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Garner Goodman ne retourna pas à Chicago le mercredi matin, mais se rendit à Jackson. Le vol était si court qu’il eut juste le temps de prendre une tasse de café et d’avaler un croissant mal décongelé. Il loua une voiture à l’aéroport et roula immédiatement en direction de l’hôtel de ville.

Quatre ans plus tôt, au cours des journées et des heures qui avaient précédé l’exécution de Maynard Tole, Goodman avait fait ce même voyage à deux reprises. Tole avait assassiné plusieurs personnes en moins de deux jours. Difficile de provoquer un élan de sympathie pour lui. Goodman espérait qu’il en irait tout autrement pour Sam Cayhall. C’était un vieillard. Il ne lui restait sans doute guère plus que cinq ans àvivre. Son crime était de l’histoire ancienne, même dans le Mississippi.

Goodman s’était remémoré en détail ses arguments toute la matinée. Il entra dans l’hôtel de ville et s’émerveilla une fois de plus de sa splendeur. Une réplique en miniature du Capitole. On n’avait pas regardé à la dépense. Il avait été construit en 1910 par des forçats.

Goodman entra dans les bureaux du gouverneur situés au premier étage et tendit sa carte à une charmante réceptionniste. Le gouverneur était absent pour la matinée, ditelle. Goodman avait-il par hasard un rendez-vous? Non, expliqua-t-il aimablement, mais il s’agissait d’une affaire extrêmement importante. Pourrait-il être reçu par Mr. Andy Larramore, le conseiller du gouverneur ?

Il attendit. Une demiheure plus tard, Mr. Larramore arrivait en personne. Les deux hommes se présentèrent et disparurent dans un étroit couloir qui serpentait parmi un dédale de petits bureaux. Le repaire de Larramore était un vrai capharnaüm - il ressemblait à son propriétaire. Larramore, très petit, était curieusement déhanché, et n’avait absolument pas de cou. Son long menton reposait sur sa poitrine. Lorsqu’il parlait, ses yeux, son nez, sa bouche se resserraient bizarrement. C’était un affreux spectacle. Goodman aurait été incapable de dire si ce personnage avait trente ou cinquante ans. Il fallait donc qu’il ait du génie.

= Le gouverneur prend la parole à un congrès d’agents d’assurances.ce matin, dit Larramore en soulevant un agenda, comme s’il s’agissait d’un bijou de grande valeur. Ensuite, il visite une école des quartiers défavorisés.

- Je patienterai, dit Goodman. C’est très important.

Larramore mit l’agenda de côté et posa ses mains l’une sur l’autre sur la table.

- Qu’est-il arrivé à votre jeune collègue, le petitfils de Sam?

- Oh, c’est toujours lui le défenseur principal. Je suis, en fait, le patron de l’assistance judiciaire gratuite de chez Kravitz et Bane, je viens l’épauler.

- Nous suivons de près cette affaire, dit Larramore.

Son visage se crispait puis se relâchait à la fin de chaque phrase.

- Apparemment, nous arrivons dans la phase finale.

- On y arrive toujours, dit Goodman. À quel point le gouverneur s’intéresse à un recours en grâce?

- Je suis sûr qu’il aime l’idée d’une audience. Quant à accorder sa grâce, c’est une autre affaire. L’éventail est extrêmement large, comme vous ne l’ignorez pas. Il peut commuer la peine et faire du détenu un prisonnier sur parole. Il peut adoucir la sentence en une peine de prison à vie, ou même de durée indéterminée.

Goodman hocha la tête.

- Me sera-t-il possible de le voir?

- Il a prévu de revenir ici à onze heures. Je lui en toucherai un mot à ce moment-là. Il déjeunera probablement dans son bureau. On peut prévoir un petit moment libre aux environs de une heure. Soyez là.

- J’y serai. Je vous demande la plus grande discrétion. Notre client est absolument opposé à cette rencontre.

- Est-il opposé à l’idée de grâce ?

- Il ne nous reste plus que sept jours, monsieur Larramore. Nous ne sommes opposés à absolument rien.

Larramore plissa son nez, découvrit les dents de sa mâchoire supérieure et reprit l’agenda.

- Soyez là à une heure, je verrai ce que je peux faire.

