40

Entre le bas-côté ouest de la nationale 49 et la pelouse qui s’étendait devant les bâtiments de l’administration de Parchman, on comptait une quarantaine de mètres. C’était un terrain herbeux, plat, sur lequel couraient autrefois des rails de chemin de fer. Les abolitionnistes étaient parqués là et surveillés de près pendant les exécutions. Ils arrivaient toujours par petits groupes. Les manifestants s’asseyaient sur des chaises pliantes en brandissant des pancartes confectionnées chez eux. Ils brûlaient des cierges la nuit et entonnaient des cantiques au cours des dernières heures. Lorsque la mort était proclamée, ils continuaient àchanter, à prier, à pleurer.

Un incident était survenu juste avant l’exécution de Teddy Doyle Meeks, condamné pour le meurtre et le viol d’une enfant. La manifestation austère, presque religieuse, des opposants à la peine de mort avait été interrompue par des commandos d’étudiants venus en voiture. Ils avaient passé un bon moment à réclamer la mort du coupable. Ils buvaient de la bière en écoutant du hard rock. Ils hurlaient des slogans et chahutaient les opposants à la peine de mort. La situation s’était vite envenimée et les deux groupes en étaient venus rapidement aux insultes. Les autorités de la prison avaient dû intervenir pour rétablir l’ordre.

Le condamné suivant était Maynard Tole. Durant les jours précédant son exécution, les abolitionnistes avaient été confinés de l’autre côté de la nationale. On avait fait appel à des renforts afin que les choses se déroulent dans le calme.

Quand Adam arriva le vendredi matin, sept membres du Ku Klux Klan étaient présents, revêtus de leur tunique blanche. Trois d’entre eux s’efforçaient de mobiliser les gens en marchant sur le bas-côté de la nationale, avec des panneaux d’homme-sandwich. Les autres dressaient une grande tente bleu et blanc. Des poteaux métalliques et des cordes étaient éparpillés par terre. Deux glacières étaient posées à côté de quelques chaises de jardin. Ils avaient l’intention de camper là un bon moment.

Adam les observa en s’arrêtant devant le portail de Parchman. Pendant quelques minutes, il perdit la notion du temps. Voilà donc son héritagé, ses racines. Voilà les compagnons de son grand-père et de ses anêêtres, c’étaient peut-être les mêmes que ceux qu’on voyait dans son film.

Machinalement, Adam ouvrit la portière et descendit de voiture. Sa veste et son attaché-case étaient restés sur le siège arrière. Il commença àmarcher lentement en direction des hommes du KOE. Il s’arrêta près de leurs glacières. Leurs pancartes exigeaient la liberté de Sam Cayhall, prisonnier politique. ” Exécutez les criminels mais libérez Sam. ” Adam était mal à l’aise.

- Que voulez-vous? demanda un type enroulé dans une bannière.

Les autres s’immobilisèrent pour regarder Adam.

- je n’en sais rien, dit Adam en toute sincérité.

Trois autres types vinrent se mettre à côté du premier. Les quatre hommes s’avancèrent sur Adam. Ils portaient des robes semblables taillées dans un tissu blanc léger, avec des croix rouges et d’autres insignes brodés. ll était à peine neuf heures du matin, et ils transpiraient déjà.

- (fui êtes-vous?

- Le petitfils de Sam.

Ils s’avancèrent encore.

- Alors vous êtes de notre côté, dit l’un, soulagé.

- Non. Je ne suis pas avec vous.

- C’est vrai. Il fait partie de la bande de juifs de Chicago, dit un autre.

On commençait à s’exciter.

- Pourquoi êtes-vous ici? demanda Adam.

- Nous essayons de sauver Sam. Puisque vous êtes incapable de le faire.

- C’est à cause de vous qu’il est ici.

Un des plus jeunes, avec un visage rougeaud et des gouttes de sueur sur le front, prit la direction des opérations. Il se rapprocha d’Adam.

- Non. C’est parce qu’il est ici que nous sommes là. Je n’étais même pas né lorsque Sam a tué ces juifs. Vous ne pouvez m’accuser de quoi que ce soit. Nous sommes ici pour protester contre son exécution. On le persécute pour des raisons politiques.

