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Ils se rendirent d’abord au cimetière pour apporter leur tribut aux morts. Des chênes et des ormes majestueux ombrageaient les allées. Les pelouses étaient parfaitement tondues, les haies impeccablement taillées. La municipalité de Clanton prenait grand soin d’honorer le passé.

La journée était radieuse. La brise s’était levée au cours de la nuit et avait chassé la pluie. Les collines étaient couvertes de fleurs sauvages. Lee s’agenouilla sur la tombe de sa mère et y déposa un petit bouquet. Elle ferma les yeux. Adam, debout derrière elle, regardait l’inscription. Anna Gâtes Cayhall, 3 septembre 1922 -18 septembre 1977. Elle était morte àcinquante-cinq ans, se dit Adam. Il en avait treize et vivait encore en Californie dans une merveilleuse ignorance.

C’était étrange. Les époux sont généralement enterrés côte à côte. Le premier à mourir occupe la première place. À chaque visite au cimetière, son conjoint peut voir son nom gravé dans la pierre avec sa date de naissance.

- Papa avait cinquante-six ans quand maman est morte, expliqua Lee en prenant la main d’Adam. Je voulais qu’il l’enterre dans un caveau où il pourrait la rejoindre, il a refusé. Il pensait sans doute qu’il pouvait se remarier.

- Tu m’as dit qu’elle ne l’aimait pas.

- Elle l’aimait d’une certaine manière. Ils ont vécu ensemble pendant presque quarante ans. Mais ils n’ont jamais été proches. En grandissant, j’ai découvert qu’elle n’aimait pas vraiment être près de lui. C’était une fille simple de la campagne, mariée jeune. Les enfants, le ménage, la soumission au mari. Ce n’était pas rare à l’époque. Elle était certainement frustrée.

- Peut-être ne voulait-elle pas de Sam près d’elle pour l’éternité.

- J’y ai pensé. En fait, Eddie voulait qu’ils soient enterrés aux deux extrémités du cimetière.

- Bravo, Eddie.

- Il ne plaisantait pas.

petit frère s’engage dans l’armée. Nous avons discuté jusqu’au lever du jour. ,

 

- Il était déboussolé ?

- Probablement pas davantage que la plupart des gosses de dixhuit ans qui quittent le lycée. Il avait peur de rester à Clanton. Il craignait que quelque chose lui arrive, qu’il attrape une mystérieuse maladie génétique, qu’il devienne à son tour un autre Sam. Un autre Cayhall avec un capuchon pointu. Il avait une envie folle de partir d’ici.

- Toi aussi, tu es partie.

- Oui, bien sûr, mais j’étais plus solide qu’Eddie, au moins à dixhuit ans. Je ne l’imaginais pas quittant la maison si jeune. Nous avons bu du vin pour essayer d’avoir prise sur la vie.

- Est-ce que mon père a jamais eu prise sur la vie?

- J’en doute, Adam. Nous étions tourmentés à cause de Sain, de toute cette famille rongée par la haine. Je souhaite que tu n’apprennes jamais certaines histoires. Je les ai chassées de mon esprit. Eddie n’y est pas parvenu.

Elle reprit sa main pour marcher le long d’un chemin de terre et s’arrêta en montrant du doigt une rangée de petites pierres tombales.

- Ici sont enterrés tes arrièregrands-parents, tes tantes, tes oncles, toutes sortes de Cayhall.

Adam en compta huit en tout. Il lut les noms et les dates à haute voix, les adieux gravés dans le granit.

- Il y en a davantage encore à Karaway, dit Lee, à une quinzaine de kilomètres d’ici. Des paysans, enterrés à l’ombre du clocher.

- Es-tu venue aux enterrements?

- J’ai assisté à quelques-uns. Ce n’était pas de la famille proche, Adam. Certaines de ces personnes sont mortes des années avant que je connaisse leur existence.

- Pourquoi ta mère n’est pas enterrée ici?

- Elle ne le voulait pas. Elle savait qu’elle allait mourir et elle a choisi sa dernière demeure. Elle ne s’est jamais considérée comme une Cayhall. C’était une Gates.

- Petite maligne !

Lee arracha une touffe de mauvaises herbes de la tombe de sa grand-mère et passa ses doigts sur le nom de Lydia Newsome Cayhall, morte en 1961, à l’âge de soixante-douze ans.

- Je me souviens fort bien d’elle, dit Lee en s’agenouillant dans l’herbe. Une bonne chrétienne. Elle se retournerait dans sa tombe si elle savait que son troisième fils se trouve dans une cellule du quartier des condamnés à mort.