- Merci.

Goodman quitta l’hôtel de ville. Il était neuf heures trente. Sa chemise était trempée sous les bras et lui collait au dos. Il enleva sa veste.

Il se dirigea vers Capitol Street. Au milieu des immeubles et de la circulation intense du centre-ville, l’hôtel particulier du gouverneur, tourné vers l’hôtel de ville, se dressait majestueusement au milieu d’un jardin parfaitement entretenu. C’était une grande bâtisse construite avant la guerre de Sécession, entourée de murs et fermée par des grilles. Un groupe d’opposants à la peine de mort s’étaient rassemblés sur le trottoir, la nuit où Tole avait été exécuté. Ils criaient des slogans àl’intention du gouverneur. Accompagné de Peter Wiesenberg, Goodman avait franchi rapidement une des grilles, une dernière requête dans la

 

poche, quelques heures seulement avant l’exécution. Le gouverneur dînait en compagnie de personnages importants. Il s’était montré extrêmement irrité par cette intrusion. Il avait refusé la grâce mais, dans la meilleure tradition du Sud, il avait invité les avocats à dîner.

Goodman avait expliqué à Son Honneur qu’ils devaient retourner rapidement à Parchman pour être auprès de leur client au moment de sa mort. ” Soyez prudents sur la route “, leur avait dit le gouverneur avant d’aller retrouver ses hôtes.

Goodman se demandait combien d’abolitionnistes se rassembleraient ici dans quelques jours pour prier, pour entonner des psaumes, pour allumer des cierges, pour agiter des banderoles, pour crier àMcAllister d’épargner le vieillard. Probablement fort peu.

Il était rare qu’on manque de bureaux dans le quartier d’affaires de Jackson. Goodman n’eut guère de difficultés à trouver ce qu’il cherchait. Une pancarte attira son attention au deuxième étage d’un immeuble particulièrement laid. Il se renseigna auprès de la société financière installée au rez-de-chaussée. Une heure plus tard, le propriétaire arrivait pour lui faire visiter l’endroit. C’était un deux-pièces minable, avec une moquette usée et des trous dans les cloisons. Goodman s’avança vers l’unique fenêtre et regarda la façade de l’hôtel de ville cent mètres plus loin.

- Parfait, dit-il.

- Le loyer est de trois cents dollars par mois, plus l’électricité. Les toilettes sont sur le palier. Six mois de bail minimum.

- Je n’en ai besoin que pour deux mois, dit Goodman, enfonçant la main dans sa poche pour en retirer un paquet de billets soigneusement pliés.

Le propriétaire regarda l’argent

- Dans quelle sorte d’affaires travaillez-vous?

- Marketing.

- D’où venez-vous?

- De Detroit. Nous pensons établir une surccursale dans cet État. Nous avons besoin d’un petit espace pour commencer. Seulement pour deux mois. Tout sera payé en liquide. Pas de complications. Nous décamperons sans faire le moindre bruit avant même que vous vous en aperceviez.

Le propriétaire prit l’argent et tendit deux clefs à Goodman, une po,,r le bureau, l’autre pour la porte d’entrée. Ils se serrèrent la main. Affaire conclue.

Goodman quitta ce taudis et retourna chercher sa voiture au parking de l’hôtel de ville. Tout en marchant, il riait sous cape en pensant au projet qu’il avait en tête. Cette idée n’avait pu germer que dans le cerveau d’un gamin tel qu’Adam. Il s’agissait d’une nouvelle tentative assez risquée dans la succession des manoeuvres désespérées pour sauver la vie de Sam. Le plan n’avait rien d’illégal. La dépense serait minime. Qui se préoccupait de quelques dollars lorsqu’on en arrive à ce point?

Enfer, n’était-il pas le chef des services d’assistance judiciaire gratuite de son.cabinet? Après tout, c’était lui qui entretenait l’orgueil et le pharisaïsme de ses pairs. Personne, pas même Daniel Rosen, n’oserait le questionner sur ses dépenses concernant un loyer insignifiant et quelques appels téléphoniques.

 

Après ces trois semaines de travail intensif, Adam commençait àregretter la routine de Chicago.

