a1
queur capta son attention. Il suivit le bateau, jusqu’à ce qu’il passe sous urt pont. Le bourbon commençait à produire son effet.
- Parlons d’autre chose, dit Lee doucement.
- Même petit garçon, dit-il sans cesser de fixer le fleuve, j’aimais l’Histoire. J’étais fasciné par le passé - les pionniers, les chariots, la ruée vers l’or, les cow-boys, les Indiens, la colonisation de l’Ouest. Un gamin en cinquième soutenait que son arrière-arrièregrand-père avait attaqué un train et enterré son butin au Mexique. Nous savions qu’il mentait mais c’était passionnant de faire semblant d’y croire. Je me suis souvent posé des questions à propos de mes ancêtres.
- Que disait Eddie?
- Qu’ils étaient tous morts, qu’on perdait son temps à essayer de connaître l’histoire de sa famille. Chaque fois que je posais des questions sur ce thème, ma mère me prenait à part et me disait de ne pas insister. Je risquais de bouleverser mon père. J’ai passé la plus grande partie de mon enfance à marcher sur des neufs lorsqu’il s’agissait de lui. En grandissant, j’ai commencé à comprendre que c’était un homme très bizarre, très malheureux, mais je n’ai jamais pensé qu’il allait se tuer.
Lee fit tinter sa glace et but une dernière gorgée.
- C’est une longue histoire, Adam.
- Raconte.
Lee prit doucement le pot de thé et remplit les verres. Adam y ajouta du bourbon. Plusieurs minutes se passèrent à boire et contempler le flux des voitures sur Riverside Drive.
- Es-tu allée dans le quartier des condamnés à mort? demanda-t-il finalement, fixant toujours les lumières sur le fleuve.
- Non, souffla-t-elle.
- ll y est depuis dix ans et tu n’es jamais allée le voir?
- Je lui ai écrit peu après son dernier procès. Il m’a répondu de ne pas venir le voir. Il ne voulait pas que je le voie dans le quartier des condamnés à mort. Je lui ai écrit deux autres lettres auxquelles il n’a jamais répondu.
- Excuse-moi.
- Inutile. Je me sens souvent coupable, Adam, et ce n’est pas facile d’en parler. Laisse-moi un peu de temps.
- Je vais rester à Memphis pendant plusieurs mois.
- Viens donc habiter ici. Nous avons besoin l’un de l’autre…
Elle s’interrompit, hésita et remua sa glace avec son index.
- Je veux dire: il va mourir, n’est-ce pas?
- C’est probable.
- Quand?
- Dans deux ou trois mois. Ses possibilités d’appel sont pratiquement épuisées. Il n’y a plus grand-chose à faire.
- Alors pourquoi t’en mêles-tu?
- Je ne sais pas. Peut-être parce qu’il reste une chance de gagner. Je vais travailler comme un fou pendant les quelques mois à venir et prier pour qu’advienne un miracle.
à coup.
- Je prierai aussi, ditelle en buvant une nouvelle gorgée.
- J’aimerais te demander quelque chose, dit-il en la regardant tout
- Vas-y.
- Habites-tu seule ici? Je veux dire, c’est une question normale dès lors que je viens m’installer chez toi.
- Je vis seule. Mon mari loge dans notre maison de campagne.
- Vit-il seul? Simple curiosité.
- Parfois. Il aime les filles très jeunes, d’une vingtaine d’années, habituellement des employées qui travaillent dans ses agences bancaires. Il est entendu que je lui téléphone avant de venir dans la maison. Lui m’appelle avant de débarquer ici.
- Très pratique. Qui a mis au point cet accord?
- ça s’est mis en place avec le temps. Ça fait quinze ans que nous ne vivons plus ensemble.
- Et toujours mariés.
- Franchement, c’est bien ainsi. Je lui prends son argent et ne l’interroge pas sur sa vie privée. Nous sommes ensemble quand nous sortons dans le monde. Il est heureux.
- Es-tu heureuse?
- La plupart du temps.
- S’il te trompe, pourquoi ne demandes-tu pas le divorce? Tu m’aurais pour avocat.
- Un divorce serait catastrophique. Phelps est issu d’une famille bien-pensante, rigoriste, de pauvres gens riches, la vieille société de Memphis. Phelps aurait dû épouser une cousine au cinquième degré mais le malheureux a succombé à mes charmes. Sa famille était farouchement hostile à notre union. Divorcer maintenant serait admettre de façon douloureuse que sa famille avait raison. J’aime bien la relative indépendance que me procure son argent. Ça me permet de vivre à ma guise.
- Ne l’as-tu jamais aimé?
- Bien sûr que si. Nous étions follement amoureux lorsque nous nous sommes mariés. Nous avons même fait une fugue. C’était en 1963. La perspective d’un grand mariage avec sa famille d’aristocrates et ma famille de péquenauds n’était pas particulièrement séduisante. Sa mère ne m’adressait pas la parole; quant à mon père, il brûlait des croix. En ce temps-là, Phelps ignorait que mon père appartenait au KKK. Et je souhaitais de toute mon âme tenir la chose secrète.
- L’a-t-il découvert?
- Oui, je le lui ai avoué dès que papa a été arrêté pour l’attentat contre les Kramer. L’histoire s’est propagée lentement et discrètement parmi les membres de la, famille Booth. Ces gens sont très doués pour garder des secrets. C’est la seule chose qu’ils ont en commun avec nous, les Cayhall.
- Donc, fort peu de gens savent que tu es la fille de Sain?
- Très peu en effet. J’aimerais que ça continue.
- Tu as honte de…
- Bon Dieu, bien sûr que j’ai honte de mon père! Qui n’en aurait pas honte? lança-t-elle brusquement avec violence. J’espère que tu n’as pas en tête quelque image romantique d’un malheureux vieillard désespéré dans le quartier des condamnés à mort.
- Je ne pense pas qu’on devrait l’exécuter.
- Moi non plus. Mais, nom de Dieu, il a quand même tué pas mal de monde - les jumeaux Kramer, leur père, ton père, et Dieu sait qui d’autre. Il devrait rester en prison pour le restant de sa vie.
- Tu n’as aucune pitié?
- Parfois. De bonne humeur et sous un soleil éclatant, il m’arrive de me souvenir de quelques petites choses agréables de mon enfance. Mais ces instants sont extrêmement rares, Adam. Il a provoqué trop de malheur dans ma vie. Il nous a enseigné à haïr tout le monde. Une teigne avec notre mère. Toute sa foutue famille est malfaisante.
- Bon, alors laissons-le mourir.
- Tu n’es pas juste, Adam. Je pense à lui tout le temps. Je prie pour lui chaque jour. J’ai demandé à ces murs un million de fois pourquoi, pour quelle raison, de quelle manière mon père avait pu devenir quelqu’un d’aussi épouvantable. Et pourquoi pas un vieux bonhomme gentil, assis là sur le seuil, avec sa pipe, sa canne et son verre de bourbon? Pourquoi a-t-il fallu que mon père soit un membre du KKK, qu’il ait tué des enfants innocents et ravagé sa propre famille?
- Peut-être n’avait-il pas l’intention de les tuer.
- Ils sont morts, non? Les jurés ont dit qu’il l’avait fait. Ces gosses ont été déchiquetés. Ils sont enterrés dans la même petite tombe. Je me fous de savoir s’il avait ou non l’intention de les tuer. Il était là, Adam.
- C’est un point à ne pas négliger.
Lee se leva d’un bond et lui prit la main.
- Viens par ici, ditelle.
Ils s’approchèrent du rebord de la terrasse. Sa tante tendit le doigt en direction des tours qui se dressaient au loin.
- Tu vois cet immeuble là-bas, devant le fleuve. Le plus proche de nous. Juste de ce côté, à trois ou quatre cents mètres.
- Oui, répondit-il lentement.
- Il a quatorze étages. Maintenant, sur le côté droit, descends-en six. Tu me suis ?
- Oui, dit Adam en comptant comme elle le lui demandait.
- Maintenant, compte quatre fenêtres vers la gauche. Il y a une lumière. Est-ce que tu la vois ?
- Oui.
- Devine qui vit là.
- Comment pourrais-je le savoir?
- Ruth Kramer.
- Ruth Kramer ! La veuve de Marvin ?
- Oui.
- Tu la connais ?
- Nous nous sommes rencontrées une fois par hasard. Elle savait que j’étais Lee Booth, l’épouse de cet odieux Phelps Booth mais rien de plus. C’était une soirée donnée au bénéfice du corps de ballet. J’ai toujours fait mon possible pour l’éviter.
- Le monde est petit.
- Il peut être minuscule. Si tu l’interrogeais sur Sam, que te dirait-
Adam fixait les lumières à l’horizon.
- Je ne sais pas, j’ai lu qu’elle était encore amère.
- Amère, dis-tu? Elle a perdu toute sa famille. Elle ne s’est jamais remariée. Penses-tu qu’elle s’intéresse au fait de savoir si mon père avait (intention de tuer ses enfants? Tout ce qu’elle sait, c’est qu’ils sont morts, Adam, morts depuis vingttrois ans maintenant. Ils ont été tués par une bombe posée par mon père. S’il avait été chez lui, en famille, au lieu de rouler dans la nuit avec des cinglés, Josh et John seraient encore en vie. Ils auraient maintenant vingthuit ans. Après de bonnes études ils se seraient mariés. Ruth et Marvin seraient en train de jouer avec leurs petits-enfants. Bon sang, elle se moque éperdument de savoir à qui était destinée la bombe. Simplement, mon père fa mise là et elle a explosé. Et ses enfants sont morts. C’est tout ce qui compte.
Lee fit quelques pas en amère et s’assit dans son fauteuil à bascule. Elle agita de nouveau sa glace et but une grande gorgée.
- Ne te méprends pas, Adam. Je suis contre la peine de mort. Je suis probablement la seule femme blanche de cinquante ans qui a son père dans le quartier des condamnés à mort. C’est barbare, immoral, sauvage, cruel - je suis entièrement d’accord. Mais n’oublie pas les victimes, hein ? Ils ont droit au châtiment.
- Est-ce que Ruth Kramer désire ce châtiment?
- D’après ce qu’on dit, oui. Elle ne parle plus beaucoup à la presse mais elle est fort active dans les associations de victimes. Voici quelques années, elle aurait déclaré qu’elle assisterait en personne à (exécution.
- Ce n’est pas exactement ce qu’on appelle (esprit de miséricorde.
- Je ne me souviens pas que mon père ait demandé pardon.
Adam se retourna et s’assit sur la balustrade, en face du fleuve. Il jeta un coup d’oeil aux immeubles du centre-ville puis baissa la tête. Lee but de nouveau une grande gorgée.
- Je suis ici, Lee. Je ne vais pas partir. Je verrai Sam demain et lui proposerai d’être son conseil.
- As-tu (intention de garder la chose secrète?
- Qu’il s’agisse de mon grand-père? Je n’ai pas (intention d’en parler mais je serai surpris qu’on ne (apprenne pas. Parmi les condamnés à mort, Sam est le plus célèbre. La presse va enquêter d’ici peu, très sérieusement.
Lee ramena ses jambes sous elle et fixa le fleuve.
- Cela te fera-t-il du tort? demanda-t-elle doucement.
. - Bien sûr que non. Je suis avocat. Les avocats défendent les bourreaux d’enfants, les assassins, les dealers, les violeurs et les terroristes. Nous ne sommes pas particulièrement aimés. Comment pourrais-je me sentir atteint du fait qu’il soit mon grand-père?
- Ton cabinet est au courant ?
- Je le leur ai appris hier. Ils n’étaient pas vraiment heureux, mais ils s’en remettront. En fait, je le leur avais caché, et j’ai eu tort.
- Et s’il refusait?
- Alors tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Personne ne serait au courant et ta quiétude n’aurait pas à en souffrir. Je retournerais à Chicago et j’attendrais que CNN retransmette le cirque de l’exécution. Un jour d’automne plus frais qu’aujourd’hui, j’irais déposer quelques fleurs sur sa tombe. Je contemplerais le marbre et me demanderais de nouveau pourquoi il a fait ça, comment il a pu devenir ce réprouvé et pourquoi je suis né dans une si terrible famille. Je t’inviterais à venir avec moi. Une réunion de famille en quelque sorte.
- Arrête, veux-tu, ditelle.
Adam aperçut des larmes sur son visage. Elles coulaient et avaient presque atteint son menton lorsqu’elle les essuya avec ses doigts.
- Pardonne-moi, dit-il en se retournant pour regarder les ombres du fleuve. Pardonne-moi, Lee.
Il lui avait fallu attendre vingttrois ans pour revenir sur son lieu de naissance. Il ne se sentait pas précisément le bienvenu. Il roulait lentement, évitant de doubler. Il traversa Walls, la première ville de quelque importance sur la nationale 61.
Il n’ignorait pas que cette nationale avait été empruntée pendant des décennies par des centaines de milliers de pauvres Noirs du delta remontant vers Memphis, Saint Louis, Chicago et Detroit où ils espéraient trouver du travail et un logement décent. C’était dans ces boites de nuit criardes et misérables, le long de la nationale 61, qu’était né le blues. Il écouta les Muddy Waters.
La musique ne parvint pas à le calmer. Il avait refusé le petit déjeuner de Lee, affirmant qu’il n’avait pas faim. En réalité, il avait l’estomac noué. Et le noeud se serrait au fil des kilomètres.
Au nord de Tunica, les champs devinrent immenses. À neuf heures à peine, la journée était déjà chaude et lourde. La terre sèche. Des nuages de poussière traînaient derrière les tracteurs. De temps à autre, un avion, descendu de nulle part, frôlait les cultures puis regagnait le ciel. La circulation, dense, devenait lente chaque fois qu’un monstrueux engin agricole s’intercalait dans la file.
Adam prenait son mal en patience. On ne l’attendait pas avant dix heures.
À Clarksdale, il quitta la nationale 61 pour prendre la nationale 49, en direction du sud-est.
Bientôt un panneau indiqua que la prison d’État se trouvait à huit kilomètres.
Quelques minutes plus tard, il apercevait l’enceinte. Aucun grillage le long de la route, pas de barbelés, pas de miradors avec des gardiens en armes, pas de bandes de détenus insultant les passants. Simplement un portail en forme d’arche sur lequel était écrit: ” Prison d’État du Mississippi “. À proximité de cette première entrée se trouvaient plusieurs bâtiments donnant sur la. nationale et, apparemment, non gardés.
