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Les champs de blé ondulaient sur des kilomètres, puis montaient àl’assaut des collines. Avec, en toile de fond, de majestueuses montagnes. Le camp d’entraînement occupait une cinquantaine d’hectares, dans une large vallée, audessus des terres cultivées. Des haies et des broussailles dissimulaient les barbelés. Ses affûts de canons et son champ de manoeuvres étaient pareillement camouflés. Seules deux banales constructions en rondins étaient visibles en surface, laissant croire, vues d’avion, à des cabanes. Mais en dessous, enserrées par les collines, courait un dédale de grottes naturelles et artificielles. De grands tunnels suffisamment larges pour permettre le passage de camionnettes partaient dans toutes les directions. Une douzaine de salles en tout. Il y avait là une imprimerie, un arsenal, une bibliothèque et des logements. Les membres se rassemblaient dans la plus grande salle - douze mètres du sol au plafond - pour entendre des discours, voir des films, assister à des meetings.

Ce camp possédait des ascenseurs, des antennes paraboliques, des ordinateurs, des fax, des téléphones sans fil. Bref, un équipement électronique dernier cri.

Le camp ne recevait pas moins de dix journaux chaque jour. C’est un certain Roland qui les lisait en premier. Ce n’était pas une corvée. Ce type avait fait le tour du monde plusieurs fois, parlait quatre langues et se montrait curieux de tout. Quand un article retenait son attention, il le portait dans la salle des ordinateurs pour le mettre en mémoire.

Il était établi qu’il devait passer chaque matin deux heures à décortiquer les dernières nouvelles pour conserver celles qui lui paraissaient dignes d’intérêt. Il adorait ce travail.

Pourtant, ce jour-là, la photo de Sam Cayhall en première page d’un quotidien de San Francisco le rendait soucieux. L’article annonçait que le condamné à mort le plus âgé des ÉtatsUnis serait dorénavant défendu par son petitfils. Roland dut s’y reprendre à trois fois dans sa lecture avant de se persuader de la réalité de cette information. Deux

 

autres journaux publiaient pour leur part un instantané du jeune Adam Hall.

Roland suivait l’” affaire Cayhall ” depuis de nombreuses années. Pour plusieurs raisons. D’abord, il s’agissait d’un cas méritant d’être archivé sur l’informatique de la base - un vieux terroriste du KKK des années soixante qui jouait sa vie dans une cellule de Parchman. Ensuite, sans être juriste, Roland partageait l’opinion générale: Sam Cayhall serait exécuté. Ce qui n’était pas pour déplaire à l’archiviste. Du héros du combat pour la suprématie blanche, les nazis feraient leur martyr.

Roland Forchin, puisque tel était son nom, était inconnu de l’administration. Il possédait trois magnifiques faux passeports, dont un allemand et un de la République d’Irlande.

Il avait encore un autre patronyme, connu de lui seul. Rollie Wedge. Ce dernier avait fui les EtatsUnis en 1967 après l’attentat du cabinet Kramer et s’était installé en Irlande du Nord. Il avait également vécu en Libye, à Munich, à Belfast et au Liban. ll était revenu aux ÉtatsUnis en 1967 et en 1968 pour suivre le procès de Sam Cayhall et de Jeremiah Dogan.

Wedge, dit Forchin, s’était installé dans ce bunker trois ans plus tôt pour défendre l’idéologie nazie. Il ne se considérait plus comme un membre du KKK. Dorénavant, il était fasciste et fier de l’être.

Après avoir achevé sa revue de presse matinale, il décida d’aller voir le soleil. C’était une belle journée, fraîche et sans nuage. Il s’engagea dans un petit sentier qui grimpait dans la montagne et, dix minutes plus tard, il contemplait les champs de blé ondulant au loin.