- ll ne serait pas là s’il n’avait pas fait partie du KKK. Où sont vos masques? Vous ne cachez plus vos visages?

Ses interlocuteurs commençaient à donner des signes d’impatience. Ce type devant eux, malgré tout, était le petitfils de Sam Cayhall, leur idole, leur champion. C’était aussi l’avocat qui essayait de sauver un de leurs plus précieux symboles.

- Partez, dit Adam. Sam n’a pas envie que vous soyez là.

- Allez vous faire foutre l ricana le plus jeune.

- Très convaincant. Partez, d’accord? Sam aura bien plus de valeur pour vous mort que vivant. Laissez-le mourir en paix.

- Nous n’allons sûrement pas partir. Nous resterons ici jusqu’à la fin.

 

- Et que ferez-vous si Sam vous demande de partir? Accepterezvous?

- Non, ricana de nouveau le plus jeune en jetant un coup d’oeil audessus de son épaule pour avoir l’approbation des autres.

Visiblement ils étaient d’accord avec lui. Ils ne partiraient pas.

- Nous projetons de faire un vrai tapage.

- Formidable. Vous aurez sûrement votre photo dans les journaux. C’est pour ça que vous êtes ici, n’est-ce pas ? Des clowns à la parade, habillés de costumes bizarres, attirent toujours l’attention.

Des portières de voiture claquèrent quelque part derrière Adam, il se retourna et aperçut une équipe de journalistes de la télévision qui sortaient précipitamment d’une camionnette de reportage garée près de sa Saab.

- Très bien, très bien, dit-il au groupe. Souriez, les mecs. Voilà le moment que vous attendiez.

- Va te faire foutre, répéta le plus jeune.

Adam leur tourna le dos et marcha vers sa voiture. Une journaliste, un cameraman sur les talons, se précipita sur lui.

- Vous êtes bien Adam Hall? demanda-t-elle, haletante. L’avocat de Cayhall?

- Oui, dit-il sans s’arrêi.,~r.

- Pouvons-nous échanger quelques mots?

- Non. Mais ces garçons là-bas ont très envie de parler, dit-il, faisant un signe audessus de son épaule.

La journaliste marchait à son côté tandis que le cameraman se débattait avec ses objectifs et ses batteries. Adam ouvrit la portière de sa voiture, la claqua et tourna la clef de contact.

Au portail, Louise, la gardienne, lui tendit un carton avec un numéro dessus. Il le plaça sur son tableau de bord. Elle lui fit signe d’entrer.

 

Packer effectua la fouille obligatoire devant l’entrée du quartier des condamnés à mort.

- Qu’y a-t-il là-dedans? demanda-t-il en montrant la petite glacière qu’Adam tenait dans sa main gauche.

- Des esquimaux, chef. Vous en voulez un?

- Faites-moi voir.

Adam tendit la boîte à Packer qui souleva le couvercle, le temps de compter douze esquimaux disposés sous la glace pilée. Il rendit la boîte àAdam et montra du doigt la porte du bureau de devant.

- Dorénavant, vous vous rencontrerez ici, expliqua-t-il.

- Pourquoi? demanda Adam en jetant un coup d’oeil autour de lui.

La pièce contenait un bureau métallique, un téléphone, trois chaises et deux classeurs.

= Tout simplement parce que nous relâchons un peu la discipline an fur et à mesure que le jour J approche. Sam recevra ses visiteurs ici. Autant de temps qu’il le voudra.

- Touchante sollicitude.

Adam posa son attaché-case sur le bureau et décrocha le téléphone. Packer alla chercher Sam.

Dans le bureau du fonctionnaire de Jackson, une gentille personne apprit à Adam que la Cour suprême du Mississippi venait de rejeter l’appel fondé sur les troubles mentaux de son client. Adam lui demanda d’envoyer un fax de la décision à son bureau, et un autre à Lucas Mann, à Parchman. Il appela Darlene à Memphis et lui dit de télécopier le nouvel appel à la Cour fédérale du district, avec des photocopies pour la cinquième chambre et pour Mr. Richard Olander, fonctionnaire très occupé, chargé des peines capitales à la Cour suprême de Washington. Il appela ensuite Mr. Olander pour l’informer de ce qui se passait. Il apprit alors que la Cour suprême des ÉtatsUnis venait de rejeter l’appel d’Adam concernant le caractère non constitutionnel de la chambre àgaz.