Adam respira profondément. Une femme en uniforme sortit de la gu¢rité placée sous l’arche et regarda dans sa direction. Adam roula lentement jusqu’à elle et baissa sa vitre.
- B’jour, fit-elle.
Elle portait un pistolet à la ceinture et tenait un calepin à la main. Un autre garde surveillait de l’intérieur.
- Que puis-je faire pour vous?
- Je suis avocat. Je viens voir un client dans le quartier des condamnés à mort, dit Adam, conscient de parler d’une voix tremblante.
Calme-toi, voyons, se répéta-t-il.
- Ici il n’y a pas de quartier des condamnés à mort, monsieur. - Je vous demande pardon?
- Le quartier des condamnés à mort n’existe pas ici. Nous en avons toute une bande dans le quartier de haute sécurité. Vous pouvez regarder partout, vous n’y trouverez pas de quartier des condamnés à mort.
- Bien.
- Votre nom? ditelle en examinant son calepin.
- Adam Hall.
- Celui de votre client?
- Sam Cayhall.
La gardienne restait impassible. Elle tourna une feuille de son calepin
- Attendez ici.
De l’autre côté de l’entrée se trouvait une route ombragée, bordée de modestes bâtisses. Ce n’était pas une prison, c’était une paisible ruelle dans une bourgade où, d’un moment à l’autre, surgirait une ribambelle d’enfants juchés sur des bicyclettes ou des patins à roulettes. Sur la droite se dressait un curieux bâtiment avec une petite terrasse et un parterre de fleurs. Un écriteau signalait qu’il s’agissait de l’accueil des visiteurs. À croire que les touristes pouvaient y trouver des articles de souvenirs et de la limonade.
Adam jeta un coup d’oeil à la gardienne debout derrière sa voiture, elle inscrivait quelque chose sur son calepin.
- D’où, dans l’Illinois? demanda-t-elle en s’approchant de la vitre. - Chicago.
- Pas d’appareil photo, pas d’arme, pas de magnétophone?
- Non.
Elle se pencha à l’intérieur et plaça un carton sur le tableau de bord.
- On m’informe que vous devez voir Lucas Mann.
- Qui est-ce ?
- L’avocat de la prison.
- Je ne savais pas que je devais le voir.
Elle plaça une feuille de papier sous le nez d’Adam.
- C’est la consigne. Prenez la troisième à gauche, continuez un
peu, puis tournez derrière le bâtiment en brique rouge que vous voyez là-bas, ditelle en le montrant du doigt.
- Que me veut-il ?
Elle grogna en haussant les épaules. Quels corniauds, ces avocats!
Adam appuya doucement sur l’accélérateur, s’éloigna du bâtiment d’accueil et descendit la ruelle ombragée. De chaque côté se trouvaient des maisons proprettes à la charpente de bois où, apprit-il plus tard, les gardiens et les autres employés habitaient avec leur famille. Il suivit les instructions qu’on lui avait données et gara sa voiture devant un immeuble de brique un peu délabré. Deux prisonniers modèles en pantalon bleu rayé de blanc balayaient le seuil. Adam évita leur regard.
Il trouva assez facilement le bureau, pourtant non signalé, de Lucas Mann. Une secrétaire souriante lui ouvrit une porte donnant sur une grande pièce. Mr. Mann, assis derrière sa table de travail, était en conversation téléphonique.
- Asseyez-vous, lui souffla la secrétaire.
Mann sourit et fit un geste maladroit en gardant l’oreille collée au récepteur. Adam posa son attaché-case sur un fauteuil mais resta debout. Le bureau était vaste et bien rangé. Deux larges fenêtres donnant sur la nationale laissaient entrer un flot de lumière. Sur le mur de gauche, la photo encadrée d’un beau jeune homme au large sourire et au menton puissant. Un visage familier. C’était David McAllister, le gouverneur du Mississippi.
Lucas Mann tira le cordon du téléphone et s’avança vers la fenêtre en tournant le dos à son bureau et à Adam. Il ne ressemblait vraiment pas à un avocat. Âgé d’une cinquantaine d’années, il lissait de temps en temps ses cheveux gris pour les plaquer sur sa nuque. Vêtu comme un étudiant chic: chemise de travail kaki fortement amidonnée avec poches de poitrine, cravate aussi colorée qu’une salade niçoise, desserrée bien entendu. Le col de la chemise laissait apparaître un teeshirt en coton gris. Le pantalon de toile, également amidonné au point d’en devenir crissant, avait un revers de trois centimètres. Les mocassins étincelaient. Il était clair que Lucas prenait soin de sa mise et tout aussi clair qu’il s’intéressait à la loi d’une manière très différente de celle de ses confrères. Il lui manquait une petite boucle d’oreille pour être le type parfait du vieux hippie embourgeoisé.
Adam, debout derrière le dossier du fauteuil, essayait de se calmer. Est-ce que tous les avocats étaient tenus de se plier à cette formalité? Certainement pas. Il y avait cinq mille détenus à Parchman. Garner Goodman n’avait jamais évoqué cette visite à Lucas Mann.
Ce nom lui était vaguement familier. Dans le fond d’une de ces boîtes en carton pleines des comptes rendus d’audience et de coupures de presse, il avait entrevu le nom de Lucas Mann. Quel rôle exact tenait ce personnage dans les procédures concernant la peine de mort? Adam savait parfaitement que son ennemi était le procureur du Mississippi mais il n’arrivait pas à déterminer l’emploi de Lucas dans le scénario. Mann raccrocha et tendit la main à Adam.
- Heureux de vous rencontrer, monsieur Hall. Je vous en prie, asseyez-vous, dit-il avec un accent traînant, pas désagréable, en désignant un fauteuil. Merci d’être passé par ici.
Adam s’assit.
- Le plaisir est pour moi, répondit-il nerveusement. Que se passe-
- Plusieurs choses. Tout d’abord, je voulais vous saluer. Je suis (avocat de cette prison depuis douze ans. Je m’occupe de la plupart des procédures, je veux dire ces sortes de procédures un peu folles imaginées par nos hôtes - les droits des prisonniers, les procès en dommages et intérêts, ce genre de trucs. Nous sommes pratiquement poursuivis chaque jour. Ma position m’oblige aussi à intervenir dans les affaires de condamnation à mort. Si j’ai bien compris, vous êtes ici pour voir Sam Cayhall.
- Effectivement.
- Vous a-t-il engagé?
- Pas exactement.
- Cette situation pose un petit problème. Voyez-vous, vous n’avez pas le droit de rendre visite à un détenu à moins d’être officiellement son représentant. Sam a fort bien réussi à se débarrasser de Kravitz et Bane.
- Ainsi, il ne me sera pas permis de le voir? demanda Adam, presque soulagé.
- En principe non. Mais j’ai eu une longue conversation hier avec Garner Goodman. Cela nous fait remonter à quelques années en arrière au moment de l’exécution de Maynard Tole. Connaissez-vous cette affaire ?
- Vaguement.
- 1986. Ma deuxième exécution, dit-il comme s’il avait personnellement appuyé sur le bouton.
Il s’assit sur le bord de son bureau et regarda Adam du haut de son perchoir. La toile de son pantalon bruissa doucement. Sa jambe droite pendait mollement.
-J’en ai eu quatre, savez-vous. Sam risque d’être le cinquième. Garner était (avocat de Maynard Tole. C’est ainsi que nous avons fait connaissance. C’est un honnête homme et un avocat redoutable.
-Merci, dit Adam, qui ne savait que répondre.
- Personnellement je déteste ces situations.
- Vous êtes contre la peine de mort?
- En principe. Chaque fois que nous tuons quelqu’un ici, je pense que le monde entier est devenu fou. Puis je me souviens de crimes horribles, monstrueux. Ma première exécution, ce fut Teddy Doyle Meeks. Ce vagabond avait violé, mutilé et massacré un petit garçon. Personne n’était réellement triste lorsqu’on fa gazé. Je pourrais raconter des histoires d’ancien combattant à longueur de journée. Peut-être aurons-nous un peu plus de temps une autre fois, d’accord?
- Bien sûr, dit Adam sans conviction.
Il n’arrivait pas à imaginer qu’il aurait envie d’entendre le récit d’exécutions.
- J’ai dit à Garner qu’on ne devrait pas vous permettre de voir Sam. Il m’a expliqué, assez vaguement je dois (avouer, qu’on pouvait vous considérer comme un cas particulier. Il ne m’a pas précisé ce qu’il entendait par là, me comprenez-vous?
Lucas se frottait le menton comme s’il était sur le point d’éclaircir (énigme.
- Notre règlement est strict lorsqu’il s’agit du Q,HS, pourtant le gardien-chef fera ce que je lui demanderai.
Ces derniers mots semblaient rester en suspens.
- J’ai, euh, réellement besoin de le voir, dit Adam d’une voix cassée.
- Bon, il a besoin d’un avocat. Franchement, je suis content que vous soyez là. Nous n’avons jamais exécuté un condamné sans avocat.
Il contourna le bureau et s’installa sur un des fauteuils. ll ouvrit un dossier et lut attentivement une feuille de papier. Adam attendait, essayant de reprendre sa respiration.
- Nous faisons pas mal de recherches sur les antécédents de nos condamnés à mort…, dit Lucas.
La phrase sonnait comme un avertissement.
- Tout particulièrement lorsqu’il n’y a quasiment plus de possibilité d’appel et que le jour de (exécution approche. Avezvous des renseignements sur la famille de Sam?
Le noeud qui nouait la gorge d’Adam tomba brusquement dans son estomac tel un ballon de basket dans son panier. ll parvint à secouer la tête.
- Avezvous (intention de parler à la famille de Sam?
Il se contenta de nouveau de secouer la tête. Un effort démesuré.
- D’ordinaire, à (approche de la fin, l’avocat intensifie les contacts avec la famille du condamné. Vous souhaitez probablement entrer en relation avec ces gens. Sam a une fille à Memphis, une certaine Mrs. Lee Booth. J’ai son adresse. Je peux vous la communiquer.
Lucas le considérait d’un oeil soupçonneux. Adam se sentait incapable de bouger.
- Je ne pense pas que vous la connaissiez, n’est-ce pas?
Adam secoua une fois de plus la tête, sans dire un mot.
- Sam avait un fils, Eddie Cayha.ll, mais le malheureux s’est suicidé en 1981. Il habitait la Californie. Eddie a laissé deux enfants, un fils né àClanton, Mississippi, le 12 mai 1964, le jour de votre naissance, n’est-ce pas, si j’en crois mon Annuaire du monde juridique? Eddie a également laissé une fille née en Californie. Ces gens sont les petits-enfants de Sam. J’essaierai de les joindre et si vous…
- Eddie Cayhall était mon père, lâcha Adam.
Il s’enfonça dans son fauteuil et fixa le bureau. Son coeur cognait dans sa poitrine. Au moins pouvait-il de nouveau respirer. Ses épaules
lui parurent brusquement plus légères. Il parvint même à esquisser un souri’e.
Le visage de Mann était impassible.
- J’y songeais plus ou moins.
Il se remit à remuer ses papiers.
- Sam a été très seul dans le quartier des condamnés à mort et je me suis souvent interrogé sur sa famille. Il recevait du courrier mais presque jamais venant de ses proches. Aucune visite, il n’en voulait pas d’ailleurs. C’est assez inhabituel pour un condamné si connu d’être délaissé par les siens. Surtout lorsqu’il s’agit d’un Blanc. Je ne voudrais pas me montrer indiscret. Vous me comprenez, n’est-ce pas ?
- Bien sûr.
- Nous avons à nous occuper d’un tas de choses avant l’exécution, monsieur Hall, par exemple nous devons savoir ce que nous ferons du corps. C’est là où la famille entre en jeu. Après avoir parlé à Garner hier, j’ai demandé à notre administration de Jackson de rechercher la famille. Ça s’est révélé extrêmement facile. On a aussi fouillé dans les paperasses vous concernant. L’État du Tennessee n’a pas enregistré la naissance d’un Adam Hall le 12 mai 1964. Une déduction en amène une autre.
- J’ai renoncé à me cacher.
- Quand avezvous appris la vérité sur Sam?
- Il y a neuf ans. Matante Lee Booth m’en a informé après l’enterrement de mon père.
- Étiez-vous en rapport avec Sam?
- Non.
- Donc Sam ne sait pas qui vous êtes et n’a aucune idée des raisons qui vous amènent ici?
- Exact.
- Oooh ! fit-il avant d’émettre un petit sifflement en direction du plafond.
Adam se détendit légèrement et se redressa dans son fauteuil. Le secret était éventé. S’il n’y avait pas eu Lee et sa peur d’être découverte, Adam se serait senti parfaitement à l’aise.
- Pendant quel laps de temps puis-je le voir aujourd’hui? demanda-t-il.
- Eh bien, monsieur Hall… À vrai dire, nous avons deux sortes de règles pour le quartier des condamnés à mort.
- Excusez-moi mais à l’entrée on m’a dit qu’il n’y avait pas de quartier des condamnés à mort ici.
- Officiellement, c’est le QHHS, quartier de haute sécurité. Bon. Normalement un avocat ne peut voir son client qu’une heure par jour, mais dans le cas de Sam on vous donnera le temps que vous désirerez.
- Aucune limite?
- Non. Nous essayons d’être aussi souples que possible durant les derniers jours, si ça ne présente aucun risque en matière de sécurité. Eh
quoi! En Louisiane on tire le pauvre bougre de sa cellule et on le flanque dans ce qu’on appelle la ” maison de la mort ” trois jours avant de le tuer. Sam sera bien traité jusqu’au grand jour.
- Le grand jour?
- Oui. C’est-à-dire dans quatre semaines, je crois? Le 8 août.
Lucas prit quelques papiers sur le coin de son bureau et les tendit àAdam.
- C’est arrivé ce matin. La cinquième chambre a mis fin au sursis hier après-midi. La Cour suprême du Mississippi a fixé la nouvelle date d’exécution pour le 8 août.
Adam se saisit des papiers sans les consulter.
- Quatre semaines! s’exclamat-il, atterré.
- Malheureusement oui. J’en ai porté la copie à Sam, il y a environ une heure. ll est d’une humeur exécrable.
- Quatre semaines, répéta Adam.
II jeta un coup d’oeil sur l’avis de la Cour. Il s’agissait de l’affaire de l’État du Mississippi contre Sam Cayhall.
- J’imagine que je ferais mieux d’aller le voir? dit-il sans réfléchir.