Roland rêvait de la mort de Cayhall depuis vingttrois ans. Les deux hommes partageaient un secret, d’un poids considérable. Et ce poids ne quitterait sa poitrine que lorsque Sam aurait été exécuté. Il admirait ce type. Contrairement à jeremiah Dogan, Sain avait respecté son serment et n’avait jamais parlé. Malgré trois procès, plusieurs avocats, d’innombrables appels, des millions d’enquêtes, Sam n’avait jamais flanché. C’était un homme d’honneur, mais Roland voulait sa mort. Il avait été obligé de le menacer avec Dogan durant le premier procès, mais c’était il y a fort longtemps. Dogan avait craqué, il en était mort.

Ce jeune avocat l’ennuyait.

Roland n’était pas sans savoir que plus la date d’une exécution approchait, plus les avocats étaient tentés de sortir la grosse artillerie. Si Sain devait flancher, c’était maintenant, devant son petitfils.

 

Chez Kravitz et Bane, à Chicago, le samedi était un jour aussi trépidant que les autres. L’atmosphère était nettement plus détendue dans la succursale de Memphis. Adam, arrivé à neuf heures, s’était enfermé dans son bureau et avait tiré les stores.

La veille, Sam et lui avaient travaillé pendant deux heures. Adam relut leurs notes. Il entra sa documentation dans l’ordinateur et modifia

la requête pour la troisième fois. Il en avait déjà envoyé une copie par fax.à Garner Goodman qui l’avait corrigée et renvoyée.

. Si, par chance, une audience d’urgence était acceptée par la Cour fédérale, Goodman était prêt à témoigner sur l’exécution de Maynard Tole. Wiesenberg, son assistant, avait été si bouleversé en voyant gazer quelqu’un qu’il avait donné sa démission et était devenu enseignant. Son grand-père avait survécu à l’holocauste, mais pas sa grand-mère. Goodman avait promis de prendre contact avec Wiesenberg.

À midi, Adam, désireux de prendre l’air, quitta l’immeuble et roula en direction de l’ouest.

Calico Rock était une petite ville perchée sur un promontoire dominant la rivière. Trois sites de pêche à la truite étaient aménagés sur la rive est, près du pont. Adam gara sa voiture sur les berges et s’avança vers un baraquement construit sur un ponton et amarré par de gros câbles. Des embarcations de louage étaient rangées près de la jetée. Une odeur pénétrante d’essence flottait autour d’une pompe solitaire. Une pancarte indiquait les prix pour la location d’une embarcation, d’un guide, de l’attirail et du permis de pêche.

Adam entra dans le baraquement. Un jeune homme avec des mains sales sortit d’un atelier et lui demanda ce qu’il désirait.

- Je cherche Wyn Lettner.

Le garçon retourna vers son réduit et cria

- Monsieur Lettner !

Wyn Lettner était un véritable monument. Il dépassait le mètre quatre-vingt-dix. Sa grande carcasse devait supporter une étonnante masse de chair et de graisse. D’après Garner, c’était un fervent amateur de bière. Ça se voyait. Il approchait des soixante-dix ans. Ses rares cheveux gris logeaient sous une casquette de toile.

Il y avait au moins trois photos de l’agent du FBI Lettner classées dans les dossiers d’Adam. Le type même du G-Man - costume sombre, chemise blanche, noeud de cravate serré, coupe de cheveux militaire.

- Oui, monsieur, dit-il d’une voix forte, tandis qu’il passait le seuil de sa boutique. Je suis Wyn Lettner.

Il avait une voix grave et un sourire agréable.

Adam lui tendit la main.

- Adam Hall, content de vous rencontrer.

Lettner lui prit la main et la secoua vigoureusement. Ses avant-bras étaient impressionnants.

- Oui, monsieur, tonna-t-il. Que puis-je faire pour vous?

Grâce au ciel le ponton était désert.

- Eh bien, je suis avocat. Je défends Sam Cayha.ll.

Le sourire s’élargit pour montrer deux rangées de puissantes dents jaunes.

- Alors votre travail touche à sa fin! fit-il avec un gros rire en envoyant une claque dans le dos d’Adam.

