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Adam but son café du matin avec une sérénité inattendue, peut-être parce que c’était dimanche, ou parce qu’il pleuvait. Il faisait encore nuit. Une fine pluie d’été tambourinait sur la terrasse. La circulation sur Riverside Drive, vu l’heure matinale, était encore fluide. Les péniches défilaient silencieusement sur le fleuve. Tout était paisible.
Peu de chose à faire aujourd’hui, trois jours avant l’exécution. Adam se rendrait à son bureau pour préparer une autre pétition de dernière heure. L’argument en était si ridicule qu’il était presque gêné de le présenter. Puis il roulerait vers Parchman et passerait un bon moment près de Sain.
Généralement, les cours ne prennent pas de décision le dimanche. Mais tout restait possible. Les fonctionnaires des commissions des peines capitales et leurs équipes demeurent en alerte lorsqu’une exécution doit avoir lieu les jours suivants. N’ayant rien reçu le vendredi et le samedi, Adam jugeait cette journée perdue. Demain il en irait autrement.
Demain serait une journée fertile en rebondissements. Et mardi, en principe le dernier jour de Sam, un véritable cauchemar.
Mais ce dimanche matin était étonnamment calme. Il avait dormi presque sept heures, un record. Son pouls était normal, sa respiration détendue, son esprit parfaitement clair.
Il feuilleta les journaux du dimanche. Deux articles étaient consacrés à l’exécution de Sam Cayhall. La pluie s’arrêta avec le lever du jour. Adam resta assis dans un des fauteuils à bascule, légèrement humide, pendant plus d’une heure. Après ce long moment de repos, il commença à s’ennuyer. Il avait besoin d’agir.
Un problème restait en suspens. Quelque chose qu’il avait essayé d’oublier sans y parvenir. Depuis dix jours maintenant, il était obsédé par le livre rangé dans le tiroir de la commode de sa tante. Lee avait beau être ivre lorsqu’elle lui avait parlé de la photo du lynchage, Adam était sûr qu’elle existait. Il avait mentalement reconstitué l’image, mit les morceaux bout à bout, imaginant les visages, l’arbre, la corde, compo-sanl même la légende. Pourtant, bien des détails restaient dans l’ombre. Voyait-on le visage du mort? Portait-il des chaussures ou était-il pieds nus? Pouvait-on reconnaître Sam sur la photo? Combien de Blancs y figuraient? Quel âge avaient-ils? Y avait-il des femmes? des fusils? du sang? Voyait-on le fouet? Adam voulait en avoir le coeur net. Le moment était venu d’ouvrir le livre. Lee pouvait être bientôt de retour, changer l’ouvrage de place, le cacher de nouveau. Quant à lui, il serait peut-être obligé de se rendre précipitamment à Jackson ou de dormir dans sa voiture à Parchman.
Donc le moment était venu. Il était prêt à l’affronter. Il entra dans la chambre à coucher de sa tante et ouvrit le tiroir supérieur de la commode. Un monceau de lingerie féminine. Adam se sentit gêné.
Le livre se trouvait dans le troisième tiroir, posé sur un sweat-shirt délavé. Un volume épais en toile verte, - Les Noirs du Sud et la Crise, publié en 1947 par Tofller Press à Pittsburgh. Adam s’assit sur le bord du lit. Les pages étaient immaculées, comme neuves. Elles donnaient l’impression que ce livre n’avait jamais été ouvert.
Qui, de toute façon, dans le Sud profond, pouvait lire cette prose? Il examina la reliure et se demanda par quel étrange concours de circonstances ce livre-là s’était retrouvé dans la famille de Sam Cayhall.
L’ouvrage contenait trois séries de photos. La première montrait les cabanes en enfilade et les pauvres abris des Noirs sur les plantations, puis des familles avec des ribambelles d’enfants, enfin des ouvriers agricoles, cassés en deux dans les champs de coton.
