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De toutes les stupides et tatillonnes réglementations imposées aux détenus dans le quartier des condamnés à mort, celle qui irritait le plus Sam était la loi des treize centimètres. Ce joyau de la bureaucratie carcérale limitait la quantité de documents juridiques qu’un prisonnier condamné à mort était autorisé à avoir dans sa cellule. En effet, ces papiers ne pouvaient dépasser treize centimètres lorsqu’ils étaient posés sur la tranche et serrés des deux côtés. Le dossier de Sam ne se distinguait guère de celui des autres détenus, et, après neuf ans de chicanes et de conflits procéduriers, il tenait dans une grande boîte en carton. Comment, bon Dieu, pouvait-on se documenter, étudier la jurisprudence et préparer sa défense en respectant la lirnitation des treize centimètres?

Aujourd’hui la pile dépassait vingt-cinq centimètres. Sans compter la mince chemise qu’il dissimulait sous son matelas. Celle-ci touchait àdes affaires récemment examinées par la Cour suprême. Hank Henshaw, son voisin, lui en gardait cinq centimètres sur son étagère. Et le dossier de J.B. Gullitt, son autre voisin, comprenait six centimètres du travail de Sam. Car ce dernier revoyait tous les documents, toutes les lettres de Henshaw et Gullitt. Henshaw avait un bon avocat payé grassement par sa famille. Mais celui de Gullitt était un imbécile qui n’avait jamais mis les pieds dans une cour d’assises.

La règle des trois livres était une autre brimade, tout aussi déconcertante. Elle impliquait qu’un condamné à mort ne pouvait posséder plus de trois livres. Sam en avait une quinzaine, six dans sa cellule, et neuf confiés en douce à sa clientèle du QHS. Sa bibliothèque ne contenait que des livres de droit sur la peine de mort.

Après un dîner composé de porc bouilli, de haricots secs et d’une tranche de pain de maïs, il lut le récit d’une affaire venue devant la neuvième chambre en Californie. Il s’agissait d’un détenu qui, quelques jours avant son exécution, envisageait sa mort avec tant de calme que ses avocats en avaient conclu qu’il devait être fou. Aussi présentèrent-ils une suite de requêtes expliquant que leur client était atteint d’une maladie

mentale bien trop grave pour qu’on puisse l’exécuter. La neuvième chambre était composée en grande partie de libéraux californiens opposés à la peine de mort. Ils sautèrent sur ce prétexte. L’exécution fut différée. Sain avait un faible pour cette affaire.

Gullitt, de sa cellule, lui souffla

- Eh, Sam, un poulet.

Sain s’avança vers ses barreaux. Transmis de main en main, un ” poulet ” était le seul moyen pour un détenu de correspondre avec les cellules éloignées. Gullitt lui tendit le billet. ll venait du Petit Prédicateur, un pauvre gamin enfermé sept grilles plus loin. Devenu prédicateur calviniste dans les campagnes à l’âge de quatorze ans, il avait été reconnu coupable du viol et du meurtre de la femme d’un diacre. Il avait vingtquatre ans maintenant et se trouvait dans le quartier des condamnés àmort depuis trois ans. Récemment, il avait opéré un retour miraculeux vers les Évangiles.

 

Cher Sam, je suis ici à genoux en train de prier. le crois réellement que Dieu va mettre son nez dans cette affaire et arrêter tout ça. Et s’il ne le faitpas, je lui demande de te faire partir rapidement, sans soufrances et sans douleur avant de te prendre près de lui. Amitiés, Randy.

 

Incroyable, se dit Sain, ils sont déjà en train de prier pour que je m’en aille rapidement, que je m’envole comme un ange. Il s’assit sur le bord de son lit pour répondre en quelques lignes.

 

Cher Randy,

Merci pour tes prières. J’en ai besoin. J’ai aussi besoin d’un de mes livres. Critique de la peine de mort par Bronstein. C’est un livre vert. Fais-le-moi parvenir. Sain.

 

Il passa le bout de papier àJ.B. puis attendit, les bras de l’autre côté des barreaux, tandis que le message circulait le long de la galerie. ll était presque huit heures du soir et la chaleur restait oppressante. Heureusement, la nuit commençait à tomber. La température descendrait alors en dessous de trente degrés et, grâce aux ventilateurs bourdonnant au loin, l’air de la cellule deviendrait respirable.

Sain avait reçu plusieurs messages de sympathie au cours de la journée. De pauvres offres de service. Depuis deux jours, le QHS était devenu un havre de tranquillité.

- J’ai un nouvel avocat, dit Sam doucement en s’appuyant sur ses coudes, ses mains sortant des barreaux.