- C’est possible, dit Adam, mal à l’aise. J’aimerais vous parler de Sam.

 

I,ettner devint brusquement sérieux. Il se gratta le menton et regarda Adam en plissant les yeux.

- J’ai vu ça dans les journaux, mon garçon. Je sais que Sam est votre grand-père. Dur pour vous.

Puis il sourit de nouveau.

- Plus dur encore pour lui.

Ses yeux pétillaient comme s’il venait de lancer une plaisanterie absolument irrésistible. Adam ne réagit pas.

- Vous devez savoir que Sam a moins d’un mois à vivre.

- Entrez ici, mon garçon. Nous allons parler de lui. Vous voulez une bière ?

- Non, merci.

Ils pénétrèrent dans la boutique. Attirail de pêche aux murs et au plafond, crackers, sardines, saucisson, pain, jambon, biscuits sur des étagères branlantes. Une glacière dans un coin.

- Asseyez-vous.

Adam prit une chaise en bois. Lettner plongea la main dans la glacière pour en sortir une canette.

- C’est vrai que vous n’en voulez pas?

- Peut-être plus tard.

Il était presque cinq heures.

Lettner fit sauter la capsule et d’une seule gorgée vida un bon tiers de la bouteille.

- Vont-ils finir par avoir le vieux Sam? demanda-t-il.

- En tout cas ils font de leur mieux.

- Quelles sont ses chances?

- Médiocres. Les requêtes de dernière minute, mais la pendule ne veut pas s’arrêter.

- Sam n’est pas un mauvais bougre, dit Lettner avec une nuance de pitié dans la voix.

Le courant de la rivière faisait craquer le plancher du ponton.

- Combien de temps êtes-vous resté dans le Mississippi? demanda Adam.

- Cinq ans. Hoover m’a appelé après la disparition de trois ouvriers partisans des droits civiques. C’était en 1964. Nous avons mis sur pied une unité spéciale et nous nous sommes attelés à la tâche. Après l’attentat Kramer, le KKK, apparemment, était à bout de souffle.

- Et vous étiez chargé de quoi?

- Mr. Hoover était quelqu’un de déterminé. Il m’a demandé d’infiltrer le KKK à tout prix. Il voulait le désintégrer. À vrai dire, nous avions un peu tardé dans le Mississippi. Pour un tas de raisons. Hoover haïssait les Kennedy. Comme ils le harcelaient, il renâclait. Mais lorsque ces trois garçons ont disparu, nous nous sommes remués. 1964 a été un sacré millésime dans le Mississippi.

 

- Je suis né cette année-là.

- Oui, les journaux disent que vous êtes né à Clanton. J’ai vu

Garder Goodman à plusieurs reprises. C’était il y a bien longtemps. Un drôle,d’oiseau.

- C’est mon patron. Il m’a donné votre nom et m’a dit que vous accepteriez de me parler.

- Vous parler de quoi? demanda Lettner en buvant un coup.

- De l’affaire Kramer.

- L’affaire Kramer est close. Ce qu’il en reste, c’est Sam et son rendez-vous avec la chambre à gaz.

- Vous voulez qu’on l’exécute?

Un bruit de pas et de voix se fit entendre. La porte s’ouvrit. Un homme et un jeune garçon pénétrèrent dans la boutique. On venait aux provisions. Lettner se leva. Il avait pris soin de mettre sa bouteille de bière sous le comptoir.

Adam sortit une eau minérale de la glacière et quitta la boutique. D marcha au bord du ponton. Deux adolescents pêchaient au lancer près du pont. Adam n’avait jamais pêché de sa vie. Son père n’était pas un fervent des parties de campagne et des distractions. Pas plus qu’il n’était capable de garder un emploi. Adam n’arrivait pas à se souvenir précisément de ce que son père avait fait de sa vie.

La porte claqua. Lettner s’avança d’un pas pesant.

- Vous aimez pêcher la truite? demanda-t-il.

