit Matt d'une vive confusion qui lui fit presque aussitôt regretter sa promesse. Que pouvait-il tenter que n'eût déjà tenté Lafferty ? Que pouvait-il dire à Link qui ne lui eût déjà été dit ?

Ses propres sentiments vers le colonel ne laissaient pas d'être mélangés. Il l'admirait mais voyait ses faiblesses : l'orgueil démesuré, l'éternel besoin de se prouver… En fait, il éprouvait pour lui plus que de la simple reconnaissance, la vérité est qu'il vénérait Lafferty. Le colonel était devenu pour lui le père qu'il n'avait jamais connu. Il savait qu'il mourrait pour lui sans l'ombre d'une hésitation, savait qu'il se tiendrait à ses côtés en n'importe quelles circonstances.

Mais il ne nourrissait aucune illusion sur son aptitude à communiquer par des mots un peu de cette ferveur à Link. Néanmoins, il s'y emploierait.

Lafferty se remit en selle et s'éloigna, Matt reprit le chemin de la maison bien décidé à parler à Link.