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Sept jours plus tôt, Adam se réveillait avec une fameuse gueule de bois. Puis il s’était rendu au tribunal du juge Slattery, à Chicago, àGreenville, à Clanton et à Parchman. Il avait rencontré le gouverneur et le procureur. Mais aucune rencontre avec son client depuis six jours.
Ras le bol avec le client. Adam se prélassa sur la terrasse jusqu’à deux heures du matin, buvant du café et suivant des yeux les bateaux sur le fleuve. Il écrasait des moustiques et s’efforçait de chasser les fantômes de son esprit.
Il se coucha, mais dormit d’un sommeil agité. Au milieu de la nuit, alors qu’il s’était assis sur le bord de son lit, la pensée lui vint que Sam pouvait trouver un autre avocat, que la peine de mort, au fond, avait un sens, notamment dans le cas de son grand-père. Il allait retourner àChicago et changer de nouveau de nom. Mais tout se dissipa aux premiers rayons du soleil passant à travers les persiennes. Aujourd’hui dimanche, il ferait la grasse matinée, avec un bon journal et un café fort. ll irait au bureau l’après-midi. Son client n’en avait plus que pour dixsept jours.
Lee avait bu une troisième bière après leur arrivée dans l’appartement, puis elle s’était couchée. Adam l’avait surveillée de près, s’attendant à la voir prendre une terrible cuite. Mais elle s’était montrée raisonnable. Il ne l’avait pas entendue remuer durant la nuit.
ll prit une douche et entra dans la cuisine. Un fond de café sirupeux l’attendait: Lee était déjà levée. Il l’appela, puis se dirigea vers sa chambre. Il jeta un coup d’oeil rapide sur la terrasse et partit à sa recherche de pièce en pièce. Elle n’était pas là.. Le journal du dimanche était posé bien en évidence sur la table basse dans la salle de séjour.
Il se fit du café frais et quelques toasts. Il s’installa dehors. Il était presque neuf heures trente. Par chance, le ciel s’était couvert et la température était un peu moins suffocante. Ce serait un bon dimanche pour travailler au bureau. Il ouvrit le journal.
Peut-être Lee était-elle allée faire une course ou s’était-elle rendue à
l’église. Ils n’en étaient pas encore à se laisser des messages sur la table pour s’informer de leurs faits et gestes.
Alors qu’il mangeait ses tranches de pain grillées et tartinées de confiture de fraise, quelque chose lui coupa brusquement l’appétit. La page des faits divers contenait un nouvel article sur Sam Cayhall, illustré par la même photographie vieille de dix ans. Un texte assez bavard récapitulait les événements survenus au cours de la semaine. Un encadré rappelait la chronologie de l’affaire. Avec un point d’interrogation des plus subtils concernant la date du 8 août. Mais le paragraphe le plus déplaisant reprenait les propos d’un professeur de droit de l’université d’Oxford, dans le Mississippi. Cet expert en droit constitutionnel avait étudié de nombreux cas de condamnations à mort. L’éminent juriste se montrait prolixe concernant Sain Cayhall. À l’en croire, ce dernier constituait une cause désespérée. Il avait étudié son dossier avec minutie et avait suivi tous les épisodes de l’affaire. Sam en était au point de nonretour. Un miracle pouvait quelquefois survenir au dernier moment parce que le condamné avait été mal défendu, lors des appels. Des experts pouvaient accomplir en pareil cas des prodiges, détecter des anomalies ayant échappé à des juristes moins affûtés. Malheureusement, l’affaire Cayhall n’entrait pas dans cette catégorie. Le prisonnier avait bénéficié d’une assistance juridique hors pair prodiguée par de grands avocats du barreau de Chicago.
Ce commentateur avisé et néanmoins joueur pariait à cinq contre un que la sentence serait bien exécutée le 8 août. Et pour quiconque se fiait à ses pronostics, il offrait en prime son portrait dans le journal.
Adam en fut brusquement accablé. Ce professeur de droit avait raison. Sam avait eu de la chance. Les avocats de Kravitz et Bane l’avaient magnifiquement défendu. Aujourd’hui, sa vie ne dépendait plus que des appels de dernière minute.
Il jeta le journal par terre, retourna dans la cuisine pour reprendre du café. La porte coulissante émit un bip. C’était le son du nouveau système de sécurité installé l’avant-veille. L’ancien fonctionnait mal et quelques clefs avaient mystérieusement disparu. Il n’y avait eu aucune trace de cambriolage et Willis ne savait jamais le nombre exact de trousseaux de clefs qu’il gardait pour chaque appartement. La police de Memphis avait jugé que la porte coulissante n’avait pas été correctement fermée. Lee Booth et son neveu ne s’en étaient guère préoccupés.
Adam, par mégarde, cassa un verre près de l’évier. Des éclats jonchaient le sol autour de ses pieds nus. Il gagna avec précaution le débarras pour y prendre un balai et une pelle à poussière. Il balaya soigneusement les morceaux et en fit un petit tas qu’il jeta dans la poubelle, sous l’évier. Quelque chose retint alors son attention. Il plongea lentement la main dans 1e sac plastique. Entre le marc de café encore chaud et les éclats de verre, il trouva une bouteille. Une bouteille de vodka vide.
Il essuya le marc de café et regarda l’étiquette. La petite poubelle était en principe vidée tous les deux jours, quelquefois même chaque
jour. Aujourd’hui, elle était à moitié pleine. La bouteille n’était pas là depuis très longtemps. Il ouvrit le réfrigérateur, espérant trouver le pack de Bières acheté la veille. Lee en avait bu deux en cours de route et une autre dans l’appartement. Rien dans le réfrigérateur, ni dans les déchets de la cuisine, de la salle de séjour, des salles de bains et des chambres àcoucher. Adam s’obstinait. Il voulait ces bouteilles. Il fouilla dans l’office, le placard à balais, l’armoire à linge, le buffet. Il inspecta minutieusement les tiroirs des commodes de sa tante. Il se donnait un peu l’impression d’être un voleur. Mais il continuait ses recherches parce qu’il avait peur.