La pétition s’appuyant sur les déficiences mentales de Sam se trouvait maintenant â Jackson, expédiée par fax, tandis que l’original allait suivre par Federal-Express. Adam se voyait maintenant obligé de demander poliment à l’administrateur de la Cour d’activer les choses. Dépêchez-vous de rejeter notre demande, avait-il dit avec plus de diplomatie. Si un sursis devait être accordé, il viendrait, en toute probabilité, d’un juge fédéral.

Chaque requête apportait avec elle un mince rayon d’espoir, et aussi, comme Adam l’apprit rapidement, l’angoisse d’un nouvel échec. Une requête devait franchir quatre obstacles avant d’être abandonnée définitivement - la Cour suprême du Mississippi, la Cour fédérale de la région, la cour de la cinquième chambre, et la Cour suprême des EtatsUnis. Les chances de succès étaient très minces, surtout à cette phase des appels.

Le fonctionnaire de la cinquième chambre ne croyait pas que la Cour accepterait d’entendre une nouvelle présentation orale. Elle s’était aperçue qu’Adam se proposait de faire appel chaque jour. Les trois juges se contenteraient probablement d’examiner les rapports. Des conférences téléphoniques seraient organisées si les juges souhaitaient entendre sa voix.

Richard Olander l’appela de nouveau pour l’informer que la Cour suprême avait bien reçu ses appels. Ses requêtes pour présenter l’affaire oralement avaient été également examinées. Non, il ne pensait pas que la Cour accepte d’entendre une présentation orale. Les choses étaient trop proches de la fin. Il accusa aussi réception du fax concernant l’état mental de son client. Cette requête serait examinée attentivement par les cours locales. Intéressant, avait-il dit. Il insista pour connaître la nature des prochains appels. Adam se déroba.

L’attaché juridique du juge Slattery, Breckjefferson, réputé pour son mauvais caractère, appela Adam pour l’informer que Son Honneur avait reçu la photocopie par fax de la nouvelle requête déposée devant la Cour suprême du Mississippi. Bien que Son Honneur ne fût pas convaincu par l’intérêt d’une telle démarche, il l’examinerait avec attention.

Adam se sentait vaguement satisfait à l’idée qu’il était parvenu àmobiliser quatre cours différentes en même temps.

À onze heures, Morris Henry, maître la Mort, lui téléphona pour lui dire qu’on avait bien reçu la dernière série d’appels de la dernière

 

chance, comme il aimait à dire. Mr. Roxburgh avait convoqué personnellement une douzaine d’avocats pour mettre au point sa réponse. Henry était relativement aimable au téléphone, mais il avait frappé juste - nous avons, mon petit, un grand nombre d’avocats à notre disposition.

La paperasserie concernant l’affaire pouvait maintenant s’évaluer par kilos. La table de réunion était recouverte de piles soigneusement rangées. Darlene faisait sans arrêt des allées et venues. Elle apportait photocopies, messages téléphoniques et parfois du café. Elle relisait appels et requêtes. Habituée au travail fastidieux des emprunts d’État, elle n’avait pas peur des dossiers détaillés et volumineux. Elle avoua àplusieurs reprises que le changement intervenu dans ses tâches quotidiennes était assez excitant.

- Quoi de plus excitant en effet qu’une exécution;’ lui fit remarquer Adam.

Même Baker Cooley parvint à s’arracher aux dernières nouveautés concernant la juridiction bancaire pour venir jeter un coup d’oeil dans le bureau d’Adam.

Phelps appela aux environs de onze heures pour demander à Adam s’il voulait déjeuner avec lui. Adam refusa, prétextant l’obligation de se plier à des dates-butoirs et aux caprices de juges grincheux. Il n’y avait pas de nouvelle de Lee. Celle-ci, d’après Phelps, avait déjà disparu auparavant, mais jamais au-delà de deux jours. Il s’inquiétait et se proposait d’engager un détective privé. Il fallait rester en contact.

- Une journaliste demande à vous voir, dit Darlene en lui tendant une carte de visite annonçant la présence d’Anne L. Piazza, correspondante de ,Newsweek.

C’était le troisième journaliste à prendre contact avec le bureau ce mercredi.

- Excusez-moi auprès d’elle, dit Adam qui n’en pensait pas un traître mot.