- Et celui-là? demanda Adam en montrant du doigt la tombe du mari de Lydia, Nathaniel Lucas Cayhall, mort en 1952 à l’âge de soixante-quatre ans.

Lee fit la grimace.

- Un méchant vieillard, ditelle. Je suis sûre qu’il était fier de Sam. Nat, comme on l’appelait, a été tué lors d’un enterrement.

 

- Comment ça?

- Les enterrements sont des occasions pour les gens de se rencontrer, du moins par ici. Ils sont précédés de veillées mortuaires, avec une foule de gens qui viennent dire un dernier adieu au défunt et se restaurer et boire, bien sûr. La vie était dure dans les campagnes du Sud. Souvent les enterrements se terminaient par des bagarres entre ivrognes. Nat était très violent. Il s’est battu, après un enterrement, avec des gens qu’il aurait mieux fait de laisser tranquilles. Es l’ont frappé à mort avec un bâton.

- Où était Sam ?

- Au milieu de la bagarre. Il a pris des coups, mais il est resté en vie. J’étais une petite fille, mais je me souviens de l’enterrement de Nat. Sam, à l’hôpital, n’avait pu y assister.

- S’est-il vengé?

- Naturellement.

- Comment?

- Rien n’a jamais été prouvé, mais, des années plus tard, les deux hommes qui avaient frappé Nat sont sortis de prison. On les a vus un moment dans les environs, puis ils ont disparu. Un des corps a été retrouvé quelques mois plus tard dans le Milburn County. Battu à mort évidemment. Aucune trace de l’autre type. La police a questionné Sam et ses frères, mais aucune preuve.

- C’est lui qui avait fait le coup ?

- Bien sûr. A cette époque, personne ne pouvait provoquer les Cayha.ll. On savait qu’ils étaient à moitié fous, méchants comme la peste.

Ils se remirent à marcher sur le sentier.

- Donc, Adam, la question que nous avons à résoudre est : où enterrer Sam ?

- Je pense que nous devrions l’enterrer là-bas, avec les Noirs. C’est ce qu’il mérite.

- Crois-tu qu’ils voudraient de lui?

- Très juste.

- Mais sérieusement?

- Sam et moi n’en sommes pas encore là.

- Penses-tu qu’il veuille être enterré ici, dans le comté de Ford?

- Je ne sais pas. Nous n’en avons pas parlé pour d’évidentes raisons. Il y a encore de l’espoir.

- Beaucoup d’espoir?

- Un soupçon. Suffisamment pour continuer à se battre.

Ils quittèrent le cimetière et s’engagèrent dans une rue tranquille, avec des trottoirs défoncés, sous le couvert de vieux chênes. Les maisons étaient vétustes, mais joliment peintes, avec de longues terrasses et des chats couchés sur les marches de la porte d’entrée. Les enfants faisaient la course sur des bicyclettes et des planches à roulettes. Les vieillards se balançaient dans leur fauteuil à bascule.

- Voilà où j’ai fait mes débuts, Adam, dit Lee.

 

Elle avait les mains profondément enfoncées dans les poches de son jean. Elle regardait chaque maison, les yeux humides, comme si elle y était allée enfant et pouvait se souvenir des fillettes qui avaient été ses amies. Elle entendait leurs babillages, leurs fous rires, elle revoyait les jeux puérils et les querelles tragiques des enfants de dix ans.

- Était-ce une époque heureuse? lui demanda Adam.

- Je ne sais pas. Nous n’avons jamais habité en ville; pour les autres, on était des enfants de la campagne. J’ai toujours eu envie d’une de ces maisons avec des amies autour et des commerces à proximité. Les petits citadins se considéraient légèrement supérieurs à nous, mais ce n’était pas réellement un problème. Mes meilleures amies habitaient ici. J’ai passé des heures à jouer dans ces rues, à escalader ces arbres. C’était probablement le bon temps, j’imagine. Les souvenirs de notre ferme ne sont pas très agréables.

- A cause de Sain?

Une vieille, dans une robe à fleurs, avec un grand chapeau de paille, balayait le devant de sa porte. Elle leur jeta un coup d’oeil, s’immobilisa et les regarda. Lee ralentit puis s’arrêta près de l’allée. La femme la dévisagea.

- Bonjour, madame Langston, dit Lee avec chaleur.

Mrs. Langston empoigna le manche de son balai, se redressa et regarda Lee dans les yeux.

- Je suis Lee Cayhall, vous vous souvenez de moi? insista Lee gentiment.

