CHAPITRE XVIII

À Santa Fe, dans la diligence, toutes les conversations pendant la traversée de la ville tournèrent autour de la voie ferrée qui allait bientôt y passer. Matt se demandait si Lafferty parviendrait à obtenir le branchement d'une ligne secondaire qui desservît le Two-Bar. Sans doute que oui. Lafferty n'était jamais le dernier à promouvoir les idées de progrès. En fait, la plupart des innovations dont bénéficiait cette région du Nouveau-Mexique étaient dues à son initiative.

Mais ses pensées ne s'attardèrent pas longtemps sur le chemin de fer ni sur Lafferty. Maintenant, il avait Laura. Et il connaissait trop bien son père pour se sentir en sécurité.

Lorsqu'ils arrivèrent au Two-Bar, il emménagea avec Laura dans le corps principal du bâtiment parce qu'il savait que Lafferty eût tenu à ce qu'il en fût ainsi s'il avait été là.

Matt connut le mois suivant une époque de bonheur parfait. Pour la première fois de sa vie, il se sentait enraciné quelque part. Il avait cessé d'être l'épave recueillie dans l'immense plaine texane. Il avait cessé d'être l'ombre de Lafferty pour devenir un individu. Il éprouvait une soif d'indépendance, le désir ardent d'agir par lui-même, pour lui, pour Laura, pour la famille qu'ils auraient un jour. Plus que jamais, il voulait échapper à l'influence de Lafferty et il commença d'envisager la manière dont il annoncerait au colonel son intention de partir.

Peabody était sans doute maintenant au courant de leur mariage. Sa sœur devait bien entendu s'être empressée de lui écrire. Et, compte tenu de la lenteur des distributions du courrier, Peabody devait avoir reçu sa lettre environ deux semaines après leur retour.

Aussi Matt se contenta-t-il d'attendre, escomptant une réaction de la part de Peabody sans qu'il sût en quoi elle consisterait. Il s'efforçait, mais sans succès, de dissimuler son anxiété à Laura.

Laura devenait elle-même de plus en plus nerveuse. Chaque soir, elle prenait grand soin de verrouiller toutes les portes. Elle ne s'absentait jamais de la maison, sauf pour accompagner Matt. Elle surveillait anxieusement le pays en direction de la ville.

Matt prit ses précautions. Il posta dans la cour deux sentinelles pour la garde de nuit. Il conserva en permanence aux abords de la maison la demi-douzaine d'hommes en qui il avait le plus confiance et ne s'aventurait jamais au dehors sans son pistolet au côté.

En patrouillant pendant le jour, il découvrit les emplacements d'où l'on avait observé la maison. Il trouva des mégots sur un tertre à un demi-mile de la maison ainsi qu'un endroit derrière un fourré où quelqu'un était resté accroupi sur ses talons pendant la majeure partie de la journée. Il surprit une fois l'un des guetteurs et vit l'homme s'enfuir au grand galop en direction de San Juan.

Mais il arrivait qu'il se lassât de cette attente. Il le dit un matin à Laura.

— Il veut que nous vivions dans la crainte. Il a fait de nous pratiquement des prisonniers. Je m'en vais l'amener à se montrer à découvert. Nous verrons bien alors ce qu'il a en tête.

Laura blêmit lorsqu'il lui annonça :

— Je vais te chercher un cheval. Je veux que tu partes, comme s'il s'agissait d'une simple promenade. Je garderai l'œil sur toi et il ne t'arrivera rien. D'accord ?

Elle opina, les yeux fixés sur son visage. Il l'enlaça tendrement. Elle avait confiance en lui. Cela se lisait sur ses traits. Mais la peur ne la quittait pas, la peur de son père et de ses réactions.

Il lui ramena un cheval et la regarda s'éloigner, sans cesser de surveiller les alentours de la maison jusqu'à ce qu'elle eût disparu.

Il vit le guetteur sortir de sa cachette, enfourcher un cheval et se diriger vers la ville. Il partit alors rejoindre Laura et la raccompagna jusqu'à la maison.