- Je l’ai déjà fait, mais j’ai pensé qu’étant donné son appartenance à .Newsweek vous pouviez avoir envie d’être tenu au courant.

- Je me moque éperdument du journal qui l’emploie. Dites-lui aussi que mon client n’accorde pas d’entretien.

Darlene sortit précipitamment en entendant la sonnerie du téléphone. C’était Goodman qui, de Jackson, annonçait qu’il verrait le gouverneur à une heure. Adam l’informa du climat de fébrilité qui régnait ici et des multiples appels téléphoniques.

Darlene ramena à midi trente un sandwich acheté chez le traiteur. Adam l’avala rapidement, puis fit un petit somme dans son fauteuil tandis que l’imprimante de l’ordinateur crachotait les pages d’une nouvelle requête.

 

Goodman feuilletait un magazine d’automobiles dans la salle d’attente. La même jolie secrétaire se faisait les ongles entre les sonneries

du téléphone. Elle se garda du moindre commentaire lorsque sonna une heuee. La même chose pour une heure trente. La fille, les ongles repeints coureur pêche, s’excusa à deux heures. Aucune importance, dit Goodman avec un large sourire. Ce qu’il y a de bien dans le travail de l’assistance judiciaire gratuite, c’est qu’il n’est en aucune façon soumis à des horaires.

À deux heures et quart, une jeune femme dynamique, en tailleur sombre, apparut et s’avança vers Goodman.

- Monsieur Goodman, je suis Mona Stark, le chef de cabinet du gouverneur. M. le Gouverneur accepte de vous voir un instant.

Elle souriait. Goodman la suivit à travers des portes à deux battants avant d’entrer dans un immense bureau, avec deux grandes tables de travail à chaque bout.

McAllister, debout près de la fenêtre, sans veste, cravate desserrée, manches de chemise relevées, ressemblait en tous points au fonctionnaire surmené, assailli de toutes parts, et dévoué au service de ses administrés.

- Bonjour, monsieur Goodman, dit-il en tendant la main, et en dégainant un sourire de star.

- Content de vous voir, monsieur le gouverneur, dit Goodman.

Celui-ci n’avait pas d’attaché-case, aucun des objets fétiches de sa profession. ll ressemblait à quelqu’un qui, passant dans le couloir, avait décidé de s’arrêter pour saluer le gouverneur.

- Vous avez déjà rencontré Mr. Larramore et mon chef de cabinet, dit McAllister en désignant ses subalternes d’un petit geste de la main.

- Oui, nous nous connaissons. Merci de me recevoir aussi rapidement, dit Goodman en tentant en vain de le gratifier d’un sourire aussi éclatant.

En cet instant, il se montrait humble, reconnaissant d’être simplement reçu dans ce magnifique bureau.

- Allons travailler là-bas, dit le gouverneur, montrant du doigt une des tables.

Chacun prit un siège. Larramore et Mona attendaient, le stylo en suspens, pour prendre des notes. Goodman n’avait devant lui que ses mains.

 

Sauf erreur, plusieurs requêtes ont été présentées ces derniers jours, dit McAllister.

- Oui, monsieur. Par simple curiosité, j’aimerais savoir si vous avez déjà eu à traiter ce genre d’affaire? demanda Goodman.

- Non. Grâce au ciel.

- Bon. Ce genre de procédure est loin d’être inhabituel. Il est sûr que nous allons présenter requêtes et pétitions jusqu’au dernier moment.

- Puis-je vous poser une question, monsieur Goodman? intervint le gouverneur, avec cordialité.

- Certainement.

 

- Vous vous êtes occupé d’un nombre important de dossiers semblables à celui-ci. Quel est votre pronostic?

- On ne sait jamais. Le cas de Sain est assez différent de celui de la plupart des autres détenus du quartier des condamnés à mort. Il a eu de bons avocats - lors du procès, et ensuite lors des appels.

- Dont vous-même, il me semble!

Goodman sourit, puis ce fut le tour de McAllister, et enfin celui de Mona Stark. Larramore restait penché sur son calepin, les traits crispés par la concentration.

- C’est juste. Les principaux appels de Sam ayant déjà été rejetés, nous sommes passés aux requêtes de dernière heure. Aujourd’hui, à sept jours de (exécution, il nous reste cinquante pour cent de chances de gagner.