- Non. Je n’ai jamais pêché.

- Allons faire un tour. J’ai besoin de jeter un coup d’oeil à deux kilomètres en aval. II paraît que ça mord.

Lettner emmenait sa glacière avec lui.

- Venez! cria-t-il à Adam qui regardait avec attention les cinquante centimètres qui le séparaient du bateau. Et détachez cette amarre.

Adam dénoua le cordage et monta avec appréhension dans le bateau. Il glissa et tomba sur le derrière, échappant de justesse à un bain forcé. Lettner hurlait de rire. Adam, très gêné, crut bon de s’esclaffer àson tour. Lettner lança le moteur et le bateau bondit dans le courant.

Adam s’agrippait aux bords. Calico Rock se trouva rapidement derrière eux. Les méandres de la rivière découvraient de larges paysages et des promontoires rocheux. Lettner barrait d’une seule main et sirotait sa bière de l’autre. Après quelques minutes, Adam se détendit et parvint à sortir une bière de la glacière. Lettner chantait derrière lui. Le bruit aigu du moteur empêchait toute conversation.

Ils passèrent devant une flottille de canots pneumatiques pleins d’adolescents qui fumaient on ne sait quoi et se gorgeaient de soleil.

Finalement le bateau ralentit. Lettner manoeuvra habilement et coupa le moteur.

- Vous allez pêcher ou boire de la bière? demanda Adam en fixant

 

l’eau.

 

Boire de la bière.

- C’est ce que je pensais.

 

Letter prit sa canne à pêche et lança sa cuiller, oubliant sa bouteille. Adam le regarda un instant puis s’allongea et laissa ses pieds pendre audessus de l’eau. L’embarcation n’était guère confortable.

- Quand allez-vous à la pêche? demanda-t-il.

- Tous les jours. Ça fait partie de mon travail, des services que je propose à ma clientèle.

- Dur travail.

- Quelqu’un doit le faire.

- Qu’est-ce qui vous a amené à Calico Rock?

- Une crise cardiaque en 75. Il me fallait quitter le FBI. J’avais une bonne retraite et tout, mais, que diable, on finit par s’ennuyer à rester assis sans rien faire. Ma femme et moi avons trouvé cet endroit. Le ponton était à vendre. Et voilà. Passez-moi une bière.

Il lança de nouveau sa cuiller tandis qu’Adam lui tendait la canette. Il y en avait encore quatorze dans la glace. Le bateau dérivait et Lettner s’empara d’une rame. Il pêchait d’une main, tenait la barre de (autre et parvenait encore à tenir sa bouteille entre les genoux. Rude existence que celle d’un guide de pêche.

À voir Lettner, on avait (impression que la pêche au lancer était quelque chose de facile. D’un fouetté du poignet, il envoyait la cuiller exactement où il voulait. Les poissons refusaient de mordre.

- Sam n’est pas un mauvais bougre, répéta-t-il.

- Franchement, pensez-vous qu’il devrait être exécuté ?

- Pas mon affaire, mon garçon. Les gens de cet État veulent la peine de mort, et c’est la loi. Les gens disent que Sain était coupable et qu’il doit être exécuté. Qu’y puis-je?

- Mais vous avez bien une opinion.

- Et ça changerait quoi? Mes sentiments n’ont aucune valeur.

- Pourquoi avezvous dit que Sam n’est pas un mauvais bougre?

- Une longue histoire.

- Il nous reste quatorze bières.

Lettner éclata de rire. Il porta le goulot à sa bouche et regarda la rivière.