Sain entra dans le bureau de devant, sans menottes, alors qu’Adam était au téléphone. Ils se serrèrent rapidement la main et Sam s’installa sur une chaise. Au lieu de prendre une cigarette, il ouvrit la glacière et en sortit un esquimau. Il le dégusta lentement en écoutant Adam parler avec Olander.

- La Cour suprême des ÉtatsUnis rejette notre requête, souffla Adam en posant une main sur le combiné.

Sam sourit bizarrement et regarda attentivement quelques enveloppes qu’il avait apportées avec lui.

- La Cour suprême du Mississippi nous déboute également, expliqua Adam à son client, tandis qu’il composait un autre numéro. On s’y attendait d’ailleurs. Nous présentons maintenant cette requête devant la Cour fédérale.

Il appela aussi la cinquième chambre pour savoir où en était son appel concernant l’insuffisance de la défense lors des procès. L’employé de La NouvelleOrléans lui apprit qu’aucune décision n’avait encore été prise ce matin. Adam raccrocha et s’assit sur le bord du bureau.

- La cinquième chambre n’a pas encore rendu son jugement sur les insuffisances de la défense, dit-il à son client qui, connaissant la loi et les procédures, l’écoutait d’une oreille experte. En gros, la journée commence mal.

- La télévision de Jackson, ce matin, a déclaré que j’avais sollicité une audience de recours en grâce auprès du gouverneur, dit Sam entre deux bouchées. C’est archifaux. Je ne suis pas d’accord.

- Du calme, Sain. C’est la routine.

- Routine, mon oeil. Je pensais que nous avions signé un accord. McAllister est même apparu à l’écran pour expliquer à quel point il lui 1 __ __ ace..— le t’avais nrévenu.

 

- McAllister doit rester le cadet de nos soucis, Sam. Cette demande d’audience est une pure formalité. Nous ne sommes pas obligés de nous y rendre.

Sam, dépité, hochait la tête. Adam (observait attentivement. Il n’était pas réellement en colère, il semblait presque indifférent à ce qu’avait entrepris son avocat. Il se montrait résigné, presque abattu. ll avait rouspété d’instinct, sans conviction. Une semaine plus tôt il se serait mis dans tous ses états.

- Ils se sont entraînés hier soir, sais-tu. Ils ont mis en route la chambre à gaz, tué un rat, quelque chose comme ça, tout a marché àmerveille. Maintenant tout le monde attend avec impatience mon exécution. Peux-tu croire ça? Ils ont fait une répétition générale, les salauds !

- Je suis désolé, Sam.

- Sais-tu ce que sentent les émanations de cyanure?

- Non.

- La cannelle. Ça flottait dans l’air hier au soir. Ces idiots n’ont même pas pris la peine de fermer les vasistas de la galerie. J’en ai respiré une bouffée.

Adam ne savait pas si c’était vrai ou faux. La chambre à gaz était aérée après (exécution, pendant plusieurs minutes, et le gaz mortel s’échappait dans (atmosphère. Bien entendu, il ne pouvait pénétrer dans les galeries. Peut-être Sam avait-il entendu des histoires à propos du gaz par (intermédiaire des gardiens. Peut-être cela faisait-il partie du folklore. Juché sur le bureau, il balançait doucement les pieds, regardant ce pauvre vieillard aux bras maigres et aux cheveux gras. C’était réellement un péché de tuer une vieille personne telle que Sam Cayhall. ll avait commis ses crimes une génération plus tôt. Il avait souffert, agonisé par avance dans une cellule de deux mètres sur trois. Quel bénéfice tirerait (État en (achevant?

- Je suis navré, Sam, dit-il avec compassion, mais il faut que nous parlions d’un certain nombre de choses.

- Y avait-il des hommes du KKK dehors ce matin? La télévision en a filmé quelques-uns hier.

- Oui. J’en ai compté sept, il y a quelques minutes. En tenue de cérémonie, mais sans les masques.

- Tu sais, j’en portais un moi aussi, dit-il, tel un ancien combattant voulant épater un gamin.