À partir de ce jour, Laura fit sa promenade quotidienne. Et chaque jour, avant l'aube, une demi-douzaine d'hommes venaient se poster, sous couvert, le long de son chemin.

Le sixième jour, Laura partit pour sa vironnée habituelle. Matt, dissimulé avec son cheval dans le lit tari d'un cours d'eau limoneux, à quelques miles de la maison, surveilla patiemment le terrain tandis qu'elle approchait de son repaire.

Il les vit surgir de derrière un mamelon alors qu'elle se trouvait encore à près d'un mile de l'endroit où il s'était tapi Mais il s'abstint de bouger et la regarda accourir vers lui au galop. Elle le rejoignit, le visage livide, les cheveux flottant sur son épaule, et, conformément aux instructions qu'il lui avait données, elle fit descendre son cheval dans le lit du cours d'eau et sauta à terre près de lui.

Alors, derrière ses poursuivants, les six hommes de Matt apparurent. Matt sourit en son for intérieur. Sans doute pensaient-ils avoir le temps d'emmener Laura et de se sauver. Mais ils ignoraient sa présence à ses côtés.

Alors qu'ils n'étaient plus qu'à quelque 200 yards, Matt arma son fusil. Soigneusement il visa le poitrail du cheval de Peabody. Lorsque la portée ne fut plus que de 150 yards environ, il pressa calmement la détente.

Le recul lui défonça l'épaule. Il vit s'abattre le cheval de Peabody.

Peabody bascula par-dessus la tête de l'animal, roula sur lui-même puis se releva. Il fixa Matt avec fureur. Matt hurla :

— Jetez vos fusils, toute la damnée clique !

L'un des hommes tira. Matt plongea puis releva la tête et pressa une seconde fois la détente. Le cheval de l'homme se cabra et s'affala à la renverse. L'homme, coincé sous la bête, poussa un cri aigu de douleur.

Laura haletait. Matt lui intima sévèrement :

— Reste allongée !

Les hommes de Peabody laissèrent tomber leurs armes et levèrent les mains en l'air à l'exception de Peabody. Les six hommes de Matt, pistolet au poing, s'approchèrent derrière eux. Peabody les considéra avec rage quelques instants encore, puis, de mauvaise grâce, laissa tomber son pistolet. Matt émergea du talus.

S'avançant vers le groupe, il lança :

— Vous êtes sur mes terres, Peabody !

Jamais il n'avait vu physionomie exprimer plus de haine rentrée que celle de Peabody. Ses yeux lançaient des éclairs, son visage était presque gris. Il tremblait de fureur et semblait incapable de parler.

Lorsqu'il se reprit, il dit d'une voix rauque :

— Je veux ma fille ! Je la veux tout de suite ! Vous l'avez contrainte à vous épouser par la ruse. Espèce de sale…

Matt tourna la tête :

— Laura !

À son tour, elle escalada le talus, vint prendre place à ses côtés.

Il la regarda. Elle était livide et ses yeux reflétaient la terreur. Elle tremblait violemment. Mais son regard ne vacilla pas. Elle fixa son père droit dans les yeux :

— Je suis la femme de Matt, père. Je suis sa femme parce que telle est ma volonté. J'ai l'intention de rester avec lui.

Les veines du front de Peabody saillirent. Mû par un réflexe, Matt leva son pistolet, le pouce prêt à débloquer le cran d'arrêt. Il pensa un instant que Peabody l'attaquerait malgré tout.

Mais Peabody s'en abstint. Il accomplissait un terrible effort pour conserver son sang-froid. Il parvint enfin à se maîtriser, bien que son regard fût toujours aussi venimeux. Au moment précis où il se détourna, Matt acquit la soudaine conviction que, tôt ou tard, il lui faudrait tuer Peabody ou être tué par lui.

Peabody contemplait son cheval mort. Sans un mot, il se dirigea vers l'un de ses hommes et se hissa gauchement en selle derrière lui. L'homme qui s'était trouvé coincé sous sa monture était parvenu à se dégager. Il clopina péniblement vers l'un de ses compagnons et, non sans peine, fut hissé en croupe. Le groupe s'éloigna en silence.