En entendant le nom de Cayhall prononcé à haute voix, Adam se surprit à regarder autour de lui. Il se sentait gêné à l’idée que ce nom atteigne d’autres oreilles que les siennes. Si Mrs. Langston se souvenait de Lee, elle n’en laissa rien paraître. Son petit signe de tête signifiait clairement : ” Bonjour, et bon vent. “

- Contente de vous avoir revue, dit Lee en s’éloignant.

Mrs. Langston monta à pas pressés les marches du perron et disparut à l’intérieur.

- Je sortais avec son fils au lycée, dit Lee en hochant la tête.

- Elle semblait mourir d’envie de te voir.

- Elle a toujours été un peu folle, dit Lee sans conviction. Elle craignait peut-être de parler à une Cayhall. Peur des qu’en-dira-t-on.

- Restons incognito pour le reste de la journée. D’accord?

- Tout à fait. Tu vois la troisième maison sur la droite, celle peinte

en brun?

- Oui.

- C’est là que tu habitais.

Deux petits garçons jouaient avec des pistolets dans la cour de

devant. Sur la terrasse, une jeune femme se balançait dans un rockingcha.ir. C’était une petite maison banale, proprette, parfaite pour un ipllnp r111111IP avec des bébés.

 

Adam avait presque trois ans quand Eddie et Evelyn s’étaient enfuis. Debout au coin de la rue, il essayait de retrouver en lui la trace d’un souvenir. En vain.

- Elle était peinte en blanc en ce temps-là. Et les arbres étaient bien plus jeunes.

- Était-elle agréable?

- Assez. Tes parents n’étaient pas mariés depuis longtemps. C’étaient des gamins avec un enfant. Eddie travaillait dans un garage de pièces détachées. Puis il a été engagé aux ponts et chaussées. Mais, très vite, il a encore quitté cet emploi.

- Ça me rappelle des choses.

- Evelyn travaillait à mi-temps dans une bijouterie, sur la place. Je crois qu’ils étaient heureux. Elle n’était pas de la région, elle ne connaissait pas grand monde. Ils se tenaient à l’écart.

Ils passèrent devant la maison. Un des enfants braqua une mitraillette orange en direction d’Adam. Ce n’était pas le moment de ressusciter le passé. Peu après ils aperçurent la place.

- Les gens du comté de Ford apprécient toujours de venir y faire leurs achats le samedi matin, dit Lee, tandis qu’ils déambulaient sur le trottoir de Washington Street.

Lee s’arrêta devant une vieille épicerie.

- C’était notre point de rendez-vous, expliqua-t-elle. Au fond, il y avait un grand siphon d’eau de Seltz, avec un juke-box et des rayons de bandes dessinées. Pour quelques sous, on avait une énorme glace. Il fallait des heures pour la manger. Ça durait même plus longtemps encore en présence des garçons.

Ils traversèrent la rue main dans la main. Près du monument aux morts de la guerre de Sécession, des vieillards taillaient des morceaux de bois avec leurs couteaux tout en chiquant du tabac. Ils achetèrent des CocaCola à un distributeur automatique et s’installèrent dans un petit belvédère édifié au milieu de la pelouse. Lee lui raconta alors le plus célèbre procès de l’histoire du comté, celui de Carl Lee Hailey, en 1984. Un Noir qui avait tué à coups de fusil deux paysans coupables du viol de sa petite fille. Des manifestations avaient été organisées d’un côté par les Noirs et de l’autre par le Ku Klux Klan. La Garde nationale était restée mobilisée jour et nuit pour maintenir l’ordre. L’homme avait été acquitté par un jury composé uniquement de Blancs.

Adam se souvenait de ce procès. Il était alors en première année àPepperdine.

Dans l’enfance de Lee, les distractions étaient rares. Les gens se rendaient volontiers dans les salles des tribunaux. Sam les avait amenés ici, Eddie et elle, pour assister au procès d’un homme accusé d’avoir tué un chien de chasse. Reconnu coupable, il avait passé un an en prison. Le public était divisé - les citadins étaient contre cette condamnation, les paysans pour. Ils accordaient beaucoup de valeur à un bon beagle. Sam avait été particulièrement heureux de voir l’homme condamné.

. Lee voulait montrer encore quelque chose à son neveu. Ils contournèrent le palais de justice. Derrière le bâtiment, deux fontaines étaient séparées de quelques mètres. Aucune d’elles n’avait été utilisée depuis des années. L’une était réservée aux Blancs, l’autre aux Noirs. Elle rappela l’histoire de Rosia Alfie Gatewood, Miss Allie, comme on l’appelait. Elle avait été la première personne de sang noir à boire à la fontaine des Blancs sans recevoir de coups. Peu après, l’alimentation en eau des deux fontaines avait été coupée.