La deuxième série comprenait vingt pages.
On y voyait deux pho-
tos de lynchages prises sur le vif. La première montrait une scène horrible. Deux membres du KKK, vêtus d’une robe blanche et encapuchonnés, tenant des fusils, posaient devant (objectif. Derrière eux, un Noir battu à mort pendait au bout d’une corde, les yeux à demi ouverts, le visage lacéré couvert de sang. ” Lynchage du KKK dans le Mississippi, en 1939 “, expliquait la légende. Comme si cette scène atroce pouvait être définie par un lieu et une date.
Adam respirait avec difficulté. Il tourna la page et découvrit la photo du deuxième lynchage. Peut-être un peu moins répugnant. Le corps sans vie au bout de la corde n’était cadré qu’à partir de la poitrine. La chemise était déchirée, probablement par les coups de fouet. Le Noir était mince, son pantalon trop grand serré à la taille. Il était pieds nus. Aucune trace de sang.
Un groupe de joyeux lurons s’était rassemblé sous les pieds ballants. Hommes, femmes, enfants posaient devant (objectif. Les hommes prenaient des attitudes outrées de colère virile :sourcils froncés, regards furieux, lèvres serrées. Ils montraient leur volonté inébranlable de protéger leurs femmes des Noirs. Celles-ci étaient souriantes et deux d’entre elles particulièrement jolies. Un petit garçon, un pistolet à la main, visait, d’un air menaçant, (appareil photo. Un adolescent tenait une bouteille d’alcool en exhibant la marque. Ces gens semblaient particulièrement
heureux de poser. Adam compta dixsept personnes, toutes fixaient l’objectif: sans honte, sans inquiétude, sans se poser la, moindre question sur le crime qu’elles venaient de commettre. Ces hommes et ces femmes étaient à l’abri des poursuites. Ils n’avaient tué qu’un être humain de plus avec la certitude d’échapper aux conséquences de leur acte.
Une partie de campagne un soir d’été. Alcool et jolies femmes. On avait sûrement apporté le pique-nique dans des paniers d’osier, et l’on se préparait à disposer des couvertures sous (arbre pour se restaurer.
La légende disait: < Un lynchage dans la campagne du Mississippi, en 1936. “
Sam était au premier rang, un genou à terre, entre deux autres jeunes gens. Il devait avoir quinze ou seize ans. Son visage anguleux essayait vainement de paraître redoutable - une moue méprisante, sourcils froncés, menton en avant, avec fait suffisant d’un jeune garçon voulant ressembler aux brutes qui (entouraient.
C’était facile de le repérer. Quelqu’un avait dessiné une flèche à(encre bleue, maintenant délavée, partant de sa tête en direction de la marge où son nom était écrit en lettres d’imprimerie.
Eddie. Ce devait être Eddie. Il avait trouvé ce livre dans le grenier. Adam imaginait son père en larmes, tapi dans la pénombre et traçant un trait accusateur en direction de la tête de Sam.
Selon Lee, le chef de bande était le père de Sam. Impossible de le reconnaître. Il n’y avait aucune autre marque. Sept hommes au moins étaient en âge d’être le père de Sam. Combien d’entre eux étaient des Cayhall ? D’après Lee, ses oncles se trouvaient également là. Un des jeunes gens ressemblait effectivement à Sam.
Adam regarda attentivement les beaux yeux lumineux de son grand-père et sentit son coeur se serrer. Sam n’était alors qu’un adolescent. Dans sa famille la haine des Noirs, et des étrangers en général, correspondait à une manière de vivre. Pouvait-on vraiment rejeter la faute sur lui? Les gens qui (entouraient étaient probablement d’honnêtes travailleurs. Un rite abominable mais inscrit dans leur vie sociale.
Comment réconcilier le passé avec le présent? Comment porter un jugement sur cette génération, alors que s’il était né quarante ans plus tôt il aurait pu se trouver parmi eux ?