- Bien sûr. Adam, croyez-moi, je ne fais pas partie des bourreaux, je me contente de faire mon travail, de m’assurer que les choses se font légalement, sont appliquées dans le respect de la loi. Je n’aime pas ça. Ça devient une maison de fous. Mon téléphone sonne sans arrêt - le gardien-chef, ses assistants, le bureau du procureur, le gouverneur, vous et des centaines d’autres. Je suis au centre de cette tempête alors que je n’ai pas demandé à y être. C’est la partie la plus désagréable de mon travail. Sachez que vous me trouverez toujours ici en cas de besoin, d’accord?
- Pensez-vous que Sam me permettra de le défendre?
- Je le crois.
- Quelle est la probabilité de voir la sentence exécutée dans quatre semaines ?
- Cinquante/cinquante. On ne sait jamais ce que la Cour décidera au dernier moment. Les préparatifs débuteront dans une semaine environ. Nous avons une foule de détails à mettre au point.
- Une répétition générale?
- En quelque sorte. Ne croyez pas que nous aimions ça.
- Je suppose que chacun ici ne fait que son travail.
- C’est la loi de cet État. Si notre société veut tuer les criminels, il faut bien que quelqu’un s’en charge.
Adam rangea l’avis de la Cour dans son attaché-case et se leva.
- Je dois sans doute vous remercier pour votre hospitalité.
- N’en parlons plus. Après votre entrevue avec Sam, j’aurai besoin de savoir ce qui s’est passé.
- Je vous enverrai un double de mon engagement. S’il accepte de le signer.
- C’est tout ce que je demande.
Ils se serrèrent la main.
.- Autre chose, dit Lucas. Lorsqu’on amènera le prisonnier au parloir, demandez au garde de lui enlever les menottes. Je donnerai des instructions. C’est très important pour Sam. - Merci. - Bonne chance.
La température était montée d’au moins dix degrés lorsque Adam quitta le bâtiment. Du perron, il aperçut, à moins d’une centaine de mètres, un groupe de détenus qui faisaient des travaux d’entretien sur la nationale. Un gardien à cheval, l’arme à la ceinture, les surveillait du haut d’un talus. Les voitures déboulaient sans jamais ralentir. Quels étaient ces criminels à qui l’on permettait de travailler de l’autre côté de la clôture, au bord d’une grand-route? Personne ne semblait s’en soucier.
Quelques pas le séparaient de sa voiture. Il transpirait déjà lorsqu’il ouvrit la portière. Il traversa le parking derrière le bureau de Mann puis tourna sur la gauche pour gagner l’allée principale de la prison. Un panneau indiquait l’emplacement du QHS. Adam s’engagea sur le chemin empierré qui conduisait au quartier des condamnés à mort.
L’édifice datait de 1954. Un beau spécimen de l’architecture de l’époque - un bâtiment d’un seul étage en briques rouges avec un toit en terrasse, flanqué de deux longs blocs symétriques.
De l’extérieur, aucun barreau visible, aucun gardien, aucune patrouille. En dehors des fils de fer barbelés, l’endroit ressemblait à une école primaire de banlieue. À l’extrémité d’une des ailes, dans une cour grillagée, un prisonnier solitaire s’entraînait au basket sur un terrain en terre battue.
La clôture avait près de quatre mètres de haut. Du fil de fer barbelé et des chevaux de frise la surmontaient. À chaque angle du quadrilatère, un mirador avec un gardien. Au-delà, des champs qui s’étendaient àperte de vue. Le quartier des condamnés à mort était construit au beau milieu des plantations de coton.
Adam descendit de voiture et retira sa veste. Sa chemise lui collait àla peau. Il avait de nouveau l’estomac noué, et bien noué. Les jambes molles et les genoux tremblants. Ses mocassins de luxe étaient couverts de poussière. Il s’arrêta sous le mirador et leva la tête. Une femme en uniforme, l’air sévère, fit descendre au bout d’une corde un seau rouge semblable à ceux qu’on utilise pour laver les voitures.
-
Mettez votre clef là-dedans, demanda-t-elle, imperturbable, en se pençhant audessus de la clôture.
Adam déposa sa clef dans le seau au milieu d’une douzaine d’autres. La gardienne remonta le récipient qui resta suspendu innocemment dans les airs. Une brise l’aurait gentiment ballotté, mais il était difficile de trouver de l’air, même pour respirer. Ici, personne ne savait plus ce qu’était le souffle du vent.
Quelqu’un, quelque part, appuya sur un bouton. Un bourdonnement se fit entendre et la première des deux lourdes grilles s’entrouvrit. Il la franchit, avança d’environ cinq mètres puis s’arrêta. La première grille se referma derrière lui. Il était en train d’apprendre le principe de base des règles de sécurité - chaque entrée protégée avait deux portes ou deux grilles, jamais ouvertes en même temps.
Au-delà de la deuxième grille apparut un gardien à la carrure impressionnante, avec des bras aussi gros que les cuisses d’Adam. Il s’avança d’un pas tranquille dans l’allée de briques pilées. Le ventre ferme et le cou épais. Visiblement, il s’attendait à une visite.
L’homme tendit une énorme main noire
- Surveillant Packer.
Il était chaussé de bottes noires, cloutées, étincelantes.
Adam Hall essaya de lui rendre son salut.
- Une visite pour Sam? fit Packer avec rudesse.
- Oui, dit Adam, qui se demandait si tout le monde appelait le prisonnier par son prénom.
- Votre première visite ici?
Les deux hommes gagnèrent lentement la porte d’entrée du bâtiment.
- Oui, dit Adam en jetant un coup d’oeil aux vasistas ouverts au rez-de-chaussée. Est-ce que tous les condamnés à mort se trouvent dans ce bâtiment?
- Ouais. Quarante-sept aujourd’hui. Nous en avons perdu un la semaine dernière.
Ils étaient presque arrivés à la porte.
- Perdu un?
- Ouais. La cour d’instance a fait machine arrière. Nous avons dû le remettre au régime général. B je dois vous fouiller.
Adam inspecta du regard le environs pour voir où exactement Packer désirait s’acquitter de sa tâche.
- Ouvrez simplement un peu les cuisses, dit Packer en s’emparant rapidement de l’attaché-case pour le poser sur le ciment.
Adam n’avait pas le souvenir, dans cette pénible circonstance, qu’on lui ait jamais demandé d’ouvrir les cuisses, même un petit peu.
Packer était un professionnel. Il tapota avec dextérité autour des chaussettes, remonta délicatement jusqu’aux genoux puis gagna la taille en un éclair. La première fouille d’Adam, grâce au ciel, n’avait duré qu’un instant. Packer plongea ensuite son énorme main dans l’attachécase puis le rendit à Adam.
- Mauvais jour pour voir Sam, dit-il.
- Je sais, répondit Adam en jetant de nouveau sa veste sur son épaule.
- Par ici, marmonna Packer en rejoignant par la pelouse un des angles du bâtiment.
Ils arrivèrent devant une porte d’aspect anodin. Ni pancarte ni plaque d’aucune sorte.
- Où sommesnous? demanda Adam.
À cet instant tout lui paraissait flou.
- Au parloir.
Packer sortit une clef et la fit jouer dans la serrure.
Adam respira de nouveau profondément et entra. Pas d’autres avocats en visite, c’était réconfortant. Cette rencontre risquait d’être agitée, il préférait qu’elle se passe en privé. La pièce mesurait environ dix mètres de long sur quatre mètres de large avec un sol en ciment et de puissants néons. Le mur du fond, en briques rouges, était percé de trois lucarnes. Ce parloir était de construction récente.
Le système d’air conditionné faisait plus de bruit qu’il ne procurait de fraîcheur. Un muret d’un mètre de haut scindait la pièce. Les avocats d’un côté, leurs clients de l’autre. Une sorte de comptoir permettait de poser les dossiers. Il était surmonté d’un treillis métallique d’un vert éclatant qui montait jusqu’au plafond.
Adam marcha lentement jusqu’au fond de la pièce. Des sièges, vert et gris, des chaises pliantes, trois fauteuils de cafétéria, les rebuts de l’administration.
La porte claqua et Adam se retrouva seul. Il traîna une chaise vers le comptoir en bois, posa sa veste sur un autre siège, sortit son calepin, enleva le capuchon de son stylo et commença à se ronger les ongles. Des crampes lui tordaient l’estomac et ses talons tressautaient dans ses mocassins. Il regarda à travers le treillis et examina la partie réservée aux prisonniers - le même comptoir en bois, le même lot de vieilles chaises. Une fente de vingt-cinq centimètres sur dix perçait le treillis. C’était par cette petite ouverture qu’il communiquerait avec Sam Cayhall.
Il s’exhortait au calme, en vain. II gribouilla quelque chose sur son calepin mais ne put se relire. Il retroussa ses manches. Il essaya de découvrir des micros ou des caméras cachés. Mais le décor était si insignifiant qu’il ne pouvait imaginer quelqu’un installé à une table d’écoute.
Combien d’êtres accablés, dans les dernières heures de leur vie, avaient rencontré ici leurs avocats et bu leurs paroles d’espoir? Combien d’appels pressants avaient traversé cette grille de séparation tandis que l’horloge égrenait inexorablement les heures? Combien d’avocats avaient occupé la place qui était la sienne aujourd’hui pour annoncer àleur client qu’il n’y avait plus rien à faire, que l’exécution aurait lieu? C’étaient de sombres pensées mais elles réussirent à apaiser Adam. Il n’était pas le premier à venir dans ces lieux et il ne serait pas le dernier.
Ses jambes cessèrent peu à peu de trembler et il arrêta de se ronger les
ongles.. Au bruit que fit un verrou, il sursauta. Un jeune gardien blanc entra du côté des prisonniers. Derrière lui, dans une combinaison rouge vif, les mains attachées dans le dos par des menottes, apparut Sam Cayhall. Le prisonnier jeta un coup d’oeil inquisiteur à travers la pièce, plissa les yeux pour regarder de l’autre côté du treillis et aperçut Adam. Sam était maigre, pâle, et avait une bonne quinzaine de centimètres de moins que son gardien.
- Qui êtes-vous? lança-t-il à Adam qui, à ce moment-là, était en train de se mordiller un ongle.
Un second surveillant avança une chaise et le premier fit asseoir le prisonnier. Celui-ci fixait Adam avec une étrange intensité. Les matons se préparaient à partir.
- Pourriez-vous lui enlever les menottes, s’il vous plaît? dit Adam.
- Non, monsieur. C’est impossible.
Adam déglutit.
- Je vous demande pourtant de le faire. Nous allons être ici un long moment, dit-il en prenant son courage à deux mains.
Les matons se regardèrent comme s’ils n’avaient jamais entendu pareille requête. L’un d’eux sortit rapidement une clef et libéra le prisonnier.
Sain n’était nullement impressionné. Il dévisageait Adam à travers le grillage. La porte claqua et le verrou cliqueta.
Es se retrouvaient seuls. Un tête-à-tête. Chez les Cayhall, les réunions de famille se limitaient à ça. Le climatiseur vrombissait de plus belle. Pendant plus d’une minute, ce fut le seul bruit audible dans la pièce. Adam ne parvenait pas à regarder Sam dans les yeux plus de deux secondes. Il faisait mine de se passionner pour les notes rédigées sur son calepin.
Tandis qu’il numérotait chaque ligne, il sentait sur lui le regard aigu de Sam.
Finalement, il passa sa carte professionnelle par l’ouverture.
- Je m’appelle Adam Hall. Je suis avocat chez Kravitz et Banc àChicago et à Memphis.
Sam prit la carte et l’examina calmement recto verso. Adam observait chacun de ses gestes. La peau des doigts était flétrie et tachée de nicotine. Le visage était pâle, mangé par une barbe grisâtre. Les cheveux longs, gris et gras, plaqués en arrière. Cet homme n’avait rien à voir avec les images de son magnétoscope. Il ne ressemblait pas non plus aux dernières photos connues de lui, celles du procès de 1981. Il avait devant lui un vieillard avec une peau fine et terreuse et une multitude de petites rides autour des yeux. De profonds sillons, creusés par l’âge et les épreuves, ravinaient son front. Les yeux perçants, d’un bleu foncé, étaient le seul attrait de ce visage.
Vous, les juifs, vous ne renoncez jamais, hein? dit-il d’une voix
posée.
- Je ne suis pas juif, dit Adam en le fixant droit dans les yeux. - Alors comment faites-vous pour travailler chez Kravitz et Banc?
Son élocution avait la nonchalance, le détachement d’un homme qui a parlé neuf ans et demi aux murs d’une cellule de six mètres carrés.
- ll n’y a pas de discrimination chez nous.
- Superbe. Légalité et honorabilité, je suppose. En parfait accord avec les décrets d’application des droits civiques et des gentilles petites lois fédérales.
- Naturellement.
- Combien y a-t-il d’avocats chez Kravitz et Banc aujourd’hui?
Adam haussa les épaules. Le nombre variait d’une année à (autre.
- Autour de trois cents.
- Trois cents avocats. Et combien y a-t-il de femmes?
Adam hésita.
- Franchement je ne sais pas. Probablement une vingtaine.
- Une vingtaine, répéta Sam en remuant à peine les lèvres.
Ses yeux ne cillaient pas.
- Ainsi, moins de dix pour cent de femmes. Combien de Nègres avezvous ?
- Ne pourrions-nous pas les appeler des Noirs?
- Bien sûr, bien sûr. Mais c’est déjà dépassé. Ils veulent maintenant qu’on les appelle Afro-Américains. Vous qui avez une vision politiquement correcte des choses, vous devriez savoir ça.
Adam acquiesça mais garda le silence.
- Combien d’avocats afro-américains y a-t-il chez vous?
- Huit, je crois.
- Moins de trois pour cent. Eh bien, eh bien. Kravitz et Banc, ce grand bastion des droits civiques et de la gauche intellectuelle, fait preuve de discrimination envers les Afro-Américains et les AméricanoAméricaines. J’en reste pantois.
Adam griffonna quelque chose d’illisible sur son calepin. Il aurait pu discuter, bien sûr. Un tiers des associés étaient des femmes et le cabinet faisait de réels efforts pour engager de brillants licenciés en droit noirs. De plus, Kravitz et Banc avait été poursuivi en justice par deux Blancs qui se jugeaient victimes de discrimination parce qu’on leur avait au dernier moment préféré des postulants noirs.
- Combien d’avocats judéo-américains y a-t-il chez vous? Q,uatrevingts pour cent?
- Je ne sais pas, cela ne m’intéresse pas.
- Eh bien, ça m’importe beaucoup. J’ai toujours été gêné d’avoir pour avocat un de ces foutus zélotes.
