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Bien entendu, tous les occupants du quartier des condamnés à mort connaissaient le déroulement d’une exécution. Les anciens, y compris Sam, avaient dû en supporter quatre au cours des huit dernières années. Ils en parlaient entre eux à voix basse, généralement, mais ne répugnaient pas à faire le récit des dernières heures du condamné aux nouveaux venus. Les gardiens aimaient eux aussi en parler.

Le dernier repas est pris dans le bureau de devant. On y trouve une table, quelques chaises, un téléphone, l’air conditionné. C’est dans cet espace anodin, avec des barreaux aux fenêtres, que le condamné à mort reçoit ses derniers visiteurs, et peut, s’il le désire, retrouver une dernière fois son épouse ou sa compagne. Les surveillants et les responsables patientent dans le couloir.

Le téléphone posé sur la table est le dernier appareil dont se sert l’avocat du condamné avant d’avertir celui-ci qu’aucun sursis n’a été accordé et qu’il n’y a plus d’appel possible. Il fait alors le long trajet qui le ramène à l’extrémité de la galerie A où son client attend dans une salle forte.

Celle-ci est située à huit portes de la cellule et deux portes avant la chambre à gaz. De deux mètres sur trois, elle est équipée d’une couchette, d’un lavabo et d’un w.-c. La veille de l’exécution, le condamné a quitté pour la dernière fois sa cellule pour y entrer. Ses effets personnels l’y ont suivi. C’est là qu’il attend, assis devant la télévision qui lui tend le miroir de sa tragédie. Son avocat, à l’affût des dernières informations, effectue des allées et venues entre cette cellule sinistre et le bureau de devant.

Le quartier des condamnés à mort est plongé dans la pénombre, il y règne un silence sépulcral. Les autres sont suspendus à leur poste de télévision ou se tiennent par la main à travers les barreaux pour prier.

Les vasistas sont fermés et verrouillés, le QHS est bouclé. Pourtant les prisonniers surprennent des éclats de voix et distinguent des lumières

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heures dans leurs geôles, dont tous les sens sont en éveil, ce soudain remue-ménage leur met les nerfs à vif.

À onze heures, le directeur et son équipe pénètrent dans la galerie A et s’arrêtent devant la salle forte. À ce moment-là, l’espoir d’un sursis de dernière minute s’est quasiment envolé. Le condamné, assis sur son lit, prend la main de son avocat et celle de son aumônier. Le directeur lui annonce qu’il est temps de passer dans la chambre d’isolement. La porte de la cellule s’ouvre bruyamment et le condamné s’avance dans le couloir. Les autres détenus poussent des cris d’encouragement et de consolation. Beaucoup d’entre eux sont en larmes. La chambre d’isolement n’est qu’à six mètres de la salle forte. Le condamné s’avance entre deux rangées de solides gaillards armés. Il n’y a jamais de résistance.

Le directeur le fait alors entrer dans ce local qui ne renferme qu’un lit pliant. À ce moment-là il ne résiste jamais au besoin plus ou moins inconscient de converser avec le détenu comme si ce dernier avait à s’en trouver flatté. Tout est calme en dehors de quelques bruits sourds provenant de la pièce voisine. Puis vient l’heure de la prière. Il n’y a plus que quelques minutes.

Contiguë à la chambre d’isolement se trouve la chambre à gaz. Environ quatre mètres cinquante sur trois mètres cinquante. Au centre est installée la cabine. Le directeur, l’avocat de la prison, le médecin et quelques surveillants s’activent autour. Deux téléphones muraux ont été installés en cas de sursis de dernière minute. Dans un réduit situé sur la gauche, le bourreau prépare ses mélanges. Au fond, on compte trois ouvertures vitrées de soixante-quinze centimètres sur cinquante. Elles sont masquées par des tentures noires. De l’autre côté se trouve la salle des témoins.

Vingt minutes avant minuit, le médecin entre dans la chambre d’isolement et vient poser un stéthoscope sur la poitrine du condamné. Le directeur emmène ensuite le détenu dans la chambre à gaz.