En regardant ces visages, un curieux soulagement s’empara de lui. Si Sam participait à cette scène, il n’était là qu’en tant que figurant. C’étaient les adultes qui avaient organisé le lynchage. Les jeunes profitaient seulement de (occasion. En regardant cette photo, il était clair que Sam et ses jeunes camarades n’avaient pu être à (origine de cette sauvagerie. Sam n’avait rien fait pour s’y opposer, mais peut-être n’avait-il rien fait non plus pour l’encourager.
Cette scène suscitait une foule de questions sans réponse. Qui était le photographe? Pourquoi était-il là, avec son appareil? Qui était le jeune Noir? Où étaient sa famille, sa mère? Comment l’avait-on attrapé.? Avait-il séjourné en prison avant d’être remis à la populace?
Qu’avait-on fait de son corps? Est-ce que la soi-disant victime du viol étaif une de ces jeunes femmes qui souriaient à l’objectif? Et le père de cette jeune personne faisait-il partie des hommes rassemblés là. Et ses frères?
Si Sam avait participé si jeune à des lynchages, que pouvait-on attendre de lui par la suite? Combien de fois s’était renouvelé ce genre de scène dans les campagnes du Mississippi?
Comment, dans ce contexte, Sam Cayhall aurait-il pu devenir autre chose qu’un assassin? Il n’avait pas eu la moindre chance d’échapper à son destin.
Sam attendait patiemment dans le bureau du devant, buvant un café très différent de celui qu’on lui servait habituellement. Il était fort, onctueux, et n’avait rien à voir avec le breuvage insipide que l’on servait chaque matin aux détenus. Packer lui en avait apporté un grand gobelet. Sam était assis sur le bureau, les pieds posés sur une chaise.
La porte s’ouvrit et le colonel Nugent entra avec Packer sur ses talons. Sam se raidit et salua sèchement de la main.
- Bonjour, Sam, dit Nugent, l’air renfrogné. Comment ça va?
- Magnifiquement. Et vous?
- Je tiens le coup.
- Oui, je sais. C’est un moment difficile pour vous, Nugent. Mettre au point mon exécution et vous assurer que tout se passe au mieux. Tâche ardue. Je vous tire mon chapeau.
Nugent ne releva pas.
- J’ai besoin de vous parler à propos de certaines choses. Vos avocats soutiennent maintenant que vous êtes fou. Je voulais simplement voir par moi-même ce qu’il en est.
- Je me sens en grande forme.
- Bon. Franchement, vous me paraissez sain d’esprit.
- Grand merci. De votre côté vous êtes particulièrement élégant. Jolies chaussures.
Comme d’habitude, les brodequins noirs de Nugent étincelaient. Packer y jeta un coup d’oeil et sourit.
- En effet, dit Nugent en s’asseyant avant de fixer une feuille de papier. Le psychiatre affirme que vous n’êtes guère coopératif.
- Qui? N.?
- Le docteur Stegall.
- Cette grande connasse avec un prénom inachevé ? Je ne lui ai parlé qu’une fois.
- Vous n’étiez pas très coopératif, n’est-ce pas?
- Je l’espère bien. Je suis ici depuis presque dix ans et elle vient montrer son museau, alors que j’ai un pied dans la tombe, pour voir si tout va bien. Ce qu’elle veut, c’est me droguer pour m’abrutir afin de faciliter le travail de vos sbires.
- Elle souhaitait simplement vous aider.
- Que Dieu la bénisse. Dites-lui que je suis désolé. Je vous promets que ça n’arrivera plus. Collez-moi au rapport. Portez-le dans mon dossier.
- Je dois aussi vous parler de votre dernier repas.
- Pourquoi Packer est-il ici?
Nugent jeta un coup d’oeil à Packer, puis regarda Sam.
- Parce que c’est le règlement.