- Ça me semble pourtant approprié.
Sam glissa doucement la main dans (unique poche de sa combinaison et en sortit un paquet de cigarettes bleu, des Montclair, et un briquet jetable. La combinaison était ouverte sur sa poitrine et on apercevait une épaisse toison de poils gris. Le vêtement était en coton léger. Adam
n’arrivait pas à imaginer qu’on puisse vivre dans un endroit comme celai-ci sans air conditionné.
‘ Sam alluma sa cigarette.
- Je pensais en avoir fini avec vous.
- Ce n’est pas le cabinet qui m’envoie. Je me suis porté volontaire.
- Pourquoi?
- Vous avez besoin d’un avocat et…
- Pourquoi êtes-vous si nerveux?
Adam enleva ses doigts de sa bouche et arrêta d’agiter les pieds.
- Je ne suis pas nerveux.
- Mais si, voyons. J’ai vu un tas d’avocats dans cet endroit et je n’en ai jamais vu d’aussi nerveux. (Qu’est-ce qu’il y a, mon petit? Vous avez peur que j’enfonce le treillis pour vous sauter dessus ?
Adam émit un léger grognement et essaya de-4o~re.
- Ne soyez pas stupide. Je ne suis pas nerveux.
- (Quel âge avezvous?
- Vingtsix ans.
- Vous en paraissez vingt-deux. Quand avezvous fini vos études?
- L’année dernière.
- Formidable. Ces salauds de Juifs m’envoient un blanc-bec pour me sauver. Ça fait longtemps que je sens qu’ils veulent ma mort, maintenant j’en ai la preuve. J’ai tué des juifs et ils veulent ma peau. Je ne me trompais pas.
- Vous reconnaissez avoir tué les enfants Kramer ?
- Quelle foutue question! Le jury a dit que c’était moi. Pendant neuf ans, les cours d’appel ont dit que le jury avait eu raison. C’est la seule chose qui compte. (Qui êtes-vous, bon Dieu, pour me poser une telle question ?
- Vous avez besoin d’un avocat, monsieur Cayhall. Je suis ici pour vous aider.
- J’ai besoin d’un tas de choses, mon garçon, mais je suis bigrement sûr de pouvoir me passer des leçons d’un blanc-bec. Vous êtes dangereux, fiston. Pis, vous ignorez que vous l’êtes.
Tout cela était dit posément, sans émotion. Sam tenait sa cigarette entre son index et le majeur de sa main droite. Il laissait tomber la cendre dans un bol en plastique. De temps en temps, il clignait de l’oeil. Son visage n’exprimait aucun sentiment.
Adam prit quelques notes sans signification puis essaya de nouveau de regarder Sam dans les yeux.
- Écoutez, monsieur Cayhall, je suis avocat et je suis fermement opposé à la peine de mort. J’ai fait de bonnes études, je connais ce problème et en particulier le huitième amendement. Je peux vous être utile. Je ne demande pas d’honoraires.
- Pas d’honoraires, répéta Sam. Quelle générosité! Réalisez-vous, fiston, que je reçois au moins trois offres de ce genre par semaine. Tout le monde veut être mon avocat. Gratis, bien sûr. De grands avocats. Des
avocats célèbres. Des avocats pleins aux as. Ils tiennent à présenter les dernières requêtes, à mettre les ultimes procédures en marche, et aussi, c’est évident, à se faire interviewer, à poser devant les caméras, à tenir ma main durant les dernières heures, à me couver des yeux pendant qu’on m’asphyxie, puis à organiser une conférence de presse, avant de signer un contrat pour un livre, pour un film, pour une série télévisée sur la vie et l’oeuvre de Sam Cayhall, cet authentique terroriste du KKK. Voyez-vous, fiston, je suis célèbre. Une légende vivante. Et puisqu’on va me tuer, je serai encore plus célèbre. Les avocats me veulent pour client. Je représente un bon placement. Ce pays est malade, non ?
Adam secoua la tête.
- Je ne veux absolument rien de tout cela, je vous le promets. Je vous l’écrirai. Je signerai un accord confidentiel.
Sam se mit à glousser.
- Un accord? Et qui pourra le faire respecter lorsque je serai
pue?
- Votre famille, dit Adam.
- Oubliez ma famille, dit Sam, catégorique.
- Mes motifs sont purs, monsieur Cayhall. Mon cabinet vous a représenté pendant sept ans de sorte que je connais bien votre dossier.
- Entrez dans la danse. Mes sous-vêtements ont été examinés par une centaine de trous du cul de journalistes. Il y a une foule de gens qui savent tout sur moi, mais en ce moment cette science ne me sert absolument à rien. Il me reste quatre semaines. L’ignorez-vous ?
- J’ai une copie de l’avis de la Cour.
- Quatre semaines et je pars à la chambre à gaz.
- Alors, mettons-nous au travail sur-le-champ. Je vous donne ma parole que je ne parlerai jamais à la presse sans votre autorisation, que je ne répéterai jamais ce que vous m’avez dit, que je ne signerai jamais de contrat pour un livre ou pour un film. J’en fais le serment.
Sam alluma une nouvelle Montclair et baissa les yeux. Il frotta doucement sa tempe avec son pouce. Il fumait, l’air absorbé. Adam était retourné à ses notes. Ses crampes d’estomac avaient disparu, mais le silence devenait pesant. Sam pouvait rester là à fumer et à méditer pendant des jours, se disait Adam.
- Est-ce que vous connaissez Barroni ? demanda Sam doucement.
- Barroni ?
- Oui, Barroni. Jugement rendu la semaine dernière par la neuvième chambre. Une affaire californienne.
Adam agita ses méninges dans l’espoir de trouver une trace de Barroni.
- Possible que je l’aie vu.
- Possible que vous l’ayez vu? Vous avez fait de bonnes études, vous avez beaucoup lu, etc. Et il serait seulement possible que vous ayez vu Barroni ? À quel avocaillon ai-je affaire?
- Je ne suis pas un avocaillon.
Bon, bon. Que savez-vous de Texas contre Eekes? Vous connaissez au moins celui-là?
- Date du jugement?
- Six semaines environ.
- Quel tribunal?
- Cinquième chambre.
- Huitième amendement?
- Faites pas l’imbécile, grogna Sam l’air franchement dégoûté. Pensez-vous que je passe mon temps à compulser des dossiers sur la liberté d’expression? C’est de ma peau qu’il s’agit, mon garçon, ce sont mes poignets et mes chevilles qui seront ligotés. Ce sont mes poumons qui vont respirer le gaz.
- Non. Je ne me souviens pas de Eekes.
- Quelle affaire avezvous étudiée?
- Les dossiers importants.
- Avezvous jeté un coup d’oeil sur Barefoot?
- Naturellement.
- Parlez-moi de Barefoot.
- Est-ce qu’il s’agit d’un jeu télévisé?
- C’est à prendre ou à laisser. D’où était Barefoot? demanda Sam. - Je ne m’en souviens pas. Mais il s’agissait de l’affaire Barefoot contre Estelle, une affaire clé. En 1983, la Cour suprême a jugé qu’un condamné à mort ne pouvait dissimuler des faits susceptibles de relancer la procédure en vue de les utiliser plus tard. En gros, c’est ça.
- Bon, bon, vous connaissez l’affaire. Ne vous a-t-il jamais paru bizarre que le même tribunal puisse changer d’avis de sa propre initiative? Réfléchissez. Pendant deux siècles, la Cour suprême des EtatsUnis a considéré comme légales les exécutions. Elle a dit qu’elles étaient constitutionnelles et s’accordaient parfaitement avec le huitième amendement. Puis, en 1972, la Cour suprême des ÉtatsUnis a lu la même Constitution et a mis hors la loi la peine de mort. En 1976, la Cour suprême des ÉtatsUnis a affirmé que, tout compte fait, les exécutions entraient dans le cadre de la Constitution. Et c’était toujours la même bande de gros balourds dans les mêmes robes noires, et le même bâtiment, à Washington. Maintenant, la Cour suprême des ÉtatsUnis change de nouveau la règle du jeu, à partir des mêmes textes fondateurs. Le clan Reagan en a assez de se pencher sur cette multitude d’appels. Il est temps d’y mettre bon ordre. Ça me paraît suspect.
- Ça paraît suspect à un tas de gens.
- Que savez-vous sur Dulaney? demanda Sam en tirant longuement sur sa cigarette.
À cause de l’absence presque totale de ventilation, un nuage de fumée commençait à se former audessus d’eux.
-Dans quel État?
- Louisiane. Vous connaissez sûrement.
- Bien entendu. En fait j’ai probablement étudié plus d’affaires que vous mais je ne m’oblige pas à les retenir à moins d’avoir à m’en servir.
combien?
- De vous en servir comment?
- Requêtes, procédures.
- Ainsi, vous vous êtes déjà occupé de condamnés à mort. De
- Vous êtes le premier.
- Quel réconfort! Ces avocats judéo-américains de Kravitz et Bane vous ont expédié ici pour vous procurer une petite expérience sur le tas, exact ?
- Je vous ai déjà dit que ce ne sont pas eux qui m’ont envoyé ici.
- Comment va Garner Goodman? Est-il toujours vivant?
- Oui, il a à peu près votre âge.
- Alors il n’en a plus pour longtemps. Et Tyner?
- Mr. Tyner se porte bien. Je lui dirai que vous avez demandé de ses nouvelles.
- Je vous en prie. Dites-lui qu’il m’a réellement manqué, lui et son acolyte. Bon Dieu, ça m’a pris presque deux ans pour les virer.
- Ils ont travaillé dur pour vous.
- Demandez-leur de m’envoyer la note.
Sam gloussa doucement et sourit pour la première fois de la rencontre. Il écrasa soigneusement sa cigarette dans le bol en plastique et en alluma une autre.
- En fait, monsieur Hall, je hais les avocats.
- Comme la plupart des Américains.
- Les avocats m’ont harcelé, m’ont mis en accusation, m’ont poursuivi en justice, m’ont persécuté, m’ont floué puis m’ont envoyé ici. Depuis que je suis là, ils se sont acharnés sur moi, m’ont floué une fois encore, m’ont menti et maintenant ils reviennent à la charge par votre entremise, celle d’un corniaud d’idéaliste, qui ne saurait même pas localiser le palais de justice.
- Vous risquez d’être étonné.
- Ce sera une sacrée surprise en effet, mon garçon, si vous voyez la différence entre votre trou du cul et un trou de serrure. Vous seriez bien le premier péquenaud de Kravitz et Bane à faire la différence.
- Es vous ont évité la chambre à gaz pendant sept ans.
- Et je dois leur en être reconnaissant? Il y a quinze condamnés àmort dans ce bâtiment qui y sont depuis plus longtemps que moi. Pourquoi devrais-je être la prochaine victime? Je suis ici depuis neuf ans et demi. Treemont y est depuis quatorze ans. Naturellement c’est un AfroAméricain et ça l’aide. Ils ont plus de droits que nous, n’est-ce pas? C’est bien plus difficile de les exécuter. Quoi qu’ils aient pu faire, c’est toujours la faute d’un autre.
- Ce n’est pas vrai.
- Comment diable savez-vous ce qui est vrai? Il y a un an, vous étiez encore à l’école, à traîner vos jeans délavés, à siffler de la bière avec vos petits copains pendant les pauses. Vous n’avez pas vécu, mon garçon. N’essayez pas de m’apprendre ce qui est vrai.
- Donc, vous êtes partisan de l’exécution rapide des AfroAméritains ?
- Franchement, ce ne serait pas une mauvaise idée. La plupart de ces ordures méritent la chambre à gaz.
- Je suis certain que cette opinion est nettement minoritaire dans le quartier des condamnés à mort.
- Si on veut.
- Et vous, naturellement, vous êtes différent, vous n’êtes pas comme eux.
- Je ne suis pas comme eux. Je suis un prisonnier politique envoyé ici par un fou égocentrique qui se sert de moi pour appuyer sa carrière politique.
- Peut-on parler de votre culpabilité ou de votre innocence?
- Non. Mais je n’ai pas commis ce pour quoi le jury m’a condamné.
- Donc, vous aviez un complice? Quelqu’un d’autre a posé la bombe?
Sam se frotta énergiquement le front avec son majeur comme s’il s’apprêtait à renvoyer ce gamin à ses études. Ce ne fut pas le cas. Il atteignait au contraire un état proche de l’extase. Le parloir était bien plus frais que sa cellule. Cette conversation n’avait pas de sens mais au moins c’était une conversation avec quelqu’un d’autre que le gardien ou le prisonnier invisible de la cellule voisine. Il allait prendre son temps, faire durer la visite le plus longtemps possible.
Adam regardait ses notes en se demandant ce qu’il allait bien pouvoir continuer à dire. Depuis vingt minutes, ils bavardaient, ou plutôt s’affrontaient, sans déboucher sur rien. Il était pourtant bien décidé àaborder le sujet familial avant de partir. Mais il ne savait pas comment s’y prendre.
Les minutes passaient. Ils avaient cessé de se regarder. Sam alluma une autre Montclair.
- Pourquoi fumez-vous autant? finit par demander Adam.
- Je préférerais mourir d’un cancer du poumon. C’est un voeu fréquent dans le quartier des condamnés à mort.
- Combien de paquets par jour?
- Trois ou quatre.
Une autre minute de silence. Sam prit son temps pour terminer sa cigarette et demanda gentiment
- Où avezvous fait vos études?
- Licence de droit dans le Michigan, doctorat à Pepperdine.
- Où est-ce ?
- En Californie.
- Est-ce là que vous avez grandi?
- Oui.
- Combien d’États appliquent encore la peine de mort?
- Trente-huit. Mais la plupart l’ont mise en sommeil. Elle ne
semble avoir survécu que dans le Sud profond, au Texas, en Floride, en Californie.
- Vous n’ignorez pas que nos très estimés législateurs ont changé la loi ici. Aujourd’hui on peut nous faire une piqûre. C’est plus humain. N’est-ce pas mignon? Toutefois, ça ne me concerne pas. J’ai été condamné il y a trop longtemps. Il me faudra respirer le gaz.
- Peut-être que non.
- Vous avez vingtsix ans? Vous êtes né en 1964.
- Exact.
Sam prit une autre cigarette dans le paquet et la tapota sur le comptoir.
- Où?
- À Memphis, répondit Adam sans le regarder.