Matt poussa un profond soupir. Il passa un bras autour des épaules de Laura et s'aperçut qu'elle était prise d'un tremblement incoercible. Il alla chercher son cheval, l'aida à l'enfourcher puis revint avec elle à la maison.

Elle lui jeta un coup d'œil et chuchota :

— Que va-t-il faire maintenant ?

Matt se renfrogna :

— Une chose certaine, au moins, il ne recommencera pas cela.

Il sentait la colère l'envahir. Il n'était pas juste qu'ils fussent contraints de vivre ainsi, dans une atmosphère de perpétuelle terreur. Mais il lui était impossible de prévoir la prochaine réaction de Peabody ; tout était concevable. Peut-être envisageait-il de tendre une embuscade à Matt, sachant que seule la mort de ce dernier pourrait lui ramener sa fille.

Il se sentait désemparé, car, peu importe ce qui arriverait, il était vain d'espérer gagner. Peabody s'emploierait à précipiter le dénouement, il fallait que l'un des deux mourût. Dans les deux cas, il perdrait Laura.

*
*  *

Les mois passèrent sans que rien n'arrivât puis Lafferty revint avec son « Wild West Show » à l'issue d'une tournée triomphale.

La voie ferrée rampait vers l'ouest. En 1880, les rails furent posés à Santa Fe puis continuèrent leur progression vers le sud. Au printemps suivant, la première locomotive entrait en gare de San Juan et, cet été-là, une voie de raccordement traversa le Two-Bar jusqu'à la fabrique de conserves.

Laura redoutait toujours d'aller seule à San Juan. Matt craignait tout autant de la laisser s'y rendre. Peabody ne s'était pas manifesté depuis le jour du kidnapping manqué mais Matt savait qu'il n'était pas homme à renoncer. Tôt ou tard, sa haine du Two-Bar le conduirait aux pires extrémités.

Puis Peabody frappa de manière subite et imprévue. Et ce ne fut pas à Matt qu'il s'en prit mais à Link Lafferty.

Laura était enceinte de six mois et sa grossesse était visible, mais elle refusa de rester à la maison et voulut informer son père. Aussi Matt dut-il se résoudre à l'emmener à San Juan.

Sa raison protestait contre cette démarche mais il n'en conduisit pas moins Laura en boghei jusqu'à la demeure de Peabody. Avec Laura à ses côtés, il marcha vers la porte et sonna.

Ils attendirent, mal à l'aise. Il doutait que la peur fût indiquée à Laura, vu son état, mais savait aussi qu'elle se devait d'agir ainsi pour sa propre tranquillité d'esprit.

Peabody vint ouvrir en personne. Il les regarda avec fureur. Laura dit d'une voix douce :

— Père, il faut que je te parle.

— Me parler ? Nous n'avons rien à nous dire.

— Je vais avoir un enfant. Je pensais que tu aimerais le savoir.

Peabody blêmit mais son regard ne se départit pas de sa dureté. Il jeta, brutalement :

— Un morveux du Two-Bar ! Sors d'ici ! Et que je ne te revoie plus !

Il lui décocha un dernier regard courroucé puis se recula et claqua la porte.

Laura sanglotait tandis qu'ils se dirigeaient vers le boghei et se hissaient sur la banquette. Matt s'empara des rênes et reprit la route du retour. Ils arrivèrent tard dans la nuit. Laura continua de pleurer, étendue aux côtés de Matt, avant de finir par s'endormir.

Matt resta longtemps éveillé, étouffant de temps à autre un juron. La haine consumait Peabody et jamais il ne renoncerait. Il avait cessé de considérer Laura comme sa fille pour ne plus voir en elle qu'un objet d'aversion, comme tout ce qui touchait au Two-Bar.

Mais Matt avait sous-estimé la fureur de cet homme. Cette même nuit, il frappa sauvagement le Two-Bar. Et comme Link paraissait la proie la plus facile, c'est contre lui qu'il dirigea ses coups.

Un charretier qui revenait au ranch avec un chariot vide, ramena Link à la maison. Il avait reçu les soins d'un médecin de San Juan et était tout emmailloté de pansements. Il avait le bras gauche brisé en deux endroits. On l'avait roué de coups jusqu'à le rendre méconnaissable.