Mona inscrivit aussitôt cette estimation sur son calepin, comme si elle recelait une signification juridique énorme. Larramore, quant à lui, avait jusqu’ici tout pris par écrit.

McAllister réfléchit un instant.

- Vous me voyez un peu perplexe, monsieur Goodman. Votre client n’est même pas informé de notre entretien et il est opposé à l’idée d’un recours en grâce. Quant à vous, vous m’avez demandé de garder le secret. Donc, que faisons-nous ici?

- Les choses peuvent évoluer, monsieur le gouverneur. Je vous rappelle que je suis venu ici bien souvent. J’ai observé des hommes faisant le compte de leurs derniers jours. Pareil calcul déclenche de curieux comportements. Tout peut changer d’un jour à (autre. En outre, comme avocat, il est de mon devoir d’épuiser toutes les possibilités, de considérer (affaire sous tous ses angles.

- Me demandez-vous une audience?

- Oui, monsieur. Une audience à huis clos.

- Quand?

- Que diriez-vous de vendredi?

- Dans deux jours, dit McAllister en jetant un coup d’oeil par la

 

fenêtre.

 

Larramore s’éclaircit la voix.

- Quels seront vos témoins?

- Bonne question. Si je connaissais leurs noms, je vous les donnerais à l’instant. Ce n’est malheureusement pas le cas. De toute façon, notre présentation sera extrêmement brève.

- Qui témoignera pour l’État? demanda McAllister à Larramore, qui en salivait d’excitation.

Goodman détourna le regard.

- Je suis certain que la famille des victimes voudra avoir son mot àdire. En général, on parle du crime. Un membre du personnel de la prison ne serait pas de trop pour qu’on sache à quelle sorte de détenu nous avons à faire. Ces audiences de recours en grâce ne sont pas très formelles.

- Je connais ce crime mieux que quiconque, dit McAllister presque pour lui-même.

- Nous nous trouvons en effet dans une curieuse situation, avoua Goodman. J’ai participé à beaucoup d’audiences de recours en grâce dans lesquelles le procureur était généralement le premier témoin à charge. À cette époque, c’était vous le procureur.

- Pourquoi tenez-vous à une audience à huis clos?

- M. le Gouverneur est depuis longtemps l’ardent défenseur de la transparence judiciaire, lança Mona Stark.

- Ce serait préférable pour tout le monde, dit Goodman comme un professeur du haut de sa chaire. Vous ne subirez dans ce cas, monsieur le gouverneur, aucune pression étant donné que la chose restera secrète, pas de conseils non sollicités. (Quant à nous, bien entendu, nous sommes en faveur d’un huis clos.

- Pourquoi? demanda McAllister.

- Eh bien, franchement, monsieur, il est préférable pour tous que le public ne voie pas Ruth Kramer parler de ses deux petits garçons.

Goodman jeta un coup d’oeil autour de lui tandis qu’il prononçait cette phrase. En fait, la véritable raison était ailleurs. Adam était persuadé que la seule manière d’amener Sam à accepter l’idée d’une audience de recours en grâce était de lui promettre qu’elle se tiendrait àhuis clos. À cette seule condition, Adam réussirait peut-être à convaincre son grand-père que McAllister ne transformerait pas cette réunion en opération publicitaire.

Goodman connaissait des douzaines de personnes qui viendraient volontiers à Jackson pour témoigner spontanément en faveur de Sam. Des religieuses, des prêtres, des pasteurs, des psychologues, des travailleurs sociaux, des écrivains, des professeurs, et deux ou trois détenus du quartier des condamnés à mort. Le docteur Swinn certifierait que Sam se trouvait dans un triste état. Il démontrerait facilement que le gouverneur du Mississippi était sur le point de tuer un légume.

- Tout bien pesé, c’est compréhensible, dit McAllister.

- Cette affaire soulève déjà beaucoup trop de passion. Regardez les médias, dit Goodman, sachant que McAllister était pris de vertiges à la pensée de figurer dans la revue à grand spectacle organisée par les journalistes. Ça ne profiterait à personne de rendre l’audience publique.