- Vous ne comprenez rien, mon garçon. Cet État a besoin d’une exécution et il se trouve que je suis la victime désignée. En Louisiane, au Texas, en Floride, on nous tue comme des mouches, et les honnêtes gens de cet État ne comprennent pas pourquoi notre petite chambre à gaz ne sert plus à rien. Plus il y a de violence, plus les gens réclament d’exécutions. Ils se sentent mieux après ça, comme si tout le système s’employait à éliminer les meurtriers. Les politiciens font ouvertement campagne en promettant des prisons, des peines plus lourdes et davantage d’exécutions. C’est pourquoi ces péquenauds de Jackson ont voté pour la piqûre. Comme c’est plus humain, il y aura moins d’objections, donc on pourra la pratiquer plus facilement. Vous me suivez?
Adam acquiesça.
- C’est le moment d’exécuter quelqu’un et je suis là. C’est pourquoi ils s’activent comme des fous. Vous ne pouvez rien arrêtez.
- On peut certainement essayer. Je veux tenter ma chance.
Finalement Sam alluma sa cigarette. Il aspira une grande bouffée puis fit sortir la fumée en sifflant à travers ses lèvres serrées. Il se pencha en avant en s’appuyant sur ses coudes et fixa la fente dans le treillis.
- De quel coin de Californie venez-vous?
- Du sud. Los Angeles, dit Adam, affrontant ce regard perçant pour s’en détourner aussitôt.
- Votre famille est toujours là-bas?
Une douleur aiguë traversa la poitrine d’Adam et, l’espace d’une seconde, son coeur cessa de battre. Sam tira sur sa cigarette sans plisser les yeux.
- Mon père est mort, dit-il d’une voix tremblante en se recroquevillant un peu plus sur sa chaise.
Une longue minute de silence, Sam était en équilibre sur le bord de son siège.
- Et votre mère?
- Elle vit à Portland. Elle est remariée.
- Où est votre sueur ? demanda-t-il.
Adam ferma les yeux et baissa la tête.
- Encore à (université, marmonna-t-il.
- ‘Elle s’appelle Carmen, n’est-ce pas? dit Sam doucement.
- Comment le savez-vous ? demanda Adam, les dents serrées.
Sam s’écarta de la grille et se tassa sur sa chaise pliante. Il laissa tomber sa cigarette sur le plancher.
- Pourquoi es-tu venu ici? dit-il d’une voix plus ferme, plus rude. - Comment avezvous découvert que c’était moi?
- À cause de ta voix. Tu parles comme ton père. Pourquoi es-tu
- C’est Eddie qui m’a envoyé.
Ils se regardèrent un court instant dans les yeux puis Sam détourna la tête. ll se pencha lentement en avant et planta ses deux coudes sur ses genoux. Il fixait quelque chose par terre. ll était parfaitement immobile.
Puis il posa sa main droite devant ses yeux.
Phillip Naifeh avait soixante-trois ans et n’était plus qu’à dix-neuf mois de sa retraite. Dix-neuf mois et quatre jours. Directeur de la prison d’État du Mississippi depuis vingtsept ans, il avait vu passer durant sa longue carrière six gouverneurs et une armée de législateurs. Ses prisonniers (avaient poursuivi en justice des milliers de fois et les tribunaux fédéraux s’étaient bien souvent mêlés de ses affaires. Il avait aussi assisté à de nombreuses exécutions.
Le patron, comme il aimait être appelé (bien que ce titre n’existât pas), était un Libanais pur sang. Après le lycée et (université, il était retourné dans le Mississippi et, pour des raisons depuis longtemps oubliées, s’était retrouvé dans (administration pénitentiaire, à la tête de Parchman.
Il haïssait la peine de mort tout en comprenant que la société y soit attachée. Effet dissuasif. Suppression des assassins. Châtiment suprême. Héritage de la Bible. Réponse adaptée à la vindicte populaire. Remède àla souffrance des familles des victimes… Si on insistait, il pouvait sortir des arguments forts que n’importe quel procureur aurait pu faire siens. Même s’il n’adhérait qu’à un ou deux d’entre eux.
Mais la responsabilité de (exécution lui revenait et il détestait cet aspect sordide de sa fonction. C’était Phillip Naifeh qui accompagnait le condamné de sa cellule à l’isoloir - c’est le nom - où le prisonnier passe ses dernières heures. C’était Phillip Naifeh qui leur faisait franchir la porte voisine, celle de la chambre à gaz. C’était encore à lui de contrôler les liens autour de leurs jambes, de leurs bras et de leur tête. < Un dernier mot? ” avait-il demandé vingt-deux fois en vingtsept ans. C’était àlui d’ordonner au gardien de verrouiller la cabine, c’était à lui de commander au bourreau par un signe de tête d’actionner les leviers libérant les gaz mortels. Il avait regardé le visage des deux premiers condamnés à mort en train de mourir. Par la suite, il avait préféré observer celui des témoins, qu’il choisissait en personne. Il devait faire une centaine de choses, toutes consignées dans un manuel. On y expliquait la
manière de tuer légalement les prisonniers : constat de décès, enlèvement du corps, pulvérisation destinée à prévenir les effets nocifs du gaz imprégnant les vêtements, etc.
Un jour, il avait témoigné devant une commission officielle, réunie à Jackson, pour donner son opinion sur la peine de mort. À mon avis, avait-il expliqué à des gens qui ne voulaient pas l’entendre, il aurait été préférable de laisser enfermés les assassins dans le quartier de haute sécurité. Ils étaient neutralisés, ne pouvaient s’échapper et ne seraient jamais mis en liberté conditionnelle. Ils finiraient par mourir sans qu’on ait besoin d’avoir recours au bourreau.
Ce témoignage avait eu droit aux gros titres et Naifeh avait failli être révoqué.
Encore dix-neuf mois et quatre jours, se disait-il, tandis qu’il passait doucement ses doigts dans son épaisse chevelure grise et lisait attentivement les derniers attendus de la cinquième chambre. Lucas Mann, assis devant son bureau, attendait.
- Quatre semaines, dit Naifeh en reposant le document sur le bureau. Combien d’appels possibles?
- Les procédures de dernière minute, répondit Mann.
- Quand le jugement a-t-il été rendu?
- Tôt ce matin. Sam fera appel devant la Cour suprême, qui n’en tiendra pas compte. Ça peut prendre une semaine.
- Quelle est l’opinion de l’avocat?
- Toutes les possibilités légales ont été épuisées. À mon avis, il y a cinquante pour cent de chances pour que ça se passe à la date prévue.
- C’est énorme.
- Quelque chose me dit, que cette fois-ci, c’est la fin.
Cinquante pour cent de chances représentaient presque une certitude. Il allait falloir mettre le processus en marche, consulter le manuel. Après des années de procédures sans fin, de sursis, les dernières quatre semaines passeraient comme un éclair.
- Avezvous parlé à Sam? demanda le directeur.
- Juste un instant. Je lui ai remis ce matin une copie du jugement.
- Garner Goodman m’a appelé hier. Un de leurs jeunes avocats va venir parler à Sam. Est-ce que ça vous ennuie?
- J’ai parlé à Garner et j’ai vu l’avocat. Il s’appelle Adam Hall. Il est avec Sam en ce moment. Ça risque d’être intéressant: Sam est son grand-père.
- Son quoi ?
- Vous avez parfaitement entendu. Sam Cayhall est le grand-père paternel d’Adam Hall. Hier, on a fait une enquête de routine et on a remarqué quelques détails un peu flous. J’ai appelé le FBI à Jackson et, en moins de deux heures, ils avaient pas mal de preuves indirectes. Je l’ai interrogé ce matin. II a tout reconnu. D’ailleurs, je ne pense pas qu’il ait tenu à s’en cacher.
- Ce n’est pas le même nom.
- Son père a quitté le Mississippi après l’arrestation de Sam à la suite de l’attentat. Il est parti vers l’Ouest, et a changé de nom. Il s’est suicidé en 1981. Adam s’est fait engager par nos copains de Kravitz et Bane et s’est pointé ce matin pour rencontrer son grand-père.
Naifeh passa cette fois ses deux mains dans son épaisse chevelure et hocha la tête.
- Formidable, vraiment. On n’avait vraiment pas besoin de ça. Pensez à la presse!
- Ils sont l’un en face de l’autre en ce moment. Sam permettra sans doute au gosse d’être son avocat. Franchement, je l’espère. Nous n’avons jamais exécuté un prisonnier sans avocat.
- On devrait exécuter quelques avocats sans leur prisonnier, dit Naifeh en se forçant à sourire.
Sa haine des avocats était légendaire, mais Lucas s’en moquait. Il la comprenait. On avait fait plus de procès à Phillip Naifeh qu’à n’importe qui d’autre dans l’histoire du Mississippi. Il avait bien le droit maintenant de haïr cette profession.
- Je prends ma retraite dans dix-neuf mois, dit-il comme si Lucas l’ignorait. Qui sera le prochain sur la liste ?
Lucas réfléchit une minute et essaya de passer en revue les tonnes d’appels en jugement émanant des quarante-sept prisonniers.
- Personne, à vrai dire. L’homme des pizzas a frôlé la catastrophe il y a quatre mois, mais il a obtenu son sursis. Tranquille pour un an. Son affaire n’est pas claire. Je ne vois pas d’autre exécution avant deux
ans.
L’homme des pizzas? Excusez-moi mais…
Malcolm Friar. Il a tué trois garçons de course travaillant pour des pizzas en une semaine. Au procès, il a prétendu que le vol n’était pas son motif. Il avait faim.
Naifeh leva les mains.
- Bon, bon, je me souviens. C’est lui qui vient après Sam?
- Probablement. Difficile à dire.
- Je sais.
Naifeh s’écarta du bureau et se dirigea vers la fenêtre. Ses chaussures étaient restées près de son fauteuil. Il enfonça ses mains dans ses poches et ses orteils dans la moquette. Il avait été hospitalisé après la dernière exécution, un petit ennui cardiaque, d’après son médecin. Une semaine dans un lit d’hôpital à regarder son petit ennui osciller sur un écran. Puis il avait promis à sa femme qu’il ne participerait plus jamais àune exécution.
Il se retourna pour regarder son vieil ami Lucas Mann.
- Je ne vais pas m’en charger, Lucas. Je passe le témoin à un de mes subordonnés, à quelqu’un de plus jeune, à un homme sérieux, à un homme qui brûle d’avoir du sang sur les mains.
- Pas Nugent.
- Mais si, voyons. Le colonel George Nugent, qui est à la retraite, est mon adjoint de confiance.
Mais il est dingue.
- D’accord, mais c’est le dingue qu’il nous faut, Lucas. C’est un fanatique des détails, de la discipline, de l’organisation, bon Dieu, on ne peut pas trouver mieux. Je lui confierai le manuel, lui dirai ce que je veux, et il tuera Cayhall à merveille. Il sera parfait.
George Nugent était le directeur adjoint de Parchman. Il s’était fait une solide réputation en organisant un camp d’entraînement pour troupe de choc, destiné aux auteurs d’une première infraction. L’épreuve, d’une étonnante brutalité, durait six semaines. Nugent paradait, fanfaronnait dans des brodequins noirs en jurant comme un sergent instructeur. Il menaçait les délinquants de viol collectif à la moindre incartade. Ses prisonniers ne récidivaient que rarement.
- Mais c’est un fou, Phillip. Un jour ou l’autre, il blessera quelqu’un.
- Essayez de comprendre. On va lui confier Sam pour qu’il fasse ça dans les règles, légalement. Dieu sait à quel point Nugent aime les règlements. On ne peut pas trouver mieux, Lucas. Ce sera une exécution parfaite.
Cette décision ne concernait pas Lucas Mann. Il haussa les épaules.
- C’est vous, le patron.
- Merci, dit Naifeh. Je l’aurai à l’oeil pour cette partie du boulot et vous le surveillerez pour l’aspect juridique. On s’en sortira.
- Ce sera la plus importante qu’on ait jamais eue, dit Lucas.
- C’est pourquoi il faut que je me ménage. Je suis un vieil homme.
Lucas prit son dossier sur le bureau et se dirigea vers la porte.
- Je reviendrai après le départ du gamin. En principe, il doit venir me voir avant de quitter la prison.
- J’aimerais le rencontrer, dit Naifeh.
- C’est un gentil garçon.
- De bonne famille, hein?
Le gentil garçon et son prisonnier de grand-père avaient gardé le silence pendant quinze minutes. Le seul bruit perceptible était l’enrouement d’un système d’air conditionné en voie d’extinction. Adam avait passé la main devant la soufflerie poussiéreuse. On sentait vaguement un peu d’air frais. Il s’appuya au comptoir et regarda le mur du fond, aussi loin de Sain que possible. La porte s’ouvrit soudain et la tête de Packer apparut. Le surveillant venait simplement voir si tout se passait bien.
- Ça va, dit Adam sans conviction.
- Très bien, dit Packer en s’empressant de refermer la porte.
Adam regagna lentement sa chaise. Il la rapprocha du treillis et s’appuya sur ses coudes.
- Nous avons besoin de parler, dit-il doucement.
Sam acquiesça sans rien dire. Il s’essuya les yeux avec sa manche. Il sortit une cigarette de son paquet et la glissa entre ses lèvres. Sa main tremblait. II aspira une profonde bouffée.
- Ainsi c’est toi, Allan, dit-il d’une voix rauque.
- À une certaine époque, oui. Mais je ne l’ai su qu’à la mort de mon père.
- Tu es né en 1964.
- Oui.
- Mon premier petitfils.
Adam détourna le regard.
- Tu as disparu en 1967.
- Probablement. Je n’en ai pas gardé le souvenir, vous savez.
- J’ai appris qu’Eddie avait filé là-bas et qu’un autre enfant était né. Carmen. J’ai tout appris par bribes. Je savais que vous étiez dans le sud de la Californie. Ton père a bien fait de disparaître.
- Nous avons bougé sans arrêt lorsque j’étais enfant. Il avait des difficultés à garder un travail.
- Tu n’étais pas au courant à mon sujet?
- Non. On ne parlait jamais de la famille. J’ai tout découvert après l’enterrement.
- Qui te l’a dit ?
- Lee.
Sam ferma les yeux, grimaça puis tira sur sa cigarette.
- Comment va-t-elle ?
- Bien, je suppose.
- Pourquoi es-tu allé travailler chez Kravitz et Bane ?
- C’est un bon cabinet.
- Savais-tu que c’étaient mes avocats ?
- Oui.
- Donc tu avais projeté tout ça?
- Pendant presque cinq ans.
- Mais pourquoi?
- Je ne sais pas.
- Tu dois bien avoir une raison.