La salle est généralement remplie de monde - des gens toujours prêts à donner un coup de main pour voir mourir un homme. Ce sont eux qui vont placer le condamné dans la cabine. Ce sont eux qui vont le ligoter, verrouiller la porte et le tuer. Le protocole est relativement simple, et varie à peine d’une exécution à l’autre. Buster Moac était àdemi ligoté sur la chaise lorsque le téléphone se mit à sonner. On le reconduisit dans la chambre d’isolement où il attendit pendant six terribles heures qu’on vienne le rechercher. Jumbo Parris fut le plus malin des quatre. Toxicomane impénitent, il commença par réclamer du Valium au psychiatre, longtemps avant le jour de l’exécution. Il demanda aussi à passer ses dernières heures seul, sans avocat, sans aumônier. Lorsqu’on vint le chercher pour le conduire dans la salle forte, il était drogué à mort. Il avait, bien entendu, stocké le Valium pour l’avaler à la dernière minute. Il fallut le traîner dans la chambre d’isolement où il sombra paisiblement, puis le traîner de nouveau dans la chambre à gaz pour l’achever.

. Sam avait calculé qu’il se trouvait à environ vingt-cinq mètres de la chambre à gaz.

‘ II refaisait ce calcul le mardi matin, tout en traçant soigneusement une nouvelle croix sur son calendrier. Huit jours. Il faisait encore noir et terriblement chaud. Il avait mal dormi et passé une grande partie de la nuit assis devant son ventilateur. Le café et le petit déjeuner arriveraient dans une heure. Ce serait son trois mille quatre cent quarante-neuvième jour à Parchman. Sans compter la période passée dans la prison de Greenville durant ses deux premiers procès. Plus que huit jours.

Allongé sur son lit - ses draps trempés de sueur -, il pensait à la mort. Mourir ne l’impressionnait pas vraiment. Personne, bien sûr, ne connaissait les effets exacts du gaz. Mais la première inspiration lui ferait peut-être perdre brutalement conscience et, de toute façon, ça ne durerait pas longtemps, du moins l’espérait-il. Il avait vu sa femme diminuer à vue d’oeil et souffrir horriblement d’un cancer. Des membres de sa famille étaient devenus gâteux. Il valait beaucoup mieux partir ainsi.

- Sam, appela à voix basse J.B. Gullitt, tu es levé?

Sam s’avança jusqu’à la porte de sa cellule et s’appuya aux barreaux. Il voyait les mains et les avant-bras de son camarade.

- Oui. Je n’arrive pas à dormir.

Il alluma sa première cigarette de la journée.

- Moi non plus. Dis-moi, Sam, ça ne va pas se passer comme ça.? - Bien sûr que non.

- Tu es sérieux?

- Bien sûr que je suis sérieux. Mon avocat est en train de mettre le paquet. ll va me sortir de là.

- Alors pourquoi tu ne dors pas?

- L’idée de partir d’ici m’excite.

- As-tu parlé de mon affaire à ton petitfils?

- Pas encore. En ce moment il a trop de choses à penser. Aussitôt que je suis tiré d’affaire, nous nous pencherons

Essaie de dormir

 

sur ton cas. Calme-toi.

 

Les mains et les avant-bras de Gullitt disparurent lentement, puis Sam entendit son lit craquer. Il secoua la tête en songeant à la naïveté du gamin. Il finit sa cigarette et (écrasa dans le couloir en passant le pied à travers les barreaux. C’était interdit. Il s’en moquait, bien sûr.

Il prit avec précaution sa machine à écrire sur (étagère. Il avait des choses à dire, des lettres à écrire. Il y avait des gens dehors à qui il avait besoin de s’adresser.

 

George Nugent entra dans le quartier de haute sécurité, tel un général à cinq étoiles. Il jeta un coup d’oeil désapprobateur aux cheveux longs et aux chaussures non cirées d’un des gardiens. Un Blanc.

- Faites-vous couper les cheveux, grogna-t-il, ou je vous mets au rapport. Et faites-moi briller ces chaussures.

 

- Oui, monsieur, dit le jeune gardien en esquissant un salut.

Nugent tourna brusquement la tête et fit un petit signe à l’intention de Packer.

- Numéro six, dit Packer en poussant la porte.

- Restez ici, ordonna Nugent.

Ses talons claquaient dans la galerie. Il s’arrêta devant la six. Sam était en short. Sa peau mince et ridée luisait à cause de la sueur. ll tapait à la machine. Il jeta un coup d’oeil à l’étranger qui le fixait à travers les barreaux et se remit à son travail.

- Sam, je m’appelle George Nugent.