Mona Stark, partisan déclaré de l’audience publique, fronça les sourcils et écrivit quelque chose en lettres capitales dans son calepin. McAllister s’abîma dans ses pensées.

- Publique ou à huis clos, une telle audience n’a pas de raison d’être, à moins que vous et votre client n’ayez du neuf à nous offrir. Je connais cette affaire, monsieur Goodman. J’ai marché parmi les décombres. J’ai vu les cadavres. Je ne peux pas changer d’avis sans élément nouveau.

- Par exemple ?

 

.,r,*” Ali rnMnIiCe de Sam.

 

j’accepterai cette audience. Comprenez-moi bien, je ne promets pas la grâce, simplement une audience de recours en grâce. Dans tous les autres cas de figure, ce serait une perte de temps.

- Vous croyez qu’il y a un complice? demanda Goodman.

- Nous (avons toujours soupçonné. Qu’en pensez-vous?

- Pourquoi est-ce si important?

- C’est important parce que c’est moi qui décide en fin de compte, monsieur Goodman. Après le rejet des appels par les cours de justice, et plus on s’approche de la nuit fatidique, je deviens la seule personne au monde qui puisse arrêter le compteur. Si Sam mérite la peine de mort, je n’hésiterai pas à m’asseoir à quelques mètres de lui lors de (exécution. Mais s’il ne la mérite pas, je dois le gracier. Je suis un homme jeune, monsieur Goodman. Je ne tiens pas à être hanté par cette affaire le restant de ma vie. Je veux une décision équitable.

- Mais si vous croyez à (existence d’un complice, pourquoi ne pas faire en sorte que les choses en restent là ?

- Parce que je veux en être sûr. Vous qui avez été son avocat pendant de nombreuses années, pensez-vous qu’il avait un complice ?

- Oui. J’ai toujours pensé qu’ils étaient deux. Je ne sais pas qui était le chef, mais il y avait quelqu’un avec Sam.

McAllister se pencha vers Goodman et le regarda dans les yeux.

- Monsieur Goodman, si Sam me dit la vérité, alors je lui accorderai une audience à huis clos et réfléchirai à la question du recours en grâce. Je ne promets absolument rien, comprenez-moi bien, en dehors de cette audience. Sinon, il n’y a rien d’autre à ajouter concernant cette affaire.

Mona et Larramore gribouillaient plus vite que des journalistes d’assises.

- Sam soutient qu’il dit la vérité.

- Alors ne pensez plus à cette audience. Je suis un homme très occupé.

Goodman était déçu mais il garda néanmoins le sourire.

- Bien, nous allons lui en reparler. Pouvons-nous nous revoir demain?

Le gouverneur jeta un coup d’oeil à Mona qui consulta un agenda de poche et commença à secouer la tête comme pour signifier que le lendemain serait une journée très chargée.

- Pas le moindre créneau, ditelle sèchement.

- Au déjeuner?

- Vous parlez devant la convention de la National Recovery Administration.

- Appelez-moi, proposa Larramore.

- Bonne idée, dit le gouverneur en se levant et en boutonnant ses manches.

Goodman serra la main de ses trois interlocuteurs.

- -T’appellerai s’il y a quelque chose de nouveau. Quoi qu’il

adviénrne, nous demanderons une audience de recours en grâce dès que possible.

- Je la rejette, à moins que Sam ne parle, dit le gouverneur.

- S’il vous plaît, mettez votre requête par écrit, monsieur, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, demanda Larramore.

- Bien entendu.

Ils reconduisirent Goodman à la porte. McAllister s’assit dans son fauteuil directorial derrière sa table de travail. Il déboutonna de nouveau ses manches. Larramore fila dans son repaire un peu plus loin dans le couloir. Mona Stark examinait un listing.

- Combien d’appels pour Sam? demanda-t-il.

Elle passa un doigt le long d’une colonne.

- Hier, il y a eu vingt et un appels, quatorze en faveur de la chambre à gaz, cinq contre, deux indécis.

- Une nette augmentation.

- Oui, mais le journal vient de faire paraître un article sur les derniers efforts de son avocat pour sauver sa vie. On de recours en grâce.

- Que disent les sondages?