- Ça me semble évident. Vous êtes mon grand-père, non. Qu’on en soit heureux ou pas, vous êtes qui vous êtes et je suis qui je suis. Me voilà. Qu’allons-nous faire maintenant?
- Tu devrais laisser tomber.
- Je ne laisserai pas tomber, Sam. Je m’y suis préparé depuis trop longtemps.
- Préparé pour quoi?
- Vous avez besoin d’un avocat. Vous avez besoin d’aide. C’est pourquoi je suis ici.
- On ne peut plus m’aider. Ils sont bien décidés à m’asphyxier pour un tas de raisons. C’est clair. ll ne faut pas que tu t’en mêles.
- Et pourquoi donc ?
- Premièrement, parce que c’est sans espoir. Tu ne te sentiras pas bien si tu te démènes sans résultat. Deuxièmement, ta véritable identité apparaîtra au grand jour. Ce sera très gênant. Reste Adam Hall.
Je suis Adam Hall et je n’ai pas l’intention de changer. Mais je suis aussi votre petitfils et nous n’y pouvons rien. Aussi, quel est le problême?
- Ce sera gênant pour ta famille. Eddie a eu bien raison de te protéger. Ne flanque pas tout en l’air.
- On sait déjà qui je suis. Mes employeurs, Lucas Mann et…
- Ce minable le dira à tout le monde. Ne lui fais pas confiance une seule minute.
- Écoutez, Sam, vous ne me comprenez pas. Je me moque éperdument que le monde sache que je suis votre petitfils. J’en ai assez de ces sales petits secrets de famille. Je suis un grand garçon maintenant, je peux penser par moi-même. En tant qu’avocat, je commence à être blindé. Je suis à la hauteur.
Sam se détendit. Il regarda le sol avec un fin sourire gentil et narquois, le genre de sourire que les hommes adressent aux petits garçons qui font des choses audessus de leur âge.
- Tu ne peux pas comprendre, mon petit, dit-il d’une voix calme et mesurée.
- Je ne demande pas mieux que vous m’expliquiez, répliqua Adam.
- Ça prendrait des siècles.
- Nous avons quatre semaines. On peut bavarder pendant quatre semaines.
- Que veux-tu exactement savoir?
Adam se pencha encore un peu. Ses yeux étaient à quelques centimètres de la fente du treillis.
- Tout d’abord, je veux parler de votre affaire - les appels, la stratégie, les procès, l’attentat. Par exemple, qui était avec vous cette nuit-là…
- Personne n’était avec moi.
- Nous en discuterons plus tard.
- Nous en discuterons maintenant. J’étais seul, tu m’entends?
- Bon. Deuxièmement, je veux que vous me parliez de ma famille.
- Et pourquoi?
- Et pourquoi pas? Pourquoi la mettre de côté? Je veux que vous me parliez de votre père, de votre grand-père, de vos frères, de vos cousins. Il est possible que je déteste ces gens, mais j’ai le droit de savoir. Toute ma vie, on m’a tenu éloigné de mon passé. Je veux le connaître.
- Il n’a rien de remarquable.
- Oh, vraiment! Écoutez, Sam, je pense que c’est déjà assez remarquable que vous soyez ici dans le quartier des condamnés à mort -c’est un club assez fermé, non? De plus vous êtes blanc, de la classe moyenne, et vous avez près de soixante-dix ans. Ça rend la chose encore plus extraordinaire. Je veux savoir pourquoi vous avez échoué ici. Qu’est-ce qui vous a poussé à faire ces choses? Combien y avait-il de membres du KKK dans ma famille? Et pourquoi? Combien d’autres personnes ont été tuées durant cette période ?
- Tu penses que je vais te déballer tout ça?
- Oui, je le pense. Vous y viendrez. Je suis votre petitfils, Sam, la seule personne vivante dans votre famille qui s’intéresse encore à vous. Vous parlerez, Sam, vous me raconterez ces choses.
- Bien. Puisque je serai si bavard, de quoi d’autre devrons-nous parler ?
- D’Eddie.
Sam respira profondément et ferma les yeux.
- Tu ne veux pas grand-chose, n’est-ce pas? dit-il doucement.
Adam se remit à gribouiller quelque chose sur son calepin.
Le temps était venu d’allumer une autre cigarette. Un autre nuage de fumée bleue partit rejoindre le brouillard qui planait audessus de leurs têtes. La main du vieil homme ne tremblait plus.
- Quand nous en aurons fini avec Eddie, de quoi voudras-tu parler ?
- Je ne sais pas. Ça peut suffire à occuper quatre semaines.
- Et quand parlerons-nous de toi?
- Quand vous voudrez.
Adam fouilla dans son attaché-case et en sortit un mince dossier. Il glissa une feuille de papier et un stylo par l’ouverture.
- Il me faut votre accord pour vous représenter légalement. Signez en bas de la page.
Sam lut le texte de loin.
- Ainsi je retombe entre les pattes de Kravitz et Bane.
- On le dirait.
- Ça veut dire quoi? Il est écrit, là, que je suis d’accord pour laisser ces Juifs s’occuper à nouveau de moi. Il m’a fallu une éternité pour les virer. Bon Dieu, je ne les payais même pas.
- C’est un accord entre nous, Sam. Vous ne verrez jamais ces gens sauf si vous le désirez.
- Je ne veux pas les voir.
- Parfait. Il se trouve que je travaille pour ce cabinet, il faut donc que cet engagement le mentionne. C’est aussi simple que ça.
- Ah, l’optimisme de la jeunesse! Tout est simple. Je suis là, assis àmoins de cinquante mètres de la chambre à gaz, l’aiguille des heures tourne de plus en plus vite, et tout paraît facile.
- Signez donc ce fichu papier, Sam.
- Et puis ?
- Et puis nous nous mettrons au travail. Légalement, je ne peux rien faire sauf si vous me donnez votre accord. Signez ça, afin que nous puissions commencer.
- Tu aimerais commencer par quoi?
- Revenir sur l’attentat des Kramer, pas à pas, lentement.
- Déjà fait un millier de fois.
- Nous le referons. J’ai un gros cahier plein de questions.
- On me les a déjà posées.
D’accord, Sam, mais vous n’y avez pas répondu. Et ce n’est pas mqi qui les ai posées.
= Tu penses que je mentais.
- Est-ce que vous mentiez?
- Non.
- Mais vous n’avez pas dit toute la vérité ?
- Quelle différence maintenant, monsieur l’avocat? Tu as étudié l’affaire Barteman ?
- Oui. Je l’ai en tête. Il y a un certain nombre de points assez flous. - Ah, revoilà l’avocat.
- S’il y a de nouvelles preuves, il y a moyen de les exposer. Sam, nous allons créer suffisamment de confusion pour qu’un juge, quelque part, se mette à réfléchir. Se mette à réfléchir sérieusement, afin d’en apprendre davantage. Et nous aurons gagné un sursis.
- Je connais la règle du jeu, fiston.
- Adam. Je m’appelle Adam, d’accord?
- Pendant qu’on y est, appelle-moi papy. Tu vas faire appel auprès du gouverneur?
- Oui.
Sam s’approcha très près du grillage. Il pointa son index en direction du nez d’Adam. Son visage était brusquement devenu sévère, ses yeux plissés.
- Écoute-moi bien, Adam, gronda-t-il, si je signe ce bout de papier, j’exige que tu ne parles jamais à ce salaud. Jamais. Tu m’entends?
Adam fixait l’index en silence.
- C’est un fils de pute. Ignoble, répugnant, corrompu. Si rusé avec ça qu’il peut tout dissimuler derrière un joli sourire. C’est à lui seul que je dois d’être dans le quartier des condamnés à mort. Prends contact avec lui et c’est terminé, tu n’es plus mon avocat.
- Donc, je suis votre avocat.
L’index s’abaissa.
- Oh, je veux bien te laisser te faire la main sur moi. Adam, ta profession est réellement mal en point. Si j’étais un citoyen ordinaire, je ne pourrais pas m’offrir un avocat. Trop cher. Mais voilà, je suis un tueur reconnu, du coup j’ai vu les avocats accourir de partout. De grands, de riches avocats, des avocats célèbres ayant leur avion particulier et leur émission à la télé. Peux-tu m’expliquer ça ?
- Bien sûr que non. D’ailleurs je m’en moque.
- Ta profession est vraiment malade.
- Beaucoup d’avocats sont honnêtes et travaillent dur.
- Mais oui, mais oui.
- Le gouverneur sera notre dernière chance.
- Alors on peut me gazer maintenant. Ce trou du cul viendra assister à mon exécution. Et après, quelle conférence de presse! Tous les détails. Il me doit sa carrière. S’il peut encore m’arracher quelques bons morceaux de chair, il n’y manquera pas. Renonce à cette ordure.
- On en discutera plus tard.
- On en discute maintenant. Il me faut ta parole avant que je signe ce papier.
- D’autres conditions?
- Ouais. Si je décide de me débarrasser de toi, je veux être sûr que ton cabinet me laissera tranquille. Il faut ajouter ça.
- Laissez-moi voir.
Adam écrivit en bas de la page, très lisiblement, un petit paragraphe. Sam le lut lentement, puis posa la feuille sur le comptoir.
- Vous ne signez pas? demanda Adam.
- Je réfléchis.
- Puis-je vous poser quelques questions pendant que vous réfléchissez ?
- Vas-y.
- Où donc avezvous appris à manipuler des explosifs?
- Ici et là.
- Il y a eu au moins cinq attentats du même type avant celui des Kramer. Tous dignes d’un amateur: dynamite, amorce, mèche. Mais pour Kramer c’était différent. Système à retardement. Qui vous a appris à faire des bombes ?
- N’as-tu jamais allumé un pétard? C’est le même principe. Une allumette sur la mèche, ça grimpe à toute vitesse et boum!
- Un système à retardement, c’est plus compliqué. Qui vous a appris a
- Ma mère. Quand projettes-tu de revenir ici?
- Demain.
- Voilà ce qu’on va faire. J’ai besoin d’un peu de temps pour réfléchir. Laisse-moi jeter un coup d’oeil sur ce document, y apporter quelques modifications, et nous nous verrons demain.
- C’est une perte de temps.
- J’ai perdu presque dix ans ici. Un jour de plus ou de moins, quelle importance ?
- On peut ne pas m’autoriser à revenir si je ne suis pas officiellement votre avocat.
- Dis-leur que tu es mon avocat pour les prochaines vingtquatre heures. Ils te laisseront entrer.
- Nous avons du pain sur la planche, Sam. J’aimerais commencer tout de suite.
- J’ai besoin de réfléchir, d’accord? Après neuf ans, seul dans une cellule, tu sais réfléchir et analyser. Mais pas à toute vitesse, tu me comprends ? Je suis un peu étourdi. Tu m’as porté un drôle de coup.
- Bon.
- Ça ira mieux demain. Nous pourrons parler. Je te le promets.
- Bien.
Adam referma son stylo et le fourra dans sa poche. Il glissa le dossier dans son attaché-case.
- Je vais rester à Memphis pendant les deux mois qui viennent.
- A Memphis? Je pensais que tu vivais à Chicago.
- Je vais travailler dans notre petite succursale de Memphis. Le numéro de téléphone est sur la carte. N’hésitez pas à m’appeler.
- Que feras-tu après?
- Je ne sais pas. Il est possible que je retourne à Chicago.
- Es-tu marié ?
- Non.
- Et Carmen?
- Non.
- Comment est-elle?
Adam mit ses mains sur sa tête et jeta un coup d’oeil au petit nuage qui flottait audessus d’eux.
- Elle est très intelligente. Très jolie. Tout le portrait de sa mère.
- Evelyne était une belle fille.
- Elle est toujours jolie.
- Eddie a eu de la chance de l’épouser. Mais je n’aimais pas sa famille.
Elle n’aimait certainement pas la nôtre, se dit Adam. Sam se frotta les yeux et pinça l’os de son nez.
- Ces affaires de famille demanderont pas mal de temps, dit-il sans lever les yeux.
- Oui.
- Je ne pourrai parler de tout.
- Mais si, vous le pourrez. Vous me le devez, Sam. Et vous vous le devez.
- Tu ne sais pas de quoi tu parles! Crois-moi, tu refuseras de découvrir tout ce qui se cache.
- Essayez voir. J’en ai assez des secrets.
- Pourquoi veux-tu savoir ces choses?
- J’aimerais leur donner un sens.
- Perte de temps.
- C’est à moi de décider, non ?
Sam posa ses mains sur ses genoux puis se leva lentement.
- J’ai envie de partir maintenant.
Les deux hommes échangèrent un coup d’oeil à travers les petits losanges du treillis.
- Bien sûr, dit Adam. Puis-je vous apporter quelque chose?
- Non. Reviens.
- C’est promis.
Adam et Packer sortirent de la pénombre du parloir pour se retrouver dans la lumière aveuglante de midi. Adam ferma les yeux et chercha ses lunettes de soleil. Packer, protégé par des Ray-Ban, avait le visage àdemi caché par la casquette réglementaire de Parchman. L’air était étouffant, presque palpable.
- Sam va bien? demanda Packer.
Il avait les mains dans les poches et ne paraissait pas pressé.
- J’imagine.
- Vous avez faim ?
- Non, répondit Adam en jetant un coup d’oeil à sa montre.
Il était presque une heure. Packer venait-il de lui offrir de déjeuner à la prison ?
- Dommage. Aujourd’hui c’est mercredi, salade de navets et galette de maïs.
- Merci.
On pensait sans doute qu’il avait une envie folle de salade de navets et de galette de maïs.
- Peut-être la semaine prochaine, dit-il, n’arrivant pas à croire qu’on ait pu l’inviter à déjeuner dans le quartier des condamnés àmort.
Ils avaient atteint le premier portail.
- Quand revenez-vous? demanda Packer.
- Demain.
- Si vite ?
- Oui. Je vais être dans les parages pendant un certain temps.
- Bon. Content d’avoir fait votre connaissance, dit-il avec un large sourire avant de s’éloigner.
Comme Adam arrivait devant le deuxième portail, le seau rouge commença sa descente. Il s’arrêta à un mètre du sol et Adam remua les clefs pour trouver la sienne.
Un minibus blanc de l’administration pénitentiaire était garé près
de la voiture d’Adam. La vitre du conducteur s’abaissa et Lucas Mann se pencha à l’extérieur.
‘ - Êtes-vous pressé ?
Adam jeta de nouveau un coup d’oeil à sa montre.
- Pas vraiment.
- Parfait. Montez. J’ai besoin de vous parler. On va faire le tour des bâtiments.