- Sam ne nous intéressait pas, vous comprenez, il ne participait pas aux choses réellement moches, au moins pas au début. Quand les trois militants des droits civiques ont disparu, nous sommes devenus enragés. Avec de (argent, on a très vite recruté des indics à (intérieur du KKK. On n’aurait jamais retrouvé ces trois ouvriers si nous n’avions pas arrosé les gens. Environ trente mille dollars, si je me souviens bien. Bon Dieu, ils les avaient enterrés dans une digue. Quand on les a retrouvés, ça nous a fait du bien. Finalement on avait réussi quelque chose. On arrêtait un tas de gens mais impossible de prouver quoi que ce soit. La violence continuait. Ils faisaient sauter les églises, les maisons des Noirs. On était dépassé. Comme à la guerre. Nouvelle offensive. Mr. Hoover était furieux. Alors on a arrosé, arrosé sans arrêt. Je ne vais rien vous dire de réellement utile, voyez-vous.

Pourquoi pas ?

‘ - Il y a les choses dont je peux parler et il y a les autres.

‘ - Sam n’était pas seul lorsqu’il a fait sauter le bureau de Kramer, n’est-ce pas ?

Lettner sourit en regardant sa canne à pêche posée sur ses genoux.

- À la fin de l’année 65, nous avions constitué un bon réseau d’informateurs. Dès qu’on apprenait qu’un type faisait partie de KKK, on commençait la chasse. On le suivait le soir, en pleins phares. On se garait devant sa maison. Habituellement ça lui flanquait la trouille. On le filait à son travail, on parlait à son patron, en exhibant nos plaques. On agissait comme si on allait descendre quelqu’un. On harcelait sa famille, on paradait dans nos costumes sombres, on en rajoutait avec notre accent du Nord. Et ces péquenauds s’effondraient. Si le type allait à l’église, on le suivait le dimanche. Le lendemain, on disait au prédicateur qu’on avait entendu une terrible rumeur - M. Machin était membre actif du KKK. On l’interrogeait là-dessus. On agissait comme si c’était un crime d’être membre du KKK. Si le type avait de grands enfants, on les suivait aussi. On s’asseyait derrière eux au cinéma, on surveillait leur voiture, garée dans les bois. Rien d’autre que du harcèlement, mais ça marchait. Finalement, on coinçait ce pauvre idiot quelque part, et on lui proposait de l’argent, on lui offrait de le laisser tranquille. ça marchait toujours. Ils étaient à bout de nerfs. Ils n’avaient qu’une envie, coopérer avec nous. J’en ai vu pleurer, quand ils venaient confesser leurs péchés.

Lettner éclata de rire.

Adam buvait sa bière à petites gorgées. S’ils finissaient ce qui restait dans la glacière, la langue de Lettner finirait peut-être par se délier.

- Il y a un type que je n’oublierai jamais. Nous l’avons surpris au lit avec sa maîtresse noire. Ce n’était pas tellement rare. Jamais compris comment les femmes noires pouvaient aller avec ces types-là. De toute façon, le gars avait un petit pavillon de chasse au fond des bois. Son nid d’amour. Il y rencontrait sa maîtresse l’après-midi. Un jour, alors qu’il avait fini et s’apprêtait à partir, nous avons pris sa photographie et celle de la femme. Puis on lui a parlé. C’était un diacre, un membre du conseil de l’église dans je ne sais plus quel patelin. On l’a traité comme un chien. On a renvoyé la fille, et on s’est installés dans le pavillon de chasse. Très vite, il a fondu en larmes. Par la suite, ç’a été un de nos meilleurs témoins. Plus tard il est allé en prison.

- Pourquoi ?

- Pendant qu’il fricotait avec sa petite amie, sa femme faisait de même avec un jeune Noir qui travaillait dans leur ferme. La dame est tombée enceinte et voilà un bébé café au lait. Notre indic a filé à l’hôpital pour tuer la mère et l’enfant. Quinze ans à Parchman.

- Ah!

- La violence avait diminué considérablement jusqu’au jour où Dogan a décidé de s’attaquer aux juifs. Ça nous a pris par surprise. Aucun indice.

 

- Pourquoi?

- Il était malin. Ayant appris que ses hommes nous donnaient des informations, il a décidé de travailler avec un petit groupe de gens sûrs.

- Groupe? C’est-à-dire plusieurs personnes?