Sam frappa quelques touches. Il ne connaissait pas ce nom. Encore un type de l’administration.

- (,due voulez-vous? demanda-t-il sans lever la tête.

- Je voulais vous rencontrer, Sam.

- Enchanté. Maintenant, dégage.

Gullitt, à droite, et Henshaw, à gauche, s’étaient rués contre les barreaux à quelques pas de Nugent. Ils se mirent à glousser en entendant les paroles de Sam.

Nugent les foudroya du regard, puis toussota.

- Je suis un assistant du directeur général. Phillip Naifeh m’a chargé de votre exécution. Il y a un certain nombre de choses dont nous devons parler.

Sam se concentra sur sa lettre. Nugent attendait.

- Pourriez-vous, Sam, me consacrer quelques minutes de votre temps ?

- Ce serait mieux de (appeler Mr. Cayhall, lança Henshaw, venant à la rescousse. Il est nettement plus âgé que vous. C’est important pour lui.

- Où avezvous dégotté ces bottes? demanda Gullitt en fixant les pieds de Nugent.

- Vous les gars, rentrez dans vos cellules, dit Nugent d’un ton cassant. Je parle à Sam.

- Mr. Cayhall est occupé en ce moment, dit Henshaw, peut-être devriez-vous revenir plus tard. Je serais heureux de noter le rendez-vous.

- Vous êtes un juteux? lui demanda Gullitt.

Nugent restait immobile, le dos raide. Il jeta un coup d’oeil à droite er à gauche.

- Je vous ordonne d’aller au fond de vos cellules. J’ai besoin de parler à Sain.

- Nous n’avons pas d’ordre à recevoir de vous, dit Henshaw.

- Et que pouvez-vous nous faire? demanda Gullitt. Nous mettre au régime disciplinaire? Nous faire manger des racines? Nous enchaîner au mur? Allez jusqu’au bout, tuez-nous!

Sam posa sa machine à écrire sur le lit et s’approcha des barreaux. Il aspira une longue bouffée et envoya la fumée vers les narines de Nugent.

- Que voulez-vous ? demanda-t-il.

= J’ai besoin de savoir un certain nombre de choses vous concernant.

- Par exemple ?

- Avezvous fait un testament ?

- Ça ne vous regarde pas. Un testament est un acte sous seing privé, qu’on ne présente au notaire qu’après la mort de son auteur. C’est la loi.

- Quel âne! s’écria Henshaw.

- Je n’arrive vraiment pas à y croire, lança Gullit a trouvé cet imbécile ?

- Autre chose ? demanda Sam.

Nugent changea de couleur.

- Nous avons besoin de savoir ce que nous ferons de vos affaires.

- C’est dans mon testament, d’accord?

- J’espère que vous n’allez pas nous donner du fil à retordre, Sam.

- Mr. Cayhall, répéta Henshaw.

- Du fil à retordre? fit Sam. Pourquoi ça? J’ai l’intention de coopérer à fond avec l’État. Je suis un bon patriote. Je voterais et paierais mes impôts, si je pouvais. Je suis fier d’être américain, un IrlandoAméricain. Et, en ce moment même, je reste très attaché à mon cher pays, même s’il projette de me gazer. Je suis un prisonnier modèle, George. Pas de problème avec moi.

Packer s’amusait au bout de la galerie. Mais Nugent ne lâchait pas pied.

- J’ai besoin de connaître le nom des gens que vous désirez avoir comme témoins lors de l’exécution, dit-il. Vous avez le droit d’en choisir deux.

- Je n’ai pas encore renoncé, George. Attendons quelques jours, voulez-vous.

- Parfait. J’ai aussi besoin de la liste de vos visiteurs pour les prochains jours.

- Eh bien, cet après-midi, je dois voir un médecin de Chicago. Un psychiatre parce que, figurez-vous, je suis cinglé. George, vous ne pourrez pas m’exécuter parce que je suis complètement fou. Mon psychiatre aura d’ailleurs le temps de vous examiner si vous le désirez. Ça ne prendra pas longtemps.

Henshaw et Gullitt se tordaient de rire. En un instant, un incroyable vacarme gagna la galerie. Tout le monde riait aux éclats. Nugent recula d’un pas et cria à droite et à gauche: ” Silence! ” Les rires redoublèrent. Sam continuait à envoyer de la fumée à travers les barreaux. Sifflets et insultes ajoutaient au tapage.