- Il est là pour vous protéger, voyons. Vous avez peur de moi. Vous avez la trouille de rester seul avec moi dans cette pièce, n’est-ce pas, Nugent? J’ai presque soixante-dix ans, je peux à peine me tenir debout, j’ai le souffle court à cause des cigarettes, et vous avez peur de moi, ce meurtrier redoutable.
- Pas le moins du monde.
- Je pourrais vous botter les fesses tout autour de cette pièce, Nugent, si j’en avais envie.
- Je suis terrifié. Écoutez, Sam, venons-en aux choses sérieuses. Qu’aimeriez-vous pour votre dernier repas?
- On est dimanche. Mon dernier repas n’est prévu que pour mardi soir. Pourquoi m’embêter avec ça maintenant?
- Nous devons nous préparer. Vous pouvez avoir ce que vous voulez, si c’est raisonnable, bien entendu.
- Qui va le préparer?
- Ce sera préparé ici, dans la cuisine.
- Oh, merveille des merveilles! Par les mêmes chefs de grand talent qui m’ont gavé de saloperies depuis neuf ans et demi. Quelle belle façon de me dire adieu!
- Qu’aimeriez-vous manger, Sam? J’essaie d’être patient.
- Que dirions-nous de toasts froids et de carottes bouillies? Je détesterais leur imposer une nouvelle recette.
- Parfait, Sam. Quand vous serez décidé, dites-le à Packer et il en informera les cuisiniers.
- Il n’y aura pas de dernier repas, Nugent. Mon avocat déclenche l’artillerie lourde demain. Vous ne saurez même pas d’où viennent les coups.
- Je souhaite que vous ayez raison.
- Tu mens, fils de pute. Tu meurs d’impatience de me fourrer làdedans et de me ligoter. La tête te tourne à l’idée de me demander si j’ai un dernier mot à dire avant de faire signe à tes larbins de refermer la porte. Et quand ce sera fini, tu te présenteras devant la presse, avec la mine de circonstance, pour annoncer: ” À minuit quinze ce matin, le 8 août, Sam Cayhall a été exécuté dans la chambre à gaz de Parchma.n, en accord avec l’ordre d’exécution donné par la juridiction du Lakehead County dans le Mississippi. ” Ce sera votre jour de gloire, Nugent. Le colonel ne leva pas la tête de ses papiers.
- Nous avons besoin de la liste de vos témoins.
- Voyez mon avocat.
= Nous avons besoin de savoir ce qu’il faut faire de vos affaires.
- Voyez mon avocat.
- Bon. Nous avons de nombreuses demandes d’interviews de la part des journalistes.
- Voyez mon avocat.
Nugent sauta sur ses pieds et sortit précipitamment du bureau. Packer se dirigea vers la porte, attendit quelques secondes, puis dit calmement
- Ne bougez pas, Sam, il y a quelqu’un d’autre qui veut vous voir.
Sam sourit et fit un clin d’oeil à Packer.
- Voudriez-vous me servir encore un peu de café, Packer?
Packer prit le gobelet et le rapporta rempli quelques minutes plus tard. Il lui tendit aussi le journal du dimanche. Sam était en train de lire les articles sur sa prochaine exécution lorsque l’aumônier, Ralph Griffin, frappa à la porte.
Sain posa le journal sur le bureau et regarda attentivement le religieux. Ralph Griffin portait des baskets blanches, un jean délavé et une chemise noire avec un col dur d’ecclésiastique.
- Bonjour, mon père, dit Sam en avalant une gorgée de café.
- Comment allez-vous, Sam? demanda Griffin en approchant une chaise contre la table avant de s’asseoir.
- Dans cet instant, la haine m’étouffe, dit Sain d’un ton grave.
-J’en suis désolé. À qui la faute?
- Au colonel Nugent. Mais ça passera.
- Avezvous prié, Sam?
- Pas vraiment.
- Et pourquoi non?