 

Ils quittèrent Clanton en voiture. C’était Adam qui conduisait. Lee lui indiqua la route jusqu’à ce qu’ils roulent sur la nationale. Une belle campagne avec de jolies petites fermes et des vaches paissant dans les collines. Une journée magnifique.

Lee lui fit signe de s’engager sur un chemin empierré qui serpentait au milieu des bois. Ils arrivèrent enfin devant une maison blanche àl’abandon. Les broussailles grimpaient jusque sous la véranda. Du lierre ruisselait à travers les fenêtres. Le sentier qui conduisait à cette masure était défoncé, creusé d’ornières, impraticable. Les mauvaises herbes et les ronces avaient tout envahi, noyant jusqu’à la boîte aux lettres.

- Le domaine des Cayhall, marmonna Lee.

Ils restèrent assis un long moment dans la voiture à regarder cette petite maison.

- (Que lui est-il arrivé? demanda finalement Adam.

- Oh, c’était une bonne bâtisse. Malheureusement, elle n’a pas eu beaucoup de chance. Les gens qui l’habitaient ne la méritaient pas.

Elle souleva lentement ses lunettes de soleil et s’essuya les yeux.

- J’ai vécu ici pendant dixhuit ans et je n’avais qu’une envie, en partir.

- Pourquoi est-elle à l’abandon?

- Je pense qu’elle était payée depuis longtemps, mais papa a dû l’hypothéquer à cause des frais d’avocats, lors de son dernier procès. Bien sûr, il n’y est jamais revenu. La banque l’a saisie, ainsi que les quarante hectares de terrain. Tout a été perdu. J’avais demandé à Phelps de la racheter, mais il a refusé. Impossible de lui en vouloir. En vérité, je ne tenais pas tellement à en devenir propriétaire. J’ai entendu dire qu’elle avait été louée à plusieurs reprises, puis finalement désertée.

- Mais vos affaires personnelles ?

- La veille de la saisie, la banque m’a permis d’emmener ce que je désirais. J’ai emporté des albums-photos, des agendas, des bibles, des souvenirs, quelques objets précieux ayant appartenu à ma mère. Tout est entreposé à Memphis.

- J’aimerais bien voir.

- Le mobilier ne valait pas un déménagement, pas le moindre meuble de valeur. Ma mère était morte, mon frère venait de se suicider, Pt mon ndre était condamné à mort. le n’étais pas d’humeur à collec-

 

donner les souvenirs. Ma foi, j’avais envie de tout brûler. Je l’ai presque fait.

 

- Tu n’es pas sérieuse.

- Bien sûr que si. Après avoir passé quelques heures à (intérieur, j’ai décidé de mettre le feu à cette maudite maison et à tout ce qu’il y avait dedans. Ça arrive tout le temps, n’est-ce pas, des incendies ? J’ai trouvé une vieille lampe avec un peu de pétrole. Je me suis assise à la table de cuisine. Je parlais à la lampe tandis que j’emballais quelques objets. Ç’aurait été facile.

- Pourquoi ne l’as-tu pas fait?

- Je ne sais pas. J’aurais aimé en avoir le cran. J’ai eu peur de la banque. Les incendies volontaires sont un délit criminel! Je me souviens avoir ri à (idée d’aller en prison. J’y aurais rejoint Sam. C’est pourquoi je n’ai pas craqué l’allumette. Je craignais d’avoir des ennuis, d’être arrêtée.

Il faisait chaud à (intérieur de la voiture. Adam ouvrit la portière.

- J’ai envie de jeter un coup d’oeil, dit-il en sortant.

Ils se frayèrent un chemin à travers les ronces. Ils s’arrêtèrent devant la véranda au plancher vermoulu.

- Je n’entrerai pas là-dedans, dit Lee fermement en lui lâchant la main.

Adam inspecta les lieux du regard et décida de ne pas s’y aventurer. Il longea la façade, regardant par les fenêtres que le lierre avait brisées. Il contourna la maison, suivi de Lee.

À l’arrière, de vieux chênes et des érables plantés sur un terrain en pente douce. Deux cents mètres plus loin, les fourrés. Alentour, la masse sombre des bois.

Lee lui reprit la main. Ils se dirigèrent vers un arbre proche d’une cabane en bois, celle-ci, paradoxalement, en bien meilleur état que la maison.