Adam n’avait aucune envie de faire du tourisme. Mais il avait projeté de s’arrêter au bureau de Mann. Le climatiseur fonctionnait à plein régime. Lucas ne paraissait pas à sa place derrière le volant d’un minibus.
- Comment ça s’est passé? demanda-t-il.
Adam essaya de se souvenir de ce que Sam lui avait dit de Lucas Mann. Il ne fallait pas lui faire confiance.
- Bien, je pense, répliqua-t-il vaguement.
- Serez-vous son avocat?
- Je crois. Il veut y réfléchir ce soir et me voir demain.
- Pas de problème. Mais il faut lui faire signer l’engagement demain. Une autorisation écrite nous est indispensable.
- Je l’aurai. Où allons-nous?
Es passèrent devant des maisons blanches agréablement ombragées, avec des parterres de fleurs, puis ils roulèrent à travers des champs de coton et de haricots qui s’étendaient jusqu’à l’horizon.
- Nulle part en particulier. J’ai pensé que vous aimeriez voir une partie de notre ferme. De plus nous avons besoin de parler.
- Je vous écoute.
- Depuis le jugement de la cinquième chambre nous avons déjà reçu au moins trois coups de fil de journalistes. Ils reniflent l’odeur de sang et veulent savoir si c’est la fin pour Sam. Quelques-uns sont de braves types mais la plupart d’infects charognards. Ils veulent savoir si Sam a ou non un avocat. S’il se défendra lui-même jusqu’à la fin. Enfin, toujours le même cirque.
Dans un champ à droite, un groupe de prisonniers en pantalon blanc travaillait torse nu, sous la surveillance d’un gardien à cheval armé d’un fusil. Leur dos et leur poitrine dégoulinaient sous ce soleil de plomb.
- Que font ces types? demanda Adam.
- Ils récoltent le coton.
- Travail forcé ?
- Non. Rien que des volontaires. C’est ça ou la cellule.
- Ils sont en blanc. Sam en rouge. J’en ai vu, près de la nationale, en bleu.
- Classification. Le blanc signifie que ces gens ne présentent que peu de risques.
- Quels sont leurs crimes?
- N’importe quoi. Trafic de drogue, meurtre, récidive, tout ce que
vous voulez. De vrais agneaux depuis qu’ils sont ici. On les habille en blanc et on leur permet de travailler.
Des grilles et des fils de fer barbelés apparurent. Sur la gauche étaient alignés des bâtiments modernes à un étage. Semblables à une caserne ou au dortoir d’une université conçu par un mauvais architecte, mais entourés de miradors.
- Qu’est-ce que c’est? demanda Adam.
- L’unité 30.
- Combien y a-t-il d’unités en tout?
- Je ne sais plus. Nous n’arrêtons pas de construire et de démolir.
- Est-ce qu’on peut faire patienter les journalistes? Je n’ai pas envie de leur parler maintenant au cas où les choses se gâteraient demain.
- Je peux les tenir une journée. Mais ils n’attendront pas plus longtemps.
Ils roulèrent au moins trois kilomètres avant que les fils de fer barbelés d’une autre unité se mettent à scintiller audessus des champs.
- J’ai parlé ce matin au directeur, après votre arrivée, dit Lucas. Il aimerait vous rencontrer. Vous l’apprécierez. Il a horreur des exécutions. Il espérait ne plus en avoir d’ici sa retraite, dans deux ans. Ça semble compromis.
- Bien sûr. Il ne fait que son travail, après tout.
- Comme nous tous, ici.
- Parlons-en. Pas un, parmi vous, qui ne veuille me taper dans le dos et s’apitoyer en ma présence sur ce pauvre vieux Sam. Personne ne veut le tuer. Chacun ne fait que son travail.
- Beaucoup de gens veulent la mort de Sam.
- Qui?
- Le gouverneur et le procureur. Vous connaissez sans doute le gouverneur, mais c’est le procureur qu’il faut avoir à l’oeil. ll veut lui aussi devenir gouverneur.
- Il s’appelle Roxburgh ?
- C’est ça. Il aime les caméras. Il tiendra sûrement une conférence de presse cet après-midi. S’il ne dément pas sa réputation, il s’attribuera le mérite de la décision prise par la cinquième chambre et promettra de faire l’impossible pour qu’on exécute Sam dans quatre semaines. Ça me surprendrait si le gouverneur ne se montrait pas à son tour dans les journaux télévisés de ce soir. Entendez-moi bien, Adam, la pression est énorme. Elle vient d’en haut. Pas de sursis. La mort de Sain sert trop d’ambitions politiques.
Sur un espace cimenté, entre deux bâtiments, une partie de basketball battait son plein. Une douzaine de joueurs dans chaque équipe. Tous les hommes étaient noirs. Dans la cour suivante, des haltérophiles poids lourd soulevaient d’énormes disques de métal. Adam remarqua la présence de quelques Blancs.
- TI v a une antre raisnn_ nnursnivit uc-aa_ Rn Tnnisianenn tue à
torr de bras. Le Texas a déjà exécuté six prisonniers cette année, la Floride cinq. Nous n’avons pas eu une seule exécution depuis deux ans. Certains pensent qu’on est à la traîne. Il est temps de montrer à ces États que nous les valons quand il s’agit de bien gouverner. Tout concourt àune issue fatale. Sam est dans le collimateur.
- Et après lui?
- À vrai dire, personne. Deux ans de répit. Les vautours attendent.
- Pourquoi me dire tout ça?
- Je ne suis pas votre ennemi. Je suis l’avocat de cette prison, pas celui de l’État du Mississippi. Et comme c’est votre première visite ici, j’ai tenu à vous informer.
- Merci, dit Adam.
- Je vous aiderai du mieux que je pourrai.
On discernait des toits à l’horizon.
- Est-ce le devant de la prison? demanda Adam.
- Oui.
- J’aimerais partir maintenant.
Le cabinet de Kravitz et Bane à Memphis occupait deux étages d’un immeuble construit dans les années vingt. Le hall principal n’était que marbre et bronze. Dans les bureaux spacieux, des objets d’art ancien, des boiseries de chêne et des tapis persans. Une jolie et jeune secrétaire accompagna Adam jusqu’au bureau de Baker Cooley, le responsable du cabinet. Les deux hommes se présentèrent et se serrèrent la main. Le regard de Cooley s’attarda un peu trop longtemps sur la jeune femme tandis qu’elle quittait la pièce.
- Bienvenue dans le Sud, dit Cooley en s’asseyant dans son élégant fauteuil tournant en cuir bordeaux.
- Merci. Je présume que vous avez parlé à Garner Goodman.
- Hier. Deux fois. Il m’a mis au courant. Nous disposons d’une jolie petite salle de réunion au bout de ce couloir. Téléphone, ordinateur, etc. Vous vous y installerez pour le… euh… le temps qu’il faudra.
Cooley avait la cinquantaine; un homme soigné, à l’élocution facile, aux gestes vifs et précis. Ses cheveux gris et ses yeux cernés le faisaient ressembler à un comptable épuisé.
- Quelle sorte d’affaires traitez-vous ici? demanda Adam.
- Guère de procès et jamais d’affaires criminelles, répondit-il rapidement comme si les criminels n’avaient pas le droit de poser leurs pieds sales sur l’épaisse moquette et les élégants tapis de ce cabinet.
- Nous travaillons presque uniquement pour d’importantes sociétés, poursuivit Cooley. Nous représentons quelques vieilles banques et nous émettons des obligations pour l’administration.
Travail passionnant! se dit Adam.
- Combien y a-t-il d’avocats? demanda-t-il, Adam essayant de
- Une douzaine. Rien à voir avec Chicago, évidemment.
Sur ce point-là, vous avez raison, pensa Adam.
- Je brûle d’impatience de faire un tour en ville. J’espère ne pas vous déranger.
- Sûrement pas. Je crains malheureusement qu’on ne puisse vous être d’un grand secours. Nous sommes spécialisés dans la gestion. Je n’ai pas fréquenté les tribunaux depuis vingt ans au moins.
- Aucune importance. Mr. Goodman et son équipe se tiennent làbas, en renfort.
Cooley sauta sur ses pieds et se frotta les mains comme s’il ne savait trop qu’en faire.
- Eh bien, euh, Darlene sera votre secrétaire. Elle vous donnera la clef, des informations sur le parking, les mesures de sécurité, le téléphone, les photocopieuses, etc. Si vous avez besoin d’un adjoint, n’hésitez pas à me le faire savoir.
- Merci. Ça ne sera pas nécessaire.
- Jetons un coup d’oeil à votre bureau.
Adam suivit Cooley dans des couloirs déserts. Il sourit intérieurement en pensant aux bureaux de Chicago: couloirs bondés, avocats débordés, secrétaires affairées, sonneries de téléphone, crépitement des photocopieuses, des fax, des interphones. Une vraie galerie marchande. C’était un asile de fous, dix heures par jour.
Ici, on avait l’impression de se trouver dans une chapelle ardente. Cooley poussa une porte et appuya sur un commutateur. La pièce était somptueuse. Un long bureau, une belle table de conférence cirée avec cinq fauteuils de chaque côté. Au bout, un téléphone, un ordinateur et un fauteuil présidentiel. Adam longea la table et jeta un coup d’oeil à la bibliothèque remplie de livres de droit superbes, jamais utilisés. Il écarta les rideaux de la fenêtre.
- Jolie vue, dit-il.
- J’espère que ça ira, dit Cooley.
- Ça ira très bien. J’essaierai de ne pas vous gêner.
- Absurde. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, passez-moi un coup de fil, dit Cooley en s’avançant lentement vers Adam. Néanmoins il y a une petite chose…, poursuivit-il en fronçant les sourcils.
Adam le regarda dans les yeux.
- Oui?
- J’ai reçu deux coups de téléphone, il y a quelques heures, d’un journaliste. Il voulait savoir si notre cabinet s’occupait encore du prisonnier. Je lui ai suggéré de prendre contact avec le Chicago. Nous, bien entendu, n’avons rien à faire avec ça.
Il sortit un morceau de papier de sa poche et le tendit à Adam.
- Voici son nom et son numéro de téléphone.
- Je m’en occuperai, dit Adam.
Cooley s’avança encore d’un pas et croisa les bras.
- Vous n’ignorez pas, Adam, que nous ne sommes pas des avocats
rl’acsises_ mais ries uestionnaires. Nous évitons toute nuhlirité tanaaP”aP
Adam acquiesça d’un hochement de tête.
‘ - Nous ne nous sommes jamais occupés d’une affaire criminelle, et moins encore de quelque chose d’aussi énorme que l’histoire Cayhall.
- Vous ne souhaitez pas être éclaboussé, n’est-ce pas?
- Mais non. Il se trouve simplement qu’il en va différemment ici. Nos plus gros clients sont de vieux banquiers conformistes. Et nous nous préoccupons de notre image. Vous voyez ce que je veux dire?
- Non.
- Mais si, voyons. Nous n’avons pas affaire à des criminels.
- Vous ne vous occupez jamais d’affaires criminelles?
- Jamais.
- Mais vous représentez de grosses banques?
- Bon Dieu, tout le monde a besoin des banques.
- Et vous ne souhaitez pas que la réputation de mon client déteigne sur celle des vôtres?
- Écoutez, Adam, c’est une affaire qui relève des pontes de Chicago, elle est entre leurs mains. Memphis n’a absolument rien à avoir avec tout ça, d’accord?
- Ce cabinet fait partie de Kravitz et Bane.
- Soit, mais ce cabinet n’a rien à gagner à être mêlé à des crapules comme Sam Cayhall.
- Sam Cayhall est mon grand-père.
- Oh, merde! lâcha Cooley, les bras ballants. Impossible!
Adam fit un pas vers son interlocuteur.
- C’est pourtant vrai. Si vous n’êtes pas d’accord avec ma présence ici, alors faites-en part à Chicago.
- Mais c’est affreux, dit Cooley en se tournant vers la porte.
- Appelez Chicago.
- C’est ça, murmura-t-il.
Bienvenue à Memphis, se dit Adam en s’asseyant dans le grand fauteuil et devant l’écran vide de l’ordinateur. Il posa le bout de papier sur la table et lut le nom et le numéro de téléphone. Une fringale le prit soudain et il se rendit compte qu’il n’avait pas mangé depuis une éternité. Il était presque quatre heures. Brusquement, il se sentait faible, affamé.
ll posa ses pieds sur la table à côté du téléphone et ferma les yeux. Cette journée n’avait pas été de tout repos. L’angoisse de rouler vers Parchman, la découverte de la prison, la rencontre avec Lucas Mann, l’horreur de pénétrer dans le quartier des condamnés à mort, la peur de se trouver face à face avec Sam. Et maintenant, le directeur voulait le rencontrer, la presse lui poser des questions, et la succursale de Memphis le faire taire. Tout cela en moins de huit heures.
Que lui réserverait le lendemain?
Ils étaient assis tous les deux dans le divan rembourré. Entre eux,
basse au milieu d’une demidouzaine de barquettes vides, provenant du traiteur chinois, et de deux bouteilles de vin. Ils regardaient la télévision. Adam tenait la télécommande. Le salon était plongé dans la pénombre.
Lee était restée longtemps immobile. Ses yeux étaient humides, mais elle ne parlait pas. Le film vidéo repassait pour la deuxième fois.
Adam appuya sur le bouton d’arrêt sur image au moment où Sam apparaissait, menottes aux poignets.
- Où étais-tu quand tu as appris qu’il était arrêté? demanda-t-il sans regarder sa tante.
- Ici, à Memphis, ditelle d’une voix éteinte. J’étais mariée depuis quelques années. Une femme au foyer. Phelps m’a appelée pour me dire qu’il y avait eu un attentat à Greenville qui avait fait au moins deux morts. Probablement l’oeuvre du KKK. Il m’a demandé de regarder les informations de midi mais je redoutais de le faire. Quelques heures plus tard ma mère m’a téléphoné. On avait arrêté papa.
- Comment as-tu réagi?
- Je ne sais plus. Atterrée. Effrayée. Eddie a pris à son tour le téléphone. Sam leur avait demandé, à lui et à maman, de filer à Cleveland pour aller chercher sa voiture. Je me souviens qu’Eddie n’arrêtait pas de dire que ça y était, que ça y était. Quu’il avait fini par tuer quelqu’un. Il pleurait et moi aussi, je m’y suis mise; c’était vraiment horrible.
- Ils ont réussi à enlever la voiture.
- Oui. Personne ne s’en est jamais douté. Cette question n’a jamais été soulevée au cours des trois procès. Nous avions peur que les flics découvrent quelque chose et obligent Eddie et ma mère à témoigner. Mais non.