- Quelque chose comme ça.

- Sam, et qui d’autre?

Lettner grogna, gloussa, et décida que les poissons étaient partis ailleurs. Il ramena sa canne à pêche et son moulinet dans le bateau et tira sur la corde du démarreur. Ils filaient de nouveau dans le sens du courant. Adam laissa ses pieds sur le plat-bord. Ses mocassins de cuir et ses chevilles furent bientôt trempés. ll sirotait sa bière en admirant le paysage.

Ils s’arrêtèrent sur un plan d’eau en dessous d’un ponton. Lettner lança sa cuiller et moulina en vain.

Le troisième et dernier lieu de pêche à inspecter n’était pas très loin de Calico Rock. C’est là qu’ils pêchèrent jusqu’à la nuit. Après cinq bières, Adam prit son courage à deux mains pour fourrer un hameçon dans l’eau. Lettner était un pédagogue avisé. Au bout de quelques minutes, Adam avait attrapé une truite de belle taille. Pendant un instant, les deux hommes oublièrent Sam, le KKK et les cauchemars du passé.

 

Le prénom de Mrs. Lettner était Irene. Elle accueillit son mari et son hôte inattendu avec bienveillance et nonchalance. Elle avait l’habitude des visites inopinées. Les deux hommes franchirent le seuil d’un pas mal assuré et lui offrirent le bout de la fichelle où étaient accrochées leurs prises.

La maison de Lettner était construite audessus du cours d’eau. De la terrasse, protégée par une moustiquaire, on avait une vue splendide sur la vallée. On s’assit dans des fauteuils en osier et on ouvrit de nouvelles bières, tandis qu’Irene faisait frire les truites.

Voir le fruit de sa pêche sur la table était une expérience toute nouvelle pour Adam et il mangea le poisson de bon appétit. Au milieu du repas, Wyn passa au scotch. Adam refusa. Il avait envie d’un verre d’eau, mais dut continuer à la bière. Il ne pouvait, au point où il en était, se permettre de jouer les mauviettes.

Irene buvait du vin en racontant des histoires sur le Mississippi. On l’avait menacée, à l’époque, à plusieurs reprises. Leurs enfants refusaient de venir les voir. C’était une fameuse époque, répétait-elle avec nostalgie.

Elle les quitta après le dîner. Il était presque dix heures et Adam avait envie de dormir. Wyn se mit debout, prenant appui sur un montant de bois, s’excusa et gagna les toilettes. Il revint avec deux scotches dans de grands verres. Il en tendit un à Adam et retourna dans son rocking-chair.

Les deux hommes se balancèrent un moment en silence. . - Ainsi, vous êtes convaincu que Sam avait un complice. . -Sien sûr qu’il en avait un.

Adam se rendait parfaitement compte que sa bouche était un peu pâteuse. Les paroles de Lettner, quant à elles, sonnaient parfaitement clair.

- Et pourquoi en êtes-vous si certain?

Adam posa le grand verre en se jurant de ne plus y toucher.

- Le FBI a fouillé la maison de Sam après l’attentat, n’est-ce pas?

- Exact.

- Sam était en prison à Greenville et vos hommes avaient le droit de perquisitionner.

- J’étais présent. On est allé là-bas avec une douzaine d’agents et on y a passé trois jours.

- Et vous n’avez rien trouvé.

- Si l’on veut.

- Aucune trace de dynamite. Aucune trace de détonateur ni d’amorce. Aucune trace de quoi que ce soit, ni matériel ni substance qui aurait pu servir à l’attentat. Je ne me trompe pas?

- Non. Mais où voulez-vous en venir?

- Sam ne connaissait rien aux explosifs et il n’y avait aucun indice prouvant qu’il s’en soit servi dans le passé.