- Pourquoi se presser> J’ai encore aujourd’hui, demain et mardi. J’imagine que vous et moi ferons un tas de prières mardi soir.
- Si vous le souhaitez, bien sûr. C’est à vous de décider. De toute façon je serai ici.
- Je désire que vous soyez avec moi jusqu’à la fin, mon père, si vous le voulez bien. Vous et mon avocat. Vous êtes autorisés l’un et l’autre à être à mes côtés pendant les dernières heures.
- J’en serai honoré.
- Merci.
- Dans quel but exactement désirez-vous prier, Sam?
Sam prit une grande gorgée de café.
- Eh bien, tout d’abord, j’aimerais savoir si, quand je quitterai ce monde, mes mauvaises actions seront pardonnées.
- Vos péchés?
- Exactement.
- Dieu s’attend à ce que nous lui confessions nos péchés avant d’être pardonnés.
- Tous sans exception? Un par un?
- Oui. Ceux dont vous vous souvenez.
- Alors, on ferait bien de commencer maintenant. Ça va durer. - Comme vous voulez. Pour quoi encore aimeriez-vous prier? - Pour ma famille, telle quelle est. Ce qui va se passer sera dur àsupporter pour mon petitfils, mon frère, et peut-être ma fille. On ne versera certes pas des flots de larmes pour moi, vous le comprenez bien, n’est-ce pas? mais j’aimerais qu’ils aient quelque consolation. Et je souhaiterais aussi dire une prière pour mes amis, ici, dans le quartier des condamnés à mort. Ce moment sera atroce pour eux.
- Pour quelqu’un d’autre?
- Oui. Je veux faire une vraie prière pour les Kramer, tout particulièrement pour Ruth.
- La famille des victimes?
- Oui. Et aussi pour les Lincoln.
- Qui sont les Lincoln?
- Une longue histoire. D’autres victimes.
- C’est bien, Sam. Il faut enlever ce poids de votre poitrine et purifier votre âme.
- Ça prendrait des années pour purifier mon âme, mon père.
- D’autres victimes?
Sam posa le gobelet sur le bureau et se frotta doucement les mains. Il chercha les yeux chaleureux et confiants de Ralph Griffm.
- Que se passe-t-il s’il y a d’autres victimes ? demanda-t-il.
- Des morts ?
Sam acquiesça lentement.
- Des gens que vous avez tués?
Sam continuait d’acquiescer.
Griffin respira longuement et réfléchit un bon moment.
- Eh bien, Sam, pour être franc, je ne voudrais pas vous voir mourir sans entendre ces péchés en confession et demander le pardon de Dieu.
Sam continuait de hocher la tête.
- Combien? demanda Griffm.
Sam descendit de la table et enfila ses sandales de caoutchouc. Il alluma lentement une cigarette et commença à marcher de long en large derrière la chaise de Griffin. L’aumônier se déplaça afin de mieux le voir et de bien entendre ce qu’il disait.
- Il y a Joe Lincoln, mais j’ai déjà écrit une lettre à sa famille pour dire que je regrettais mon acte.
- Vous l’avez tué ?
- Oui. C’était un Africain qui vivait sur notre ferme. Je me suis toujours senti mal à cause de ça. C’était autour de 1950.
Sam s’arrêta de marcher et s’appuya sur le classeur. Il s’adressait au plancher comme s’il était perdu dans ses pensées.
- Et il y a deux hommes, des Blancs qui ont tué mon père à un enterrement, il y a fort longtemps. Ils ont passé un certain temps en prison et, lorsqu’ils sont sortis, mes frères et moi les avons guettés patiemment. Nous les avons tués tous les deux, mais je n’ai jamais éprouvé le moindre remords. C’étaient des voyous, et ils avaient tué notre père.
- C’est toujours mal de tuer, Sam. Vous luttez en ce moment pour empêcher qu’on vous tue légalement.
- Je sais.