- Je sais, Sam. Et c’est parce que vous en avez porté un que vous êtes maintenant assis ici, dans le quartier des condamnés à mort avec votre avocat qui compte les heures avant qu’on vous ligote dans la chambre à gaz. Vous devriez haïr ces imbéciles qui sont dehors.

- Je ne les hais pas. Mais ils n’ont pas le droit d’être là. Ils m’ont abandonné. C’est Dogan qui m’a envoyé ici. Lorsqu’il a témoigné contre moi, il était le Grand Manitou du Mississippi. Ils ne m’ont pas donné un centime pour payer l’avocat. Ils m’ont totalement oublié.

= Mais qu’attendiez-vous donc de cette bande de voyous? De la loyauté ?

- Moi je l’ai été, loyal.

- Et regardez où vous en êtes, Sam. Vous devriez accuser publiquement le KKK et demander à ses représentants de partir, de se tenir àl’écart de votre exécution.

Sam tripota ses enveloppes, puis les posa avec soin sur une chaise.

- Je leur ai demandé de dégager, dit Adam.

 

- Quand?

- Il y a quelques minutes. Je me suis disputé avec eux. Ils se moquent éperdument de vous, Sam. Ils veulent simplement tirer parti de votre exécution. Vous êtes pour eux un martyr inespéré. Ils feront des slogans avec votre nom pour les scander en brûlant des croix. Ils organiseront des pèlerinages sur votre tombe. Ils n’ont qu’une envie, c’est que vous soyez mort, Sam. Quelle publicité pour eux!

- Tu les as affrontés? demanda Sam, avec un peu d’amusement et un certain orgueil.

- Oui. Ça n’avait rien d’héroïque. Qu’avezvous décidé à propos de Carmen ? Si elle vient, elle doit prendre des dispositions en vue de son voyage.

Sam tira sur sa cigarette, l’air pensif.

- J’aimerais bien la voir, mais tu dois lui dire à quoi je ressemble. Je ne tiens pas à la bouleverser.

- Vous êtes superbe, Sam.

- Merci beaucoup. Et pour Lee?

- Qu’avezvous décidé?

- Comment va-t-elle? Nous recevons les journaux ici. J’ai vu sa photo dans le journal de Memphis lundi dernier. Puis j’ai lu son nom àpropos d’une infraction pour conduite en état d’ivresse mardi. Elle n’est pas en prison, n’est-ce pas?

- Non. Elle est dans une clinique de désintoxication, dit Adam, comme s’il savait exactement où elle se trouvait.

- Peut-elle sortir pour venir ici?

- Y tenez-vous ?

- Je le crois. Peut-être lundi. Attendons de voir.

- Aucun problème, dit Adam, se demandant comment il allait faire pour la retrouver. Je lui en parlerai durant le week-end.

Sam tendit à Adam une des enveloppes non cachetée.

- Remets ça à l’administration. C’est la liste des visiteurs que j’accepte de recevoir jusqu’au dernier moment. Vas-y, ouvre l’enveloppe.

Adam jeta un coup d’oeil sur la liste. Il n’y avait que quatre noms. Adam, Lee, Carmen et Donnie Cayhall.

- Pas grand monde.

- Je ne veux pas que toute la tribu débarque ici. Ils ne m’ont pas

. . . _ ___r , , et ,d—; Rnn Dieu. ie n’ai

 

aucune envie qu’ils viennent traîner leurs pieds à la dernière minute pour me dire adieu. Qu’ils gardent ça pour (enterrement.

- J’ai reçu des demandes d’interview. Journaux, télévision.

- Laisse tomber.

- C’est ce que j’ai fait. Mais il y a une demande qui peut vous intéresser. Le type s’appelle Wendall Sherman, un auteur assez connu qui a publié quatre ou cinq livres. Je n’en ai lu aucun. Ses motifs sont valables. Je lui ai parlé hier au téléphone. Il veut s’asseoir devant vous pour enregistrer votre histoire. Il me semble honnête. Il m’a averti que (enregistrement pourrait prendre des heures. Il arrive de Memphis aujourd’hui par avion juste au cas où vous accepteriez.

- Pourquoi veut-il m’enregistrer?

- Pour écrire un livre sur vous.

- Une biographie romancée?