- Voilà mon arbre, ditelle en levant les yeux vers la cime. Mon pacanier à moi.

Sa voix tremblait légèrement.

- C’est un très gros arbre.

- Parfait pour l’escalade. J’ai passé des heures ici perchée sur une fourche, balançant mes pieds dans le vide, mon menton posé sur une branche. Au printemps et en été, je grimpais à peu près jusqu’au milieu. Personne ne pouvait me voir. C’était mon petit monde.

Elle ferma brusquement les yeux et porta la main à sa bouche. Ses épaules tremblaient. Adam la prit par la taille.

- C’est là que c’est arrivé, ditelle après un moment.

Elle se mordit les lèvres pour s’empêcher de pleurer.

- Tu m’as demandé un jour ce qui s’était passé, ditelle, les dents serrées, s’essuyant les joues avec le dos de sa main. Comment papa avait fait pour tuer un Noir.

Elle fit un léger signe de tête vers la maison.

Ils restaient là à la contempler sans mot dire. L’unique porte de derrière donnait sur une petite terrasse carrée entourée d’une balustrade. La brise agitait les feuilles. Leur frémissement était le seul bruit perceptible. Lee soupira.

- Il s’appelait Joe Lincoln. Il vivait un peu plus bas, près de la route, avec sa famille.

Elle fit un geste pour désigner un sentier à demi effacé.

- Il avait une douzaine d’enfants.

- Dont Qnince Lincoln? demanda Adam.

- Oui. Comment connais-tu son nom?

- Sam m’en a parlé l’autre jour lorsque nous évoquions Eddie. ll m’a dit que Quuince et Eddie étaient de très bons copains lorsqu’ils étaient enfants.

- Il n’a pas parlé du père de Qnince ?

- Non.

- C’est ce que je pensais. Joe travaillait ici dans notre ferme. Sa famille vivait dans une maison de plain-pied, avec des pièces en enfilade dont nous étions également propriétaires. C’était un brave homme avec une famille nombreuse. Comme la plupart des Noirs à cette époque, il était très pauvre. Je connaissais deux ou trois filles, mais nous n’étions pas liées comme Qnince et Eddie. Un jour d’été, alors qu’ils jouaient dans la cour de derrière, les garçons ont commencé à se disputer à propos d’un soldat de plomb. Eddie accusait Qnince de le lui avoir volé. Un petit drame classique. Je crois qu’ils avaient huit ou neuf ans. Papa passait dans les parages et Eddie s’est précipité sur lui pour se faire plaindre. Qnince se défendait comme un diable, niait tout. Les deux garçons étaient fous de rage, au bord de la crise de larmes. Sam, comme d’habitude, s’est mis en colère et s’en est pris violemment à Quuince, le traitant de tous les noms. ” Sale voleur de petit nègre!… Demande pardon, salaud de négrillon. ” Il exigeait que Quince rende le soldat. Le gamin s’est mis à pleurer, répétant qu’il ne l’avait pas. Eddie affiumait le contraire. Sam a saisi Quuince par le bras, l’a secoué violemment et lui a donné une terrible fessée. Mon père hurlait, trépignait. Quuince pleurait et suppliait. Finalement, il est parvenu à se dégager. Il a couru se réfugier chez lui. Eddie s’est précipité dans la maison. Papa l’a suivi. Un instant après, il franchissait de nouveau le seuil avec une canne. Il l’a posée avec précaution sous l’auvent et s’est assis sur les marches. Il attendait. Il a allumé une cigarette en surveillant le chemin de terre. La maison des Lincoln n’était pas loin. Quelques minutes plus tard joe est apparu, sortant des bois avec Quuince sur les talons. Comme il s’approchait de la maison, il a aperçu papa. Il a ralenti. Sam a crié pardessus son épaule ” Eddie, viens ici! Viens me voir donner une raclée à ce nègre! “

Lee se mit à marcher lentement en direction de la maison. Elle s’arrêta à quelques pas de la, terrasse.

- Quand Joe s’est trouvé à peu près ici, il s’est arrêté, a regardé Sam. ” Quince m’a dit que vous l’aviez frappé, monsieur Sam. ” À quoi

 

mon père a répondu: ” Qnince est un sale petit nègre et un voleur, Joe. Tu devrais apprendre l’honnêteté à tes enfants. ” Ils ont commencé à se disputer. Ça s’envenimait. Sam, brusquement, est descendu d’un bond de la terrasse et a donné le premier coup. Les deux hommes sont tombés par terre, juste ici, et se sont battus comme des chats sauvages. Joe était un peu plus jeune et plus vigoureux, mais papa était tellement furieux, tellement excité que le combat n’avait rien d’inégal. Ils se frappaient au visage, s’injuriaient, se donnaient des coups de pied, luttaient comme deux fauves.