- Ce n’est pas mon avis. Il avait une bonne expérience. Kramer était le sixième attentat, si je me souviens bien. Ces espèces de fous faisaient tout sauter. Vous n’étiez pas là tandis que moi j’étais au beau milieu. Les bombes explosaient sans arrêt. On avait des indics partout. On cassait des bras. Et on ne trouvait rien. C’était comme si brusquement une succursale du KKK s’était ouverte dans le Mississippi sans que la maison mère soit au courant.

- Et pour Sam?

- Son nom était dans nos fichiers. Son père avait été membre du KKK et peut-être un ou deux de ses frères. Mais ces hommes paraissaient assez inoffensifs. Ils vivaient dans une région épargnée par la violence. Le KKK brûlait quelques croix, il tiraillait sur quelques maisons, mais rien de comparable aux agissements de Dogan et de sa bande.

- Alors, comment expliquez-vous la volte-face de Sam en la matière?

- Inexplicable. Ce n’était pas un enfant de choeur. ll avait déjà tué.

- En êtes-vous sûr?

- Absolument. Il a tué d’un coup de fusil un de ses ouvriers agricoles noirs au début des années cinquante. Pas un seul jour de prison. Il n’a même jamais été arrêté. Peut-être encore un autre meurtre. Un Noir bien sûr.

- Je préfère l’ignorer.

- Posez-lui la question. Pour voir si ce vieux salaud a le courage d’admettre ses crimes devant son petitfils. C’était un violent, mon vieux.

 

ll était tout à fait capable de poser des bombes et de tuer des gens. Ne soyez pas naïf.

- Je ne suis pas naïf. J’essaie de lui sauver la vie.

- Pourquoi? Il a tué deux petits garçons parfaitement innocents. Deux enfants. Vous rendez-vous compte?

- S’il a eu tort de tuer, alors l’État a tort maintenant de vouloir le tuer.

- Arrêtez vos fadaises. La peine de mort est trop bonne pour ces gens. C’est trop propre, trop net. Ils ont le temps de dire leurs prières, de faire leurs adieux. Mais les victimes? De combien de temps disposentelles pour se préparer?

- Vous voulez qu’on exécute Sam?

- Oui. Je veux qu’ils y passent tous.

- Vous avez dit pourtant que ce n’est pas un mauvais bougre.

- J’ai menti. Sam Cayhall est un tueur au sang froid. Et il est coupable autant qu’on puisse l’être. Comment expliquer autrement la fin des attentats dès qu’il s’est retrouvé en prison?

- Peut-être ses complices ont-ils pris peur après l’attentat Kramer.

- Ses complices ?

- Son copain. Et Dogan.

- Bon. J’entre dans votre jeu. Supposons que Sain ait eu un complice.

- Non. Supposons que Sam était le complice. Supposons que l’autre type était l’expert en explosifs.

- L’expert? C’était des engins rudimentaires. Les cinq premiers n’étaient rien d’autre que quelques bâtons de dynamite entourés par un cordon de mèche. La bombe qui a servi pour Kramer, un réveil relié àun dispositif assez foireux. Ils ont eu de la chance que ça n’explose pas pendant qu’ils le tripotaient.

- Pensez-vous que l’engin ait été programmé pour exploser au moment où c’est arrivé?

- Le jury l’a pensé. Dogan a affirmé qu’ils avaient l’intention de tuer Marvin Kramer.

- Alors pourquoi Sam traînait-il dans les parages? Pourquoi était-il

 

quasiment sur les lieux au point d’être blessé? - Demandez-le à Sam. Je ne doute pas que vous l’ayez déjà fait.

Affirme-t-il qu’il avait un complice?

- Non.

- Alors, la question est résolue. Si votre client dit non, que cherchez-vous, bon Dieu?

- Mon client ment.

- Vraiment dommage pour lui. S’il tient à protéger quelqu’un, pourquoi devriez-vous vous en soucier?

- Pourquoi ment-il?

Lettner, perplexe, secoua la tête. Il avala une bonne rasade.