- Je ne sais pas. Il accepte de payer cinquante mille dollars immédiatement, avec en plus un pourcentage sur les ventes.

- Magnifique! Me voilà en possession de cinquante mille dollars quelques jours avant ma mort. Pour quoi faire?

- Je me contente de transmettre la proposition.

- Envoie-le au diable. Ça ne m’intéresse pas.

- Parfait.

- Je veux que tu prépares un document qui te permette d’entrer en possession de tous les droits sur l’histoire de ma vie. Lorsque je serai parti, mon Dieu, tu en feras ce que bon te semblera.

- Ce ne serait pas une mauvaise idée d’en faire l’enregistrement.

- Tu veux dire…

- Parler dans un appareil avec des petites cassettes. Je peux en avoir un pour vous. Vous restez assis là dans votre cellule, et vous racontez votre vie.

- Quel ennui! dit Sain en finissant son esquimau avant de jeter le bâton dans la corbeille à papier.

- Ça dépend sous quel angle on se place. Les choses semblent assez curieuses maintenant.

- Oui, tu as raison. Une vie terriblement morne avec une fin sensationnelle.

- À mon avis, ça pourrait faire un best-seller.

- Je vais y réfléchir.

Sam sauta brusquement sur ses pieds, en laissant ses sandales de caoutchouc sous sa chaise. Il arpenta le bureau à longues enjambées, tout en fumant.

- Cinq mètres sur quatre, grommela-t-il pour lui-même avant de recommencer ses mesures.

Adam écrivait sur son calepin, essayant d’oublier la silhouette rouge s’agitant devant le mur. Sam finalement s’arrêta et s’appuya sur un des classeurs.

- J’aimerais que tu me rendes un service, fit-il en fixant le mur de (autre côté de la pièce.

Il parlait presque à voix basse. ‘ – Je vous écoute, dit Adam.

Sam s’avança vers la chaise et prit une des enveloppes. Il la tendit àAdam et revint vers le classeur. L’enveloppe était à l’envers, de sorte qu’Adam ne pouvait voir l’adresse.

- Je veux que tu remettes ça à son destinataire, dit Sam.

- Qui est-ce ?

- Quince Lincoln.

Adam posa la lettre près de lui sur la table et regarda Sam avec attention. Celui-ci apparemment était perdu dans ses pensées. Ses yeux fixaient quelque chose d’indéfini sur le mur qui lui faisait face.

- J’ai travaillé là-dessus pendant une semaine, dit-il d’une voix cassée, mais j’y ai réfléchi pendant quarante ans.

- Qu’y a-t-il dans cette lettre? demanda Adam doucement.

- Mes excuses. Je me suis senti coupable pendant tant d’années, Adam. Joe Lincoln était un brave, un honnête homme, un bon père de famille. Je me suis mis en colère et je l’ai tué sans raison. Je savais avant de l’abattre que j’allais m’en tirer. Je me suis senti mal à cause de ça. Très mal. Il n’y a rien que je puisse faire maintenant, sauf de présenter mes excuses.

- Je suis sûr que ça signifiera quelque chose pour les Lincoln.

- Peut-être. Dans cette lettre, je leur demande de me pardonner, ce qui est je crois la manière de faire des chrétiens. Avant de mourir, j’aimerais essayer de dire à quel point je suis accablé par ce qui s’est passé.

- Avezvous une idée où je peux le trouver?

- Ça, c’est le problème. J’ai appris que les Lincoln habitent toujours le comté de Ford. Ruby, sa veuve, est probablement encore en vie. Je crains que tu sois obligé d’aller à Clanton et de poser des questions. Il y a maintenant un shérif africain là-bas, à ta place je commencerais par lui. Il doit connaître tous les Africains de la région.

- Et si je trouve Qnince ?

- Dis-lui qui tu es. Donne-lui la lettre. Dis-lui que je suis mort accablé de remords. Peux-tu faire ça?

- J’en serais heureux. Mais je ne suis pas sûr du moment où je pourrais le faire.

- Attends que je sois mort. Tu auras du temps libre une fois que les choses seront terminées.

Sam retourna vers sa chaise et prit les deux autres enveloppes. Il les tendit à Adam et commença à marcher de long en large, lentement, dans la pièce. Le nom de Ruth Kramer était tapé à la machine sur l’une des enveloppes, sans adresse. L’autre était adressée à Elliot Kramer.