Lee s’arrêta de parler et montra du doigt la porte de derrière.

- À un moment donné, Eddie est apparu sur la terrasse pour regarder la bagarre. Qnince se tenait à quelques pas de là, hurlant après son père. Sam a bondi jusqu’à la porte, s’est emparé de la canne. Il a frappé Joe au visage et sur la tête jusqu’à ce qu’il tombe à genoux. Puis il lui a enfoncé la canne dans le ventre, dans l’entrejambe. Joe a regardé Quince et lui a crié d’aller chercher son fusil. Quuince a disparu. Sam s’est arrêté de frapper et s’est tourné vers Eddie. ” Va chercher le mien. ” Eddie restait figé sur place. Papa a crié plus fort. Joe était par terre à quatre pattes, essayant de récupérer. Au moment où il allait se relever, Sam l’a frappé de nouveau pour le maintenir au sol. Eddie est rentré dans la maison et Sam a gagné la terrasse. Mon frère est revenu quelques secondes plus tard avec le fusil. Papa lui a crié de rentrer àl’intérieur.

Lee s’avança vers la terrasse et s’assit sur le bord. Elle enfonça son visage dans ses mains et se mit à pleurer. Adam, debout à quelques pas, fixait le sol. Quand finalement il la regarda, ses yeux étaient rouges, son rimmel coulait, elle reniflait. Elle essuya son visage avec sa main puis la passa sur son jean.

- Excuse-moi, murmura-t-elle.

- Je t’en prie, continue, dit Adam.

Elle ravala ses sanglots, puis s’essuya de nouveau les yeux.

- Joe se trouvait exactement à cet endroit, ditelle en montrant l’herbe aux pieds d’Adam. Il a réussi à se relever, s’est retourné et a aperçu papa avec son fusil. Il a jeté un coup d’oeil en direction du sentier. Qnince n’était pas encore en vue. Il s’est tourné de nouveau vers papa debout sur la terrasse. Puis mon gentil petit papa a levé lentement son fusil, a hésité une seconde, a regardé autour de lui pour s’assurer que personne ne pouvait le voir, et a appuyé sur la détente. Tout simplement. Joe s’est écroulé, frappé à mort.

- Tu as vu la scène, n’est-ce pas ?

- Oui.

- Où étais-tu ?

- Par là, ditelle en faisant un petit signe de tête. Dans mon arbre.

- Sam ne pouvait pas te voir?

- Personne ne pouvait me voir. J’ai assisté à tout.

Elle mit sa main devant ses yeux de nouveau, essayant de refouler ses larmes. Adam s’avança vers la terrasse et s’assit à côté d’elle.

‘Lee s’éclaircit la voix.

- Il a fixé Joe pendant une minute, prêt à donner le coup de grâce. Mais c’en était fini pour joe. Foudroyé. Il y avait du sang près de sa tête, dans l’herbe. Je le voyais parfaitement de mon arbre. Je me souviens d’avoir enfoncé mes ongles dans l’écorce pour m’empêcher de tomber. J’avais une envie folle de crier mais je restais muette d’effroi. Je ne voulais pas que mon père m’entende. Quuince est apparu quelques minutes plus tard. Il avait entendu le coup de feu. Il courait comme un fou, le visage couvert de larmes. Quand il a vu son père par terre, il a commencé à pousser des hurlements. Mon père a levé de nouveau son fusil. En une fraction de seconde, j’ai compris qu’il allait tirer sur le garçon. Heureusement, Qnince a jeté le fusil par terre et s’est précipité vers son père. Il hurlait toujours. Sa chemise claire a bientôt été trempée de sang. Sain a contourné le corps, a ramassé le fusil de Joe, et est rentré chez lui avec les deux fusils.

Lee se leva lentement et fit quelques pas.

- Quince et Joe étaient juste ici, ditelle en enfonçant son talon dans l’herbe. Quuince tenait la tête de son père contre sa poitrine. Il y avait du sang partout. Le gamin faisait entendre un drôle de son, une sorte de gémissement comme les râles d’un animal à l’agonie.

Elle se retourna et regarda le pacanier.

- Et moi j’étais là, assise sur une branche comme un petit oiseau, ne pouvant m’arrêter de pleurer. Je haïssais mon père de toutes mes forces.

- Où était Eddie ?