Les bouteilles se trouvaient sous le lit, vides bien entendu, soigneusement dissimulées dans une vieille boîte à chaussures. Trois bouteilles vides de Heineken bien rangées. Un vrai paquet-cadeau. Adam s’assit par terre pour les examiner. On les avait bues récemment. Adam s’adossa au mur, les idées se bousculant dans sa tête. Lee s’était donné beaucoup de peine pour cacher les canettes, les dissimulant sous son lit. Pourquoi n’avait-elle pas été aussi soigneuse pour cacher la bouteille de vodka.? Pourquoi l’avait-elle simplement jetée dans la poubelle?
Adam se rendit compte qu’il essayait d’épouser la pensée d’un esprit rationnel au lieu de suivre la logique tortueuse d’un ivrogne. Il ferma les yeux et donna un coup de tête contre le mur. Il avait emmené sa tante dans le comté de Ford pour contempler des tombes et lui faire revivre un cauchemar. Depuis quinze jours, il n’avait eu de cesse d’élucider des secrets de famille. D’instinct il éprouvait le besoin de savoir pour quelles raisons sa famille était si étrange et si violente. Désormais, il comprenait que son désir égoïste de vouloir tout exhumer lui importait moins que l’équilibre de sa tante.
Il remit la boîte à chaussures à l’endroit où il l’avait découverte et la bouteille de vodka dans la poubelle. Il s’habilla rapidement et quitta l’immeuble. Il questionna le gardien à propos de Lee. Celui-ci vérifia sur son carnet que Mrs. Booth était partie depuis presque deux heures, àhuit heures trente précises.
À Chicago, les avocats de Kravitz et Bane avaient pour habitude de venir au bureau le dimanche. Tant d’assiduité n’était nullement partagée par ceux du cabinet de Memphis. Adam était seul dans les lieux. Il s’enferma néanmoins à clef, pour se plonger dans les arcanes juridiques.
Il avait de la peine à se concentrer. Il se faisait du souci à propos de Lee et méprisait Sam. Il lui serait difficile désormais de regarder son grand-père en face. Pourtant Sam, si frêle, si pâle, si ridé, méritait un peu de compassion. Il lui avait d’ailleurs demandé avec véhémence de laisser les affaires de famille de côté, il en avait suffisamment sur le dos en ce moment. Pourquoi faire surgir à l’esprit d’un condamné à mort ses fautes passées ?
Adam à vrai dire se montrait las de ses incursions dans la mysté-
rieuse histoire de la famille Cayhall. Il était avocat, un avocat de fraîche date, certes, mais un avocat consciencieux. Son client avait besoin de lui. Il était temps de s’occuper de la procédure et d’oublier le folklore.
À onze heures trente, il composa le numéro de téléphone de Lee. Il lui laissa un message sur le répondeur, disant où il se trouvait et la priant de le rappeler. Il téléphona de nouveau à une heure, et encore une fois àdeux heures. Aucune réponse. Il se préparait à appeler de nouveau lorsque le téléphone se mit à sonner.
Ce n’était pas la voix agréable de Lee, mais la voix sèche de l’honorable Flynn Slattery.
- Oui, monsieur Hall, le juge Slattery à l’appareil. J’ai examiné soigneusement l’affaire, et je rejette vos requêtes, donc le report de l’exécution, dit-il d’un ton presque satisfait. Pour de nombreuses raisons trop longues à vous énumérer présentement. Mon adjoint vous envoie mon jugement par fax, vous allez le recevoir d’un moment à l’autre.
- Oui, monsieur, dit Adam.
- Il vous faudra faire appel aussitôt que possible, n’est-ce pas? Je vous suggère de présenter votre requête demain matin.
- J’y travaille en ce moment, Votre Honneur, en fait c’est presque terminé.
- Parfait. Vous vous attendiez donc à ma décision.
- Oui, monsieur. J’ai commencé à travailler sur cet appel dès que j’ai quitté votre bureau mardi.
Il était tentant de lancer quelques bonnes piques à Slattery. Mais il était juge à la Cour fédérale. Adam risquait très prochainement d’avoir encore affaire à lui.
- Au revoir, monsieur Hall, dit Slattery en raccrochant.
Adam fit le tour de son bureau une douzaine de fois, puis regarda la pluie fine qui tombait sur le Mall. Il maudissait les juges fédéraux en général, et Slattery en particulier. Il revint vers son traitement de texte et fixa l’écran, attendant l’inspiration.
Dès qu’il eut fini de taper, il mit en marche l’imprimante. Puis il alla à la fenêtre et rêva d’un miracle jusqu’à la tombée de la nuit. Il traîna plusieurs heures au bureau dans le but de donner à Lee le temps de retourner dans l’appartement.
Elle ne s’y trouvait pas. Le gardien confirma qu’elle n’était pas repassée chez elle de la journée. Il n’y avait aucun message sur le répondeur en dehors du sien. Il fit réchauffer des pop-corn dans le four àmicro-ondes et regarda deux films vidéo. L’idée d’appeler Phelps Booth lui répugnait. Il frissonnait rien que d’y penser.
Il envisagea de dormir sur le sofa, dans la salle de séjour, afin d’entendre sa tante si jamais elle rentrait. Mais, après la fin du deuxième film, il gagna sa chambre pour dormir.