- Celles-ci sont pour les Kramer. Porte-les-leur, mais seulement après l’exécution.

- Pourquoi attendre?

- Parce que mes motifs sont purs. Je ne veux pas qu’ils pensent que je le fais afin d’attirer leur sympathie pour me tirer d’affaire.

 

Adam posa les lettres pour les Kramer à côté de celle de Qnince Lincoln, trois lettres, trois cadavres. Combien de lettres encore Sam allait-il produire durant le week-end? Combien d’autres victimes allaient-elles faire leur apparition?

- Vous êtes persuadé que vous allez mourir bientôt, n’est-ce pas, Sam?

Le vieil homme s’arrêta près de la porte et réfléchit un moment.

- La chance n’est pas de notre côté, Adam. Aussi je me prépare.

- Rien n’est perdu.

- Bien sûr. Mais je me prépare au cas où ça se gâterait. J’ai fait du tort à un tas de gens, Adam, et je n’y ai pas toujours pensé. Mais quand on a rendez-vous avec la Camarde, on pense au mal qu’on a fait.

Adam prit les trois enveloppes et les regarda.

- Y en a-t-il d’autres ?

Sam fit une grimace et regarda par terre.

- C’est tout pour le moment.

 

Le journal de Jackson, le vendredi matin, publiait en première page un article sur l’audience de recours en grâce de Sam Cayhall. Il y avait une superbe photo du gouverneur, David McAllister, et une très mauvaise de Sam.

Le gouverneur étant au service du peuple, il avait fait installer àgrands frais une ligne téléphonique ouverte peu après son élection. Appelez le gouverneur. Il tient à connaître votre opinion. C’est la démocratie directe.

Malheureusement le gouverneur avait plus d’ambition que de courage. II faisait analyser les appels au jour le jour. Ce n’était pas un visionnaire, juste un opportuniste.

Goodman et Adam n’étaient pas dupes. McAllister, très préoccupé par son avenir politique, décomptait les voix sans autre scrupule. Aussi les deux avocats avaient-ils décidé de lui donner l’occasion de calculer tout son saoul.

Goodman lut l’article tôt le matin, en prenant son petit déjeuner. Àsept heures trente il téléphonait au professeur john Bryan Glass et à Hez Kerry. À huit heures, trois étudiants de Glass buvaient du café dans des gobelets en carton dans le bureau de fortune. L’intox allait commencer.

Goodman leur expliqua le projet et leur demanda le secret. Rien d’illégal. Il s’agissait simplement de manipuler l’opinion publique. Les téléphones sans fil étaient posés sur les tables à côté des pages d’annuaire photocopiées par Goodman le mercredi. Les étudiants étaient légèrement tendus. Goodman fit une démonstration de la technique à suivre. Il composa un numéro.

- La ligne ouverte du peuple, répondit une voix agréable.

- Oui. J’appelle à propos de l’article paru ce matin sur Sam Cayhall, dit Goodman lentement, en imitant de son mieux l’accent traînant du Sud.

C’était loin d’être parfait. Les étudiants s’amusaient énormément. = Quel est votre nom?

- Je m’appelle Ned Lancaster, de Biloxi dans le Mississippi, répondit Goodman en lisant ce nom sur la liste qu’il avait devant lui. J’ai voté pour le gouverneur.

- Quel est votre sentiment à propos de Sam Cayhall?

- Je ne pense pas qu’on devrait l’exécuter. C’est un vieillard qui a beaucoup souffert. J’aimerais que le gouverneur lui fasse grâce.

- Très bien. Je vais faire en sorte que le gouverneur soit au courant de votre appel.

- Merci.

Goodman fit un petit salut à l’intention de ses auditeurs.

- Pas compliqué. Allons-y.

Un étudiant blanc choisit un numéro.

- Bonjour, ici Lester Crosby, de Bude dans le Mississippi. Je vous appelle à propos de l’exécution de Sam Cayhall. Oui, madame. Mon numéro de téléphone? Le 555-90-84. Oui, c’est ça. Bude, dans le Mississippi, en bas de chez vous, dans le comté de Franklin. C’est ça. Bon, je ne pense pas que Sam Cayhall devrait être envoyé à la chambre à gaz. Je suis absolument contre ça. Je pense que le gouverneur devrait s’en mêler. Oui, madame, c’est ça. Merci.