Il n’était vêtu que d’un short. Il voyait les avant-bras de Gullitt mais pas son visage. C’était cruel de vivre pendant des années à côté de quelqu’un, d’avoir avec lui de longues conversations sur la vie et la mort et de n’apercevoir que ses mains.

- C’est bien, Sam. Je suis content pour toi.

 

- Ouais. Un petit malin, je pense.

- Qui est-ce ?

Gullitt avait les mains serrées l’une contre l’autre. Elles ne bougeaient pas.

- Mon petitfils, chuchota Sam afin que seul Gullitt puisse l’entendre.

C’était quelqu’un qui savait garder un secret.

Les doigts de Gullitt s’agitèrent légèrement alors qu’il réfléchissait àce qu’il venait d’entendre.

- Ton petitfils?

- Oui. De Chicago. Un gros cabinet. Il pense qu’on peut s’en tirer.

- Tu ne m’avais jamais parlé d’un petitfils.

- Je ne l’ai pas vu pendant vingt ans. Apparu hier. Il m’a dit qu’il était avocat et voulait s’occuper de mon affaire.

- Que faisait-il ces dix dernières années?

- Il grandissait, j’imagine. C’est juste un gosse. Vingtsix ans.

- Tu vas laisser un gosse de vingtsix ans s’occuper de ton affaire?

Cette remarque le froissa.

- Franchement je n’ai guère le choix en ce moment.

- Bon Dieu, Sam, tu connais certainement le droit beaucoup mieux que lui.

- Sans doute. Mais c’est bon d’avoir un vrai avocat qui va taper pour moi des appels et des requêtes sur un vrai traitement de texte et les faire parvenir devant les cours compétentes. Ça sera agréable d’avoir quelqu’un qui peut se rendre au Palais et discuter avec les juges, quelqu’un qui peut se battre contre l’État du Mississippi à égalité.

Cette réponse parut satisfaire Gullitt. Il demeura silencieux plusieurs minutes. Ses mains, un moment immobiles, recommencèrent às’agiter. Il se frotta les doigts, signe que quelque chose le tracassait. Sain attendait.

- Tu vois, Sam, il y a un truc qui me préoccupe. Ça m’a turlupiné toute la journée.

- Quoi?

- Eh bien, depuis trois ans que tu es là, juste à côté de moi, et moi à côté de toi, qu’on est les meilleurs copains du monde, que tu es la seule personne en qui j’aie confiance. Eh bien… Comment je réagirais s’ils te font sortir dans le couloir pour t’emmener dans la chambre à gaz? Tu comprends, tu as toujours été là pour regarder mes trucs juridiques, des trucs auxquels je ne comprends rien, et tu m’as toujours donné de bons conseils, montré ce que je devais faire. Mon avocat ne vaut rien. ll ne vient jamais me voir, ne m’écrit jamais. Je ne sais vraiment pas ce qu’il fabrique. Je ne sais pas si je suis ici encore pour un an ou pour cinq ans et ça, vois-tu, ça me rend dingue. Si tu n’avais pas été là, sûr que je serais devenu cinglé. Alors, que va-t-il se passer si tu ne t’en sors pas ?

Maintenant, ses doigts tressautaient. Gullitt se montrait de plus en plus nerveux. II s’interrompit et ses mains se calmèrent.

Sain alluma une cigarette et en offrit une à Gullitt. Il n’y avait qu’avec lui qu’il les partageait. Hank Henshaw, à sa gauche, ne fumait pas. “l ‘restèrent un moment silencieux, chacun soufflant un nuage de fumée qui gagnait lentement la rangée de vasistas du couloir.

- Je ne vais pas partir comme ça, J.B. Mon avocat m’a certifié que rien n’était perdu.

- Et tu le crois ?

- Pourquoi pas? Je te l’ai dit: c’est un petit malin.

- Mon vieux, ça doit être bizarre d’avoir son petitfils comme avocat. Je n’arrive pas à l’imaginer.

Gullitt avait trente et un ans, il était marié, sans enfant. Il se plaignait souvent des amants de sa femme. C’était une mégère femme qui ne lui avait jamais rendu visite. Un jour, elle lui avait envoyé une courte lettre pour lui annoncer une bonne nouvelle : elle était enceinte. Gullitt avait fait la tête pendant deux jours avant d’admettre qu’il l’avait toujours trompée et battue. Elle lui avait écrit un mois plus tard pour s’excuser. Une amie lui avait prêté de l’argent pour se faire avorter. Elle ne souhaitait plus divorcer. Rien n’aurait pu rendre Gullitt plus heureux.