Une chance que Lafferty fût retourné dans l'Est car il n'eût pas manqué, sinon, de tuer Peabody de ses propres mains. Matt dépêcha un homme à San Juan avec mission d'obtenir un mandat d'arrêt contre Peabody. Quant à Link, il dut rester deux semaines alité avant de pouvoir se lever.

Link ne fournit à Matt que peu de renseignements sur les circonstances de l'agression mais il désigna formellement Peabody. Ce dernier fut traduit en jugement et condamné aux dépens ainsi qu'à une amende de cent dollars.

Mais l'affaire n'en resta pas là. Pas pour Link, du moins. Sitôt rétabli, il enfourcha un cheval et se rendit à San Juan.

Matt eût peut-être pu tenter de l'en dissuader s'il se fût trouvé là au moment de son départ. Mais Link disposait déjà de deux bonnes heures d'avance lorsqu'il s'aperçut de sa disparition. Immédiatement, il sella un cheval et prit lui-même le chemin de la ville.

En cours de route, il entrevit soudain un parallélisme frappant. Voilà bien des années, il avait presque crevé un cheval dans l'espoir d'arriver à temps pour empêcher Lafferty de pendre les voleurs. Bien entendu, il restait la possibilité que Link n'eût en tête aucune intention violente. Peut-être avait-il simplement envie d'une femme ou éprouvait-il le besoin de se saouler. Mais Matt en doutait. Il connaissait trop bien Link, et la haine qui couvait en lui.

Dès son arrivée à San Juan, il alla directement trouver Spahn. Un attroupement s'était formé devant le bureau du shérif.

Spahn ouvrait la porte comme il descendait de cheval.

— Auriez-vous vu Link, shérif ? s'enquit Matt.

Spahn acquiesça.

— Il est ici. Entrez.

Matt entra, Spahn referma la porte.

— Je me porte caution pour son élargissement, dit Matt. Qu'a-t-il donc encore fait ?

Spahn le regarda d'un air étrange.

— Je le détiens ici sous l'inculpation de meurtre. Vous pouvez le voir si vous le désirez.

Matt retenait son souffle. Puis il finit par demander :

— Peabody ?

Spahn fit oui de la tête.

— Il l'a abattu alors qu'il était désarmé. (Son regard se durcit.) Je n'ai jamais eu beaucoup de sympathie pour Peabody. Mais cela… Seigneur ! Link lui a déchargé son pistolet dans le corps et s'est ensuite acharné à lui marteler le crâne avec le canon de son arme. Il a fallu l'emmener de force.

— Permettez que je le voie, dit Matt.

Spahn le conduisit vers les cellules et s'effaça pour le laisser entrer.

Link était assis sur un banc de bois, tête pendante. Il portait toujours son bras en écharpe mais le pansement était souillé de sang et de boue.

— Link ?

Link leva les yeux. Il darda sur Matt un regard maussade où se lisait clairement son aversion.

— Je vais télégraphier à ton père, dit Matt.

Link haussa les épaules, d'un air indifférent.

— Tu n'as besoin de rien ? s'enquit Matt d'un ton aimable.

Link secoua la tête et s'absorba dans la contemplation du plancher.

Matt tourna les talons et regagna le bureau du shérif en se répétant que ce qui venait d'arriver était inéluctable, vu les circonstances et la nature de Link.

Mais il ne pouvait s'empêcher de se sentir responsable. Peabody avait assouvi sur Link la haine qu'il portait à Lafferty et à lui-même. En tuant cet homme, Link avait mené leur combat. De façon inconsidérée, à tort, certes, mais cela n'atténuait pas le sentiment de responsabilité de Matt. Il se mit en selle et se rendit aussitôt au bureau du télégraphe, à la gare. Il envoya des télégrammes à une douzaine d'endroits différents où il estimait que Lafferty était susceptible de se trouver. Puis il enfourcha de nouveau sa monture et reprit le chemin du ranch.

Il lui restait à prévenir Laura et cette perspective l'effrayait. Mais plus encore, il redoutait le retour de Lafferty.