Il sourit à Goodman qui était en train de composer un autre numéro.

L’étudiante avait un accent naturellement nasillard.

- Bonjour, est-ce le bureau du gouverneur? Bon. J’appelle à cause de l’article sur Cayhall dans le journal d’aujourd’hui. Susan Barnes. Ducatur, Mississippi. Exact. Bon, c’est un vieux bonhomme qui de toute façon va mourir dans quelques années. Quel bien cela peut-il faire àl’Etat de le tuer maintenant? Donnez un peu d’air à ce type. Quoi? Oui. Le gouverneur doit mettre fin à tout ça. J’ai voté pour lui, c’est un homme honnête. Oui. Merci à vous.

L’étudiant noir approchait de la trentaine. Il informa l’opératrice qu’il était noir, et fermement opposé aux idées défendues par Sam Cayhall et le KKK. Il était néanmoins contre l’exécution.

- Le gouverneur n’a pas le droit de déterminer qui doit vivre ou mourir, dit-il.

Et ainsi de suite. Les appels arrivaient des quatre coins de l’État. Chacun obéissait à des motivations différentes, mais tous étaient hostiles à l’exécution. Les étudiants prenaient toutes sortes d’accents, utilisaient des ficelles de romancier. Goodman jouait le rôle d’un fanatique de l’abolition qui surgissait des quatre coins du pays sous de multiples accoutrements.

Il craignait un peu que McAllister fasse vérifier les appels, mais, àson avis, les standardistes étaient trop occupées.

En effet, elles ne savaient plus où donner de la tête. À l’autre bout de la ville, John Bryan Glass annula un de ses cours et s’enferma dans

 

son bureau. Il passa un moment délicieux à appeler la ligne ouverte sous différents noms. Pas très loin de lui, Hez Kerry et un de ses avocats bombardaient le bureau du gouverneur des mêmes messages.

 

Adam se dépêcha de rentrer à Memphis. Darlene essayait, en vain, de classer une montagne de paperasses. Elle désigna du doigt une pile posée à côté de son traitement de texte.

- Le refus de la cour d’appel est sur le dessus, ensuite vient la décision de la Cour suprême du Mississippi. Tout à côté se trouve la pétition concernant l’habeas corpus qui doit être présenté à la Cour fédérale du district. J’ai déjà envoyé les fax.

Adam enleva sa veste et la posa sur une chaise. Il jeta un coup d’oeil à la rangée de messages téléphoniques roses collés aux murs.

- De qui est-ce ?

- Des journalistes, des écrivains, des charlatans, deux avocats qui offrent leurs services. Il y a aussi un message de Garner Goodman, il dit que l’intox se passe à merveille. C’est quoi l’intox ?

- Sans commentaire. Pas de nouvelles de la cinquième chambre?

- Non.

Adam poussa un soupir et se laissa tomber dans son fauteuil.

- Vous pensez déjeuner? demanda-t-elle.

- Un sandwich, s’il vous plaît. Pouvezvous travailler demain et dimanche?

- Naturellement.

- J’ai besoin que vous restiez le week-end à côté du téléphone et du fax. Navré.

- Ne vous inquiétez pas. Je vais chercher un sandwich.

Adam appela l’appartement de Lee. Sans résultat. Il appela le refuge de l’Auburn. Idem. Il appela Phelps Booth, qui était en réunion. Il appela Carmen à Berkeley et lui dit de se préparer à prendre l’avion pour Memphis, dimanche.

Il passa en revue les messages téléphoniques. Sans intérêt.

À une heure, Mona Stark s’adressa aux journalistes qui attendaient près du bureau de McAllister à l’hôtel de ville. Après avoir beaucoup réfléchi, le gouverneur avait décidé d’accorder une audience de recours en grâce lundi, à dix heures du matin. C’était une terrible responsabilité, expliqua-t-elle, que d’avoir à trancher de la vie et de la mort. Mais David McAllister agirait en son âme et conscience. Et il agirait pour le mieux.