- Et moi, j’étais où ?
- Laisse-moi réfléchir. Vous viviez dans une petite maison à Clanton. Tu y étais avec Evelyn. Elle ne travaillait pas à cette époque.
- Où travaillait mon père ?
- Difficile à dire. À un moment donné, il a été directeur d’un magasin de pièces détachées pour auto à Clanton. Il n’arrêtait pas de changer de boulot.
Le film montrait maintenant les aller et retour de Sam entre la prison et le palais de justice. On annonçait qu’il avait été inculpé pour double meurtre. Adam arrêta la bande vidéo.
- L’un d’entre vous est-il allé voir Sam en prison ?
- Non. Pas tant qu’il était à Greenville. Sa caution était très élevée, un demi-million de dollars, je crois.
- Un demi-million de dollars, en effet.
- Tout d’abord la famille a essayé de rassembler la somme. Ma mère voulait que je persuade mon mari de faire un chèque. Naturellement Phelps a refusé. Il ne voulait pas être mêlé à cette histoire. Nous nous sommes disputés mais je ne pouvais réellement lui en vouloir. Papa est resté en prison. Un de ses frères a essayé d’hypothéquer un bout de terrain mais ça n’a pas marché. Eddie ne voulait pas aller le voir en
prisôn et maman n’en était pas capable. Je ne suis pas sûre que Sam désirait notre visite.
‘ - Quand avons-nous quitté Clanton ?
Lee se pencha pour prendre son verre de vin. Elle but une gorgée et réfléchit un moment.
- ll était en prison depuis un mois environ. Un jour, maman m’a dit qu’Eddie pensait à partir. Je n’en croyais rien. Selon elle, il se sentait gêné, humilié. Il ne pouvait plus supporter les gens de cette ville. Il venait de perdre son travail, restait cloîtré dans la maison. Je l’ai appelé. Je suis tombée sur Evelyn. Je lui ai demandé s’ils allaient partir, elle m’a assuré que non. Une semaine plus tard, ma mère m’a appelée pour me dire que vous aviez déguerpi au milieu de la nuit. Le propriétaire était venu réclamer le loyer, la maison était vide. Personne n’avait vu Eddie.
- Aucun souvenir.
- Tu n’avais que trois ans, Adam. La dernière fois que je t’ai vu, tu jouais près du garage de la petite maison. Tu étais sage et mignon.
- Merci, merci.
- Plusieurs semaines ont passé puis Eddie m’a contactée en me demandant de prévenir maman que vous étiez au Texas, que tout se passait bien.
- Au Texas ?
- Oui. Evelyn m’a raconté beaucoup plus tard que vous aviez, disons, dérivé vers l’ouest. Elle était enceinte et souhaitait vivement s’installer quelque part. Eddie m’a recontactée pour m’informer que vous étiez en Californie. Ce fut son dernier appel pour plusieurs années.
- Plusieurs années?
- Oui. J’essayais de le convaincre de revenir à la maison mais il se montrait inébranlable.
- Où se trouvaient les parents de ma mère?
- Je ne sais pas. Ils n’habitaient pas le comté de Ford. En Géorgie peut-être, ou en Floride.
- Je ne les ai jamais rencontrés.
Adam pressa de nouveau le bouton et le film repartit. Le premier procès dans le comté de Nettles. Panoramique sur la pelouse, devant le palais de justice, avec les membres du KKK, les cordons de policiers et la foule des curieux.
- C’est incroyable, dit Lee.
Adam arrêta de nouveau le film.
- As-tu assisté au procès?
- Une fois. Je me suis faufilée dans la salle d’audience pour
entendre les dernières plaidoiries. Mon père nous avait interdit d’assister
à aucun de ses trois procès. Maman n’en aurait pas été capable. Elle
souffrait d’hypertension et se bourrait de médicaments. Elle était quasi
ment clouée au lit. `
- Sam s’est-il douté de ta présence?
- Non. Je me suis assise au fond de la salle avec une écharpe sur la tête. Il ne pouvait pas me voir.
- Et que faisait Phelps ?
- II se terrait dans son bureau, s’occupait de ses affaires, suppliait le Ciel que personne ne s’aperçoive que Sam Cayhall était son beau-père. Nous nous sommes séparés peu après.
- Quel souvenir as-tu gardé du procès, du tribunal ?
- Je me suis dit que Sam avait de la chance d’avoir un jury composé de gens de son espèce. Je ne sais pas comment son avocat s’y était pris mais il avait trouvé les douze péquenauds les plus extrémistes qu’on puisse imaginer. J’ai vu les jurés réagir violemment aux accusations du procureur et écouter attentivement l’avocat de la défense.
- Clovis Brazelton.
- Un sacré orateur. Les jurés buvaient chacune de ses paroles. Ce fut un choc lorsque j’ai vu que le jury ne pouvait pas se mettre d’accord, que le procès était purement et simplement ajourné. J’étais convaincue que mon père serait acquitté. Je pense qu’il en a été bouleversé lui aussi.
Le film continuait. Réactions des gens devant l’ajournement, abondants commentaires de Clovis Brazelton. Sam quittait le palais de justice. Puis venait le second procès, copie conforme du premier.
- Combien de temps as-tu travaillé là-dessus? demanda Lee.
- Sept ans. J’étais en première année de droit quand l’idée m’est venue. C’était une sorte de défi.
Adam fit dérouler la bande rapidement lors de la scène dramatique où Marvin Kramer tombait de sa chaise roulante. Il l’arrêta sur le visage souriant de la speakerine. On était arrivé en 1981.
- Sam est resté libre pendant treize ans, dit Adam. Qu’a-t-il fait pendant ce temps-là?
- Il fuyait les gens, s’occupait de sa ferme, essayait de joindre les deux bouts. Il ne m’a jamais parlé de l’attentat ni de ses autres activités dans le KKK. Mais l’attention qu’on lui portait à Clanton le flattait. ll était devenu une attraction locale. Comme la santé de ma mère déclinait, il a commencé à rester à la maison pour s’occuper d’elle.
- Il n’a jamais pensé partir?
- Pas sérieusement. Il était convaincu que ses démêlés avec la justice étaient terminés. Il avait eu deux procès et s’en était sorti chaque fois. Aucun jury dans le Mississippi n’aurait condamné un membre du KKK à la fin des années soixante. Il se croyait invincible. Il est resté dans les environs de Clanton, s’est démarqué du KKK et a mené une vie tranquille. Il a passé ses meilleures années à faire pousser des tomates et à pêcher des brèmes.
- Il n’a jamais demandé des nouvelles de mon père?
Lee finit son verre de vin. Elle n’avait jamais pensé qu’il lui faudrait un jour se souvenir en détail de cette sombre histoire. Elle avait fait tellement d’efforts pour l’oublier.
- La première année, lorsqu’il est revenu à la maison, il me demandait de temps en temps si j’avais des nouvelles de mon frère. Naturellement, je n’en avais pas. Nous savions que vous étiez quelque
part yen Californie et nous espérions que tout allait bien pour vous. Sain est quelqu’un de fier, d’entêté, Adam. Il ne lui serait jamais venu àl’esprit de supplier Eddie de revenir à la maison. Si son fils avait honte de sa famille, alors il devait en rester à l’écart.
Elle s’interrompit un instant et s’enfonça un peu plus dans le divan.
- On a diagnostiqué un cancer chez ma mère en 1973. J’ai engagé alors un détective privé pour retrouver Eddie.
- J’avais neuf ans, j’étais en sixième, nous étions à Salem dans l’Oregon.
- Evelyn me l’a confirmé plus tard.
- On déménageait tout le temps. Chaque année, une école différente, jusqu’à la seconde. Puis nous nous sommes établis à Santa. Monica.
- Vous étiez insaisissables. Toutes les traces des Cayhall étaient soigneusement effacées. Le détective privé a même engagé des gens sur place, sans résultat.
- Quand est-elle morte?
- En 1977. Nous étions assis au premier rang de l’église au début de l’enterrement lorsque Eddie est entré par une porte latérale. Il est venu s’asseoir derrière moi. Ne me demande pas comment il avait appris la mort de maman. Il était simplement là, puis il a disparu. Il n’avait pas soufflé un mot à propos de Sam. Il roulait dans une voiture louée afin qu’on ne puisse pas relever son numéro. À Memphis, le lendemain, il m’attendait dans l’allée. Nous avons bu du café et bavardé pendant deux heures. Il avait des photos de toi et de Carmen. Tout semblait merveilleux dans cette Californie ensoleillée. Bonne situation, jolie maison. Evelyn s’occupait d’affaires immobilières. Le rêve américain. ll ne voulait surtout pas revenir dans le Mississippi, même pour l’enterrement de Sam. Après m’avoir fait jurer le secret, il m’a donné son nouveau nom et son numéro de téléphone. Mais pas son adresse. Il m’a menacée, si je ne tenais pas ma langue, de disparaître à nouveau. Je ne devais l’appeler qu’en cas d’urgence. Je voulais vous voir, Carmen et toi. Plus tard, m’at-il répondu. Par moments, il était l’Eddie que nous connaissions, àd’autres un étranger. Nous nous sommes embrassés, nous avons agité la main en signe d’adieu et je ne l’ai jamais revu.
Adam appuya sur la télécommande; le film se déroula de nouveau. C’était maintenant les images nettes, parfaitement au point, du troisième et dernier procès. On voyait Sam avec treize ans de plus et son nouvel avocat. Il sortait précipitamment par une porte dérobée du palais de justice du comté de Lakehead.
- As-tu assisté au troisième procès ?
- Non. Il m’a demandé de ne pas y venir.
Adam arrêta de nouveau le film.
- À quel moment Sam s’est-il rendu compte qu’on voulait de nouveau s’en prendre à lui ?
- Difficile à dire. Un jour, le quotidien de Memphis a publié un
entrefilet sur ce nouveau procureur de Greenville qui voulait rouvrir le dossier Kramer. Juste quelques lignes à l’intérieur du journal. J’ai lu ça avec épouvante. Dix fois peut-être. Après toutes ces années, le nom de Sam Cayhall réapparaissait dans la presse. Je n’arrivais pas à y croire. Je lui ai téléphoné. Il l’avait lu aussi. Il m’a dit de ne pas m’inquiéter. Environ deux semaines après paraissait un autre article, plus important cette fois, avec la tête de David McAllister. J’ai appelé de nouveau papa. Àson avis, il n’y avait pas de quoi s’en faire. C’est ainsi que ça a commencé. Assez doucement. Puis ça s’est déchaîné. La famille Kramer était pour la révision, puis les associations antiracistes s’en sont mêlées. Il devenait clair que McAllister était bien décidé à se battre pour obtenir un nouveau procès. Sam en était malade, il avait peur mais il essayait de se montrer brave. Il avait vaincu deux fois et gagnerait encore.
- As-tu appelé Eddie?
- Oui. Pour lui annoncer la nouvelle inculpation. II n’a rien dit. Ne s’est pas attardé au téléphone. Je lui ai promis de le tenir au courant. Peu après, l’affaire est devenue nationale; je pense qu’il ne l’a pas supporté.
Es regardèrent la dernière séquence du troisième procès en silence. Le visage de McAllister, toutes dents dehors, apparaissait partout. Puis Sam, menottes aux poignets, s’éclipsait pour la dernière fois. De la neige remplit l’écran.
- Quelqu’un d’autre a vu ce film? demanda Lee.
- Non. Tu es la première.
- Comment as-tu fait pour rassembler tout ça?
- Ça m’a pris du temps, un peu d’argent et beaucoup d’efforts. - Incroyable!
- Quand j’étais au lycée, nous avions un prof entiché de sciences politiques. Il nous permettait de choisir des extraits dans les journaux ou les magazines et d’en discuter en classe. Quuelqu’un a apporté la première page du Los Angeles Tûmes sur l’annonce du procès de Sam Cayhall. Nous en avons discuté des heures durant, nous avons suivi de près les débats. Tout le monde, moi y compris, était très content quand il a été reconnu coupable. A suivi un énorme débat sur la peine de mort. Quelques semaines plus tard, mon père s’est suicidé et tu m’as appris la vérité. J’étais horrifié à la pensée que mes amis puissent la découvrir.
- L’ont-ils découverte ?
- Bien sûr que non. Je suis un Cayhall et maître dans l’art de conserver un secret.
- Ça ne va plus être un secret pour longtemps.
- Non.
Ils gardèrent le silence un long moment en fixant l’écran vide. - Je suis vraiment désolé, Lee, si cela risque de te gêner. C’est vrai. Si seulement il y avait un moyen d’éviter tout ce raffut.
- Tu ne peux comprendre.
- C’est évident. Et tu ne peux rien m’expliquer. As-tu peur de Phelps et de sa famille ?
Je méprise Phelps et sa famille. Mais tu aimes leur argent. Je l’ai bien gagné. J’ai vécu vingtsept ans avec lui. Tu redoutes d’être virée de tes clubs chics?
- Tu veux bien arrêter, Adam.
- Désolé, dit-il. Ç’a été une dure journée. Je monte en ligne, Lee. Je vais affronter mon passé. J’aimerais que tout le monde soit aussi hardi.
- Comment est-il?
- Un vieillard. Pâle, le visage couvert de rides. Il est trop vieux pour être enfermé dans une cage.
- Quelques jours avant son dernier procès, je lui ai demandé pourquoi il ne s’enfuyait pas pour se cacher en Amérique du Sud. Il m’a dit qu’il y avait pensé. Maman était morte depuis plusieurs années. Eddie était parti. Il avait lu des livres sur les criminels nazis qui avaient réussi àdisparaître là-bas. Il a même parlé de Sào Paulo. Il avait un ami du KKK qui pouvait lui fournir des papiers.
- Je regrette qu’il n’ait pas pris cette décision. Mon père serait encore avec nous.
- Deux jours avant qu’on le conduise à Parchman, je l’ai vu dans sa prison à Greenville. C’était notre dernière rencontre. Je lui ai demandé pourquoi il ne s’était pas échappé. Il n’avait jamais pensé être condamné à mort. Il était resté libre pendant tant d’années. Grave erreur, m’a-t-il dit. Cette erreur va lui coûter la vie.
Adam posa les pop-corn sur la table et mit sa tête sur l’épaule de sa tante. Elle lui prit la main.
- Je suis désolé de te voir au milieu de tout ça, murmura-t-elle.
- II paraissait si misérable, assis là, devant moi, dans sa combinaison rouge de condamné à mort.