- Je reviendrai, lança Nugent, furieux, à Sam.

- ll reviendra! hurla Henshaw, et le vacarme reprit de plus belle.

Le colonel sortit de la galerie aux cris de ” Heil Hitler “.

 

t. Où donc Naifeh

 

Le trajet en direction de Parchman, au cours de (après-midi, ne fut pas particulièrement agréable. Garner Goodman était assis à côté d’Adam qui tenait le volant. Ils discutaient stratégie et passaient en revue les appels et procédures de dernière minute. Goodman projetait de retourner à Memphis pour le week-end, mais serait de retour pour les trois derniers jours. Le psychiatre, le docteur Swinn, était un homme froid, au visage sévère, habillé de noir. Il avait une énorme tignasse en broussaille, des yeux charbonneux déformés par des verres à double foyer. Il était totalement imperméable aux charmes de la conversation. Sa présence sur le siège arrière était des plus embarrassantes. Il ne prononça pas un seul mot durant le trajet entre Memphis et Parchman. Adam et Lucas Mann s’étaient arrangés pour que (examen ait lieu dans le dispensaire remarquablement équipé de la prison. Le docteur Swinn avait informé Adam sèchement que ni Goodman ni lui ne pourraient être présents lors de la consultation médicale.

Un minibus de la prison les attendait au portail d’entrée. On emmena le docteur Swinn vers le dispensaire.

Goodman n’avait pas revu Lucas Mann depuis plusieurs années. Les deux hommes se saluèrent d’une poignée de main, en vieux amis. On quitta le bureau de Mann pour gagner un petit bâtiment. C’était un restaurant qui ressemblait à s’y méprendre à ceux du voisinage. L’endroit s’appelait < Chez soi “. On y servait des repas simples, mais pas d’alcool pour les employés et le personnel de la prison. Ce grill-room était géré par l’État.

Ils commandèrent du thé glacé et parlèrent de (évolution de la peine capitale. Goodman et Mann pensaient que les exécutions allaient se multiplier. La Cour suprême des ÉtatsUnis effectuait un virage àdroite. Elle était fatiguée des appels et des atermoiements sans fin. Il en était de même pour les cours fédérales. D’ailleurs, les jurys reflétaient de façon de plus en plus fidèle l’exaspération de la société vis-à-vis des crimes de sang. Les condamnés à mort devaient s’attendre au pire. On voulait se débarrasser de ces fauves. Les lobbies abolitionnistes voyaient fondre leur budget. De moins en moins d’avocats et de cabinets juridiques acceptaient de prendre en charge les énormes dépenses de (assistance judiciaire gratuite.

Adam en avait assez de cette conversation. Il avait lu et entendu ces propos des centaines de fois. Il s’excusa et partit à la recherche d’un taxiphone. Phelps n’était pas là, lui dit une jeune secrétaire, mais il avait laissé un message pour Adam: Aucune nouvelle de Lee. Elle devait se présenter au tribunal dans deux semaines, peut-être la reverrait-on àcette occasion.

 

Darlene tapa le rapport du docteur Swinn. Adam et Garner Goodman travaillaient sur la pétition qui devait (accompagner. Le brouillon du rapport comprenait vingt pages. C’était du sirop. Swinn se prosti—

tuait, vendait ses avis au plus offrant. Adam le détestait et tous ceux de son espèce. Le psychiatre pouvait dire blanc aujourd’hui et noir le lendemain. IL se mettait au diapason de ceux qui avaient les poches bien pleines. Mais aujourd’hui c’était pour eux qu’il exerçait ses talents. Sam était atteint de démence sénile. Ses facultés mentales s’étaient détériorées. Il ne pouvait appréhender la réalité, moins encore comprendre son exécution. Celle-ci ne servirait strictement à rien. Ce n’était pas une argumentation légale très originale. Et les conclusions n’étaient pas de celles que les cours de justice accueillent avec enthousiasme. Mais, comme Adam se le répétait chaque jour, il n’avait rien à perdre. Goodman, quant à lui, paraissait assez optimiste, à cause de l’âge de Sam. Il ne pouvait se souvenir d’aucune exécution d’un condamné ayant dépassé cinquante ans.

Ils travaillèrent, y compris Darlene, jusqu’à onze heures du soir.