- Est-ce que vous et vos frères avez été arrêtés?
- Non. Le vieux shérif nous soupçonnait, mais il n’a jamais rien pu prouver. Nous avions été très prudents. D’ailleurs c’étaient de vrais bandits. Personne ne les a regrettés.
- Cela ne justifie rien.
- Bien sûr. J’ai toujours pensé qu’ils méritaient leur sort, puis on m’a enfermé ici. La vie prend une nouvelle signification lorsque vous êtes dans le quartier des condamnés à mort. Vous réalisez à quel point elle est précieuse. Maintenant, je regrette d’avoir tué ces garçons. Je le regrette vraiment.
- Quelqu’un d’autre ?
Sam traversa la pièce, comptant chacun de ses pas, puis revint vers le classeur. L’aumônier attendait. Le temps ne signifiait plus rien à cet instant.
- Il y a eu, il y a bien longtemps, deux lynchages, dit Sam, incapable de regarder Griffin dans les yeux.
- Deux?
- Je pense. Peut-être trois. Non, oui, il y en a eu trois, mais lors du premier j’étais juste un gosse, un petit garçon, et je n’ai fait que regarder, vous savez, derrière les buissons. C’étaient des lynchages du KKK, mon père y participait. Mon frère Albert et moi, on s’est glissés dans les bois pour voir ce qui se passait.
Non
Aussi celui-là ne compte pas, n’est-ce pas?
Les épaules de Sam s’affaissèrent. ll ferma les yeux et baissa la tête.
- Le deuxième était le fait, comme toujours, de la populace. Je devais avoir une quinzaine d’années. Une fille avait été violée par un Africain, du moins elle le disait. Sa conduite laissait beaucoup à désirer, et deux ans plus tard elle accouchait d’un petit métis. Aussi, qui peut savoir? De toute façon, elle a montré le Noir du doigt, nous nous sommes emparés du garçon, (avons emmené dans les bois pour le lyncher. J’étais aussi coupable que les autres.
- Dieu vous
pardonnera, Sam.
- En êtes-vous sûr?
- Absolument.
- Combien de meurtres pardonnera-t-il?
- Tous sans exception. Si vous demandez sincèrement son pardon, il effacera (ardoise. C’est dans les Écritures.
- C’est trop beau pour être vrai.
- Et le dernier lynchage?
Sam secoua la tête violemment, les yeux fermés.
souffle.
- Écoutez, je ne peux pas en parler, mon père, dit-il dans un
- Vous n’êtes pas obligé de m’en parler, Sam. Simplement dites-le à Dieu.
- Je ne sais pas si je peux en parler à qui que ce soit.
- Bien sûr que si. Simplement fermez les yeux, un soir, entre aujourd’hui et mardi, tandis que vous êtes dans votre cellule, et confessez-vous à Dieu. Il vous pardonnera aussitôt.
- Ça ne me semble pas juste. Vous tuez quelqu’un, puis en quelques minutes Dieu vous pardonne. C’est trop facile.
- Vous devez le regretter sincèrement.
- Oh, je le regrette. Je le jure.
- Dieu efface tout, Sam, mais pas les hommes. Nous répondons de nos actes devant Dieu, mais également devant la loi. Dieu vous pardonnera, mais vous allez subir les conséquences de votre conduite selon les lois de cet État.
- J’emmerde l’État. De toute façon je suis prêt à partir d’ici.
- Bon. Assurons-nous que vous êtes prêt, d’accord?
Sam marcha en direction de la table et s’assit près de Griffin.
- Vous restez dans les parages, mon père, hein? J’ai besoin d’aide. Il y a quelques saloperies enfouies dans mon âme et ça peut prendre un certain temps avant de les en faire sortir.
- Ce ne sera pas difficile, Sam, si vous êtes réellement préparé.
Sam tapota amicalement le genou du religieux
- Simplement, restez dans les parages, mon père, d’accord?