- Dans la maison, dans sa chambre, sa porte fermée à clef, ditelle, montrant du doigt une fenêtre aux vitres brisées et aux volets arrachés. C’était sa chambre. Il m’a dit plus tard qu’il avait regardé dehors lorsqu’il avait entendu le coup de feu. Il avait vu Quince accroché à son père. Quelques minutes plus tard, Ruby Lincoln arrivait avec une ribambelle d’enfants derrière elle. Mon Dieu, c’était atroce. Ils criaient, hurlaient, pleuraient, demandaient à joe de se relever, de ne pas mourir maintenant, de ne pas les abandonner.

” Sam a appelé une ambulance et a téléphoné à son frère, Albert, et à quelques voisins. Très vite, il y a eu foule dans la cour de derrière. Sain et sa bande se tenaient sur la terrasse avec leurs fusils, surveillant la famille en deuil. Ruby a traîné le corps sous cet arbre, là-bas, ditelle en montrant un grand chêne. L’ambulance est arrivée après ce qui m’a paru une éternité. On a emmené le corps. Ruby et ses enfants sont retournés chez eux. Mon père et ses copains ont passé un bon moment àrire sur la terrasse.

- Combien de temps es-tu restée dans l’arbre?

- Je ne sais pas. Quand tout le monde a été parti, j’en suis descendue et je me suis mise à courir vers le bois. Eddie et moi avions un endroit favori près d’une petite crique. Je savais qu’il viendrait me chercher là. Il était effrayé, hors d’haleine. Il m’a raconté la scène. Je lui ai

 

dit que je l’avais vue. Tout d’abord il n’a pas voulu me croire, mais je lui ai donné des détails. Nous avions une peur bleue. Il a fouillé dans sa poche et en a sorti le petit soldat de plomb,pour lequel il s’était disputé avec Qnince. Il l’avait trouvé sous son lit. A l’instant même, il a décidé que tout ce qui s’était passé était de sa faute. Nous nous sommes juré de garder le secret. Il m’a promis de ne jamais raconter à personne que j’avais été témoin du meurtre, et je lui ai promis de ne jamais révéler qu’il avait retrouvé le soldat. Il s’en est débarrassé en le jetant dans l’eau.

- Eddie et toi, vous n’avez jamais raconté ça à personne?

Lee fit un signe négatif de la tête.

- Sam n’a jamais su que tu étais dans l’arbre?

- Non. Je ne l’ai jamais dit à ma mère. Eddie et moi en avons parlé de temps en temps au cours de ces années et, le temps passant, nous avons définitivement enterré ce drame. Lorsque nous sommes revenus àla maison, nos parents se disputaient violemment. Ma mère était hors d’elle, elle avait les yeux fous. Je pense que mon père l’avait frappée. Elle nous a pris par le bras et nous a ordonné de monter dans la voiture. Comme nous nous préparions à quitter l’allée, le shérif est arrivé. Nous avons tourné en rond pendant un moment, ma mère au volant, Eddie et moi sur le siège arrière, bien trop effrayés pour articuler le moindre son. Nous supposions que mon père irait en prison. Lorsque nous avons ramené la voiture dans l’allée, il était assis sur la terrasse comme si de rien n’était.

- Qu’a fait le shérif?

- Rien. Il a parlé un moment avec mon père. Sain lui a montré le fusil de joe et lui a expliqué qu’il avait agi en état de légitime défense. Après tout, ce n’était qu’un nègre.

- Il n’a pas été arrêté ?

- Non, Adam. Ça se passait dans le Mississippi au début des années cinquante. Le shérif a dû rire un bon coup. Il a donné une grande tape dans le dos de Sam et lui a dit de se conduire en brave garçon. Il lui a même permis de garder le fusil de Joe.

- Incroyable!

- Nous espérions qu’il irait en prison pour quelques années.

- Qu’ont fait les Lincoln?

- Que pouvaient-ils faire? Qui les aurait écoutés? Sain a interdit àEddie de voir Qnince. Pour être sûr que les garçons ne se fréquentent plus, il a chassé la famille de leur maison.

- Bon Dieu !

- Il leur a donné une semaine pour filer. Le shérif est venu les expulser. C’était légal, il était en droit de le faire, a expliqué Sam à notre mère. C’est la seule fois, je crois, où elle a failli le quitter. J’aurais aimé qu’elle le fasse.

- Est-ce qu’Eddie a revue Quince ?