- Comment le savoir, bon Dieu? D’ailleurs je ne veux pas le

savoir. Franchement je me fiche éperdument que Sam mente ou qu’il dise la vérité. S’il vous ment à vous, son avocat et son petitfils, alors qu’on le gaze.

Adam but une grosse gorgée et fixa le noir. À vrai dire il se sentait parfois un peu sot d’essayer par tous les moyens de prouver que son client lui mentait. Il décida de parler d’autre chose.

- Vous ne croyez pas le témoin qui dit avoir vu Sam avec quelqu’un d’autre ?

- Non. Pas fiable, autant que je me souvienne. Ce type du relais routier a mis bien longtemps avant d’apparaître. Quant à l’autre, il venait de quitter une boîte minable. Impossible de lui faire confiance.

- Croyez-vous Dogan?

- Le jury le croit.

- Je ne vous parle pas du jury.

Lettner, finalement, commençait à souffler un peu, semblait s’avachir.

- Dogan était fou, mais dans son genre c’était un génie. Il a affirmé que la bombe avait été posée là pour tuer et je le crois. N’oubliez pas, Adam, qu’ils ont presque supprimé toute une famille à Vicksburg. Je ne me souviens pas du nom, mais…

- Les Pinder. Vous n’arrêtez pas de dire qu’ils ont fait ceci, qu’ils ont fait cela.

- Je joue le jeu. On suppose que Sam avait un complice. Ils ont posé une bombe chez les Pinder au milieu de la nuit. Une famille entière aurait pu y passer.

- Sam a mis la bombe dans le garage pour ne blesser personne.

- Il vous a dit ça? Il admet donc que c’est lui? Alors pourquoi, bon Dieu, me questionnez-vous au sujet d’un éventuel complice? Vous feriez mieux d’écouter votre client. Ce salaud est coupable, Adam. Faites-lui confiance là-dessus.

Adam but une autre gorgée et sentit le poids de ses paupières.

- Parlez-moi des enregistrements, dit-il en bâillant.

- Quels enregistrements? demanda Lettner en l’imitant.

- Les enregistrements que le FBI a fait passer au procès. Celui de Dogan en train de parler avec Wayne Graves au sujet de l’attentat Kramer.

- Nous avions beaucoup d’enregistrements. Eux avaient beaucoup de cibles en vue. Kramer n’était que l’une d’entre elles. Nom d’un chien, nous avons obtenu un enregistrement de deux types du KKK en train de parler d’un attentat contre une synagogue durant un mariage. Ils voulaient bloquer la porte et introduire un gaz mortel dans les tuyaux du système d’aération. L’assemblée entière devait y passer. De vraies ordures, mon vieux. Ce n’était pas Dogan, bien sûr, juste deux idiots en train de délirer. Quant à Wayne Graves, c’était un membre du KKK qui émargeait aussi chez nous. Il nous a autorisé à mettre son téléphone sur écoutes. Il a appelé Dogan un soir, lui a dit qu’il était dans une

 

cabine et ils ont parlé de l’attentat Kramer. Ils ont fait allusion à d’autres cibles. Ces enregistrements ont été très utiles lors du procès, mais ils ne nous ont pas aidés à prévenir un seul attentat, ils ne nous ont pas permis non plus d’identifier Sam.

- Vous n’aviez aucune idée que Sam Cayhall était dans le coup?

- Non, absolument pas. Si cet imbécile avait quitté Greenville comme il devait le faire, il serait probablement encore en liberté.

- Est-ce que Kramer savait qu’on allait le prendre pour cible?

- On le lui a dit. Mais ça faisait longtemps qu’il était habitué aux menaces. Il avait un garde du corps chez lui.

Lettner commençait à parler d’une voix pâteuse. Son menton retombait régulièrement sur sa poitrine.

Adam s’excusa, et avec mille précautions gagna les toilettes. Comme il revenait sur la terrasse, il entendit ronfler. Lettner s’était écroulé dans son fauteuil. D dormait, un verre à la main. Adam prit le verre et partit à la recherche d’un canapé.