- Sûr, c’est étrange, dit Sam. Il n’a rien à voir avec moi. Il ressemble à sa mère.

- Donc, le jeunot s’est pointé pour te dire qu’il était ton petitfils?

- Non. Pas tout de suite. Nous avons parlé un bon bout de temps et sa voix me paraissait familière. Sa voix ressemblait à celle de son père.

- Son père est ton fils, c’est ça?

- Ouais. Il est mort.

- Ton fils est mort?

- Oui.

Le manuel juridique arriva enfin, envoyé par le Petit Prédicateur avec un autre mot au sujet d’un rêve magnifique qu’il avait fait deux nuits auparavant. Il venait d’avoir la révélation qu’il avait le don d’interpréter les rêves. Il était impatient d’en faire profiter Sam. Ce rêve commençait juste à prendre un sens, mais, lorsqu’il en aurait ajusté tous les fragments, il le déchiffrerait en entier, et pour Sam ça ne pouvait être qu’un bon présage, il le sentait.

Au moins, le Petit Prédicateur s’était arrêté de chanter, se dit Sam tandis qu’il finissait de lire le message. Ce gamin avait également chanté des negro spirituals dans les chorales. Chaque fois que l’inspiration lui venait, il fallait qu’il donne la sérénade à toute la galerie, et àtoute heure du jour ou de la nuit. Packer intervenait alors en personne pour faire cesser le vacarme. Sain avait même menacé d’agir légalement afin d’accélérer l’exécution du gamin si les braillements n’arrêtaient pas. Il s’était excusé plus tard de ce mouvement d’humeur sadique. Le pauvre gamin avait simplement l’esprit dérangé. Si Sam vivait suffisamment longtemps, il projetait de lui venir en aide en

 

misant sur cet état de démence, comme l’avaient fait les avocats en Californie.

Il s’allongea sur son lit et commença à lire. Le ventilateur agitait les pages en déplaçant un air épais. Au bout de quelques minutes, les draps étaient déjà trempés. Il dormit dans cette humidité jusqu’au petit matin, le seul moment où le quartier des condamnés à mort était relativement frais et la literie presque sèche.

- Le refuge de l’Auburn est un organisme sans but lucratif qui emploie des volontaires. Nous nous occupons des jeunes mères en détresse.

- Déprimant?

- Ça, question de point de vue. Bienvenue dans mon bureau, dit Lee.

Des affiches criardes recouvraient les cloisons. L’une montrait des bébés et ce qu’ils devaient manger. Une autre dressait la liste des maladies les plus fréquentes des nouveau-nés. Une autre vantait l’utilité du préservatif. Adam s’assit, l’air perplexe.

- Toutes nos gamines viennent de cités déglinguées. Personne ne leur a appris à s’occuper de leur enfant. Aucune n’est mariée. Elles vivent chez leur mère, leur tante ou leur grand-mère. Le refuge de l’Auburn a été fondé par des religieuses, il y a une vingtaine d’années, pour apprendre à ces petites comment garder leur bébé en bonne santé.

Adam fit un signe de tête en direction de l’affiche avec le préservatif

- Et aussi la manière de ne pas en avoir.

- En effet. Nous ne sommes pas un bureau de planning familial et nous ne voulons pas en être un, mais ça ne fait de mal à personne de parler du contrôle des naissances.

- Vous devriez peut-être faire plus que d’en parler.

- Sans doute. Soixante pour cent des bébés nés l’année dernière dans ce quartier ont été conçus hors mariage. Leur nombre augmente chaque année. Tous les ans, on enregistre davantage de cas d’enfants battus et abandonnés.

- Qui finance?

- Des fonds privés. Nous passons la moitié de notre temps àessayer de trouver de l’argent. Nous tournons avec un budget extrêmement réduit.

- Combien êtes-vous?

- Une douzaine de femmes. Certaines viennent quelques aprèsmidi par semaine et quelques samedis. J’ai de la chance. Je peux me permettre de travailler ici à plein temps.

- Combien d’heures par semaine?

- (Qui s’en soucie? J’arrive ici vers dix heures et je pars après la tombée de la nuit.

- Tu es bénévole ?

- Oui. Vous les avocats, vous appelez ça, je crois, de l’assistance judiciaire gratuite.

- Ce n’est pas la même chose. Nous faisons ce travail pour justifier l’argent que nous gagnons, c’est notre petite contribution à la société. Rien à voir.

- Je trouve cette activité gratifiante.

- Et tu ne gagnes pas un centime ?

- Phelps a beaucoup d’argent, Adam. En fait j’en reverse une