- Des années plus tard. Dès qu’il a eu son permis de conduire, il s’est mis à la recherche des Lincoln. Ils s’étaient installés dans un petit

ghetto; de l’autre côté de Clanton. Eddie s’est excusé des centaines de fois, leur a dit qu’il était accablé. Mais Ruby lui a demandé poliment de partir. La famille vivait dans un baraquement sans électricité.

Lee s’avança vers son arbre et s’assit contre le tronc. Adam vint s’accroupir près d’elle. Ainsi, durant toutes ces années, sa tante avait gardé ce fardeau sur elle. Il pensa à son père, à ses angoisses, à ses tourments, aux cicatrices qu’il avait cachées jusqu’à sa mort. Adam commençait à comprendre ce qui l’avait conduit au suicide. En regardant la terrasse, il vit un homme jeune armé d’un fusil, le visage défiguré par la haine.

- Et qu’a fait Sam après ça?

Lee essayait de toutes ses forces de reprendre son calme.

- La maison est restée silencieuse comme un tombeau pendant une semaine, peut-être un mois, je ne sais plus. Il me semble qu’il a fallu attendre des années avant qu’on se remette à parler aux repas. Eddie s’enfermait à clef dans sa chambre. Je l’entendais sangloter la nuit. Il haïssait notre père. Il aurait voulu le voir au cimetière. Il s’accusait de tout. Maman s’inquiétait, passait beaucoup de temps avec lui. Quant àmoi, mes parents pensaient que j’étais en train de jouer dans les bois lorsque le drame est arrivé. Ensuite j’ai épousé Phelps et j’ai commencé à voir un psychiatre. J’aurais voulu qu’Eddie fasse de même. Mais il refusait de m’écouter. La dernière fois que je lui ai téléphoné, il m’a reparlé du meurtre. Il n’a jamais pu surmonter ce drame.

- Tu y es parvenue?

- Je n’ai pas dit ça. La psychothérapie m’a aidée. Mais je continue à me demander ce qui serait arrivé si j’avais crié avant que mon père n’appuie sur la détente. Est-ce qu’il aurait tué Joe alors que sa fille le regardait? Je ne le pense pas.

 

ainsi.

 

- Allons, Lee. C’était il y a quarante ans. Tu n’as pas à t’accuser

 

Eddie me rendait responsable. Il se rendait responsable. Nous nous accusions souvent mutuellement. Nous ne pouvions nous confier ànos parents. Nous étions livrés à nous-mêmes, sans appui.

Des milliers de questions se pressaient dans l’esprit d’Adam. ll n’en reparlerait probablement jamais avec Lee, aussi voulait-il connaître ce qui était arrivé dans les moindres détails. Où Joe avait-il été enterré? Qu’était devenu son fusil? Avait-on parlé du meurtre dans le journal? Est-ce que (affaire était arrivée devant un tribunal ? Sam en avait-il jamais parlé à ses enfants? Où se trouvait sa grand-mère au moment du drame? Les avait-elle entendus se battre, avait-elle entendu le coup de feu? Qu’était-il arrivé à la famille de Joe ? Vivait-elle toujours dans le comté de Ford ?

- Brûlons-la, Adam, dit Lee avec force.

- Mais non.

- Si! Brûlons cet endroit maudit, la maison, la cabane, (arbre, (herbe, bonne ou mauvaise. Ça ne sera pas difficile. Quelques allumettes ici et là. Faisons-le.

 

- Non, Lee.

- Faisons-le.

Adam se pencha gentiment vers elle et la prit par le bras.

- Partons, Lee. J’en ai assez entendu pour aujourd’hui.

Elle n’essaya pas de résister. Elle aussi était lasse de cette journée. Es quittèrent le domaine des Cayhall en silence. Lee lui fit signe de prendre à gauche, au bout du chemin. Elle ferma les yeux comme si elle cherchait le sommeil. Es contournèrent Clanton et s’arrêtèrent dans une épicerie de village près de Holly Springs. Lee voulait boire un CocaCola. Elle insista pour aller l’acheter elle-même. Elle revint à la voiture avec un pack de bières. Elle en offrit une à Adam.

- Qu’est-ce que c’est que ça? demanda-t-il.

- Je veux juste en boire deux, ditelle. Je suis à bout de nerfs. Ne m’en laisse pas boire plus de deux, d’accord. Seulement deux.

- Tu ne devrais pas faire ça, Lee.

- Je vais bien, ditelle en décapsulant la bouteille.

Adam démarra rapidement. Au bout d’un quart d’heure, Lee avait bu ses deux canettes. Elle commença à somnoler. Adam avait une soudaine envie de quitter le Mississippi, de retrouver les lumières de Memphis.