 

parle d’une audience

 

Pas de changement. Quatre-vingt-dix pour cent des Blancs de cet État sont en faveur de la peine de mort. Et à peu près la moitié des Noirs. Tout compris, cela fait autour de quatre-vingt-quatre pour cent.

- Et où en est ma cote de popularité ?

- Soixante-deux pour cent. Mais si vous graciez Sam Cayhall, je suis sûre qu’elle tomberait de plusieurs dizaines.

- Vous êtes contre cette idée ?

- Il n’y a absolument rien à gagner et beaucoup à perdre. Oublions les sondages et les chiffres. Mais si vous graciez un de ces meurtriers, vous en aurez une cinquantaine sur le dos. Avocat, grandmère, prêtre et j’en passe. De la pure folie.

- Vous avez raison. Où en est le programme des médias?

- Je (aurai dans une heure.

- J’ai besoin de le voir.

- Nagel finit de le mettre au point. De toute façon je pense que vous devriez accorder une audience de recours en grâce. Lundi, par exemple. Annoncez-la demain, et laissez la nouvelle mijoter pendant le week-end.

- Je ne veux pas d’un huis clos.

- Surtout pas. Nous voulons que Ruth Kramer pleure devant les caméras.

- Sam et ses avocats ne vont pas me dicter leurs conditions. S’ils veulent me voir, il faudra qu’ils se plient à mes volontés.

- Très juste. Mais n’oubliez pas que nous souhaitons qu’elle ait lieu. Quelle couverture de presse!

 

Goodman signa un contrat pour louer pendant un trimestre quatre téléphones sans fil. Il se servit d’une carte de crédit de Kravitz et Bane et résista habilement à (avalanche de questions du jeune vendeur. Il se rendit à la bibliothèque de State Street et trouva les références de divers annuaires. Prenant pour critère leur épaisseur, il choisit d’abord ceux des grandes villes du Mississippi. Puis il s’occupa des agglomérations plus petites. Dans la salle d’accueil, il fit de la monnaie et passa deux heures àphotocopier des pages entières.

Il travaillait gaiement. Personne n’aurait pu croire que ce petit homme soigné, avec ses cheveux gris ébouriffés et son noeud papillon, faisait partie des associés d’un des plus gros cabinets juridiques de Chicago, et qu’il avait à sa disposition des secrétaires et des juristes. Personne n’aurait pu croire qu’il gagnait plus de quatre cent mille dollars par an. Mais Garner Goodman s’en moquait éperdument. Il était heureux de remplir cette tâche. Une fois encore il essayait de sauver un malheureux d’un assassinat légal.

Il quitta la bibliothèque et roula pendant quelques centaines de mètres pour se rendre à la faculté de droit. Un certain John Bryan Glass y enseignait le droit criminel. Il avait également publié de savants articles contre la peine de mort. Goodman voulait savoir si ce professeur n’aurait pas quelques étudiants brillants, intéressés par un programme de recherches.

La malchance voulut que John Bryan Glass soit absent pour la journée, mais il donnait un cours tous les jeudis à neuf heures. Goodman jeta un coup d’oeil à la bibliothèque de (Université, puis quitta le bâtiment. Il gagne en voiture Old State Capitol Building et, pour tuer le temps, le visita de fond en comble durant une demiheure, dont un quart d’heure consacré à (exposition sur les droits civiques qui se tenait au rezde-chaussée. Il demanda à la vendeuse de la boutique où il pourrait trouver à se loger. Elle lui indiqua la Millsaps-Buie House, un kilomètre plus bas dans la rue. Goodman se retrouva bientôt devant un adorable hôtel particulier de style victorien. Il retint la dernière chambre libre. L’endroit avait été merveilleusement restauré, et décoré d’objets et de meubles anciens. Le garçon d’étage lui prépara un whisky soda avant de le conduire dans sa chambre.

- Écoutez, Adam, la plupart de ces filles n’ont pas le téléphone. Et Lee, certainement, n’irait pas se promener dans le lotissement. D’ailleurs j’ai vu les pensionnaires dont elle s’occupe. Je sais qu’elles ne lui ont pas parlé.

Adam recula d’un pas et regarda la grille.

- D’accord, mais j’ai besoin de la retrouver. Je m’inquiète vrai-

 

ment.