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Clyde Packer se servit un café bien fort dans une grande tasse à son nom. La paperasserie de la matinée l’attendait. Il travaillait dans le quartier des condamnés à mort depuis vingt et un ans dont sept comme premier surveillant. Pendant huit heures, il serait l’un des quatre hommes responsables de quatorze condamnés à mort, de deux gardiens et de deux prisonniers modèles. Les papiers en ordre, il regarda le tableau. Dempsey manquait de médicaments et souhaitait voir le médecin. Ils veulent toujours voir le médecin. Il but son café puis quitta le bureau pour son inspection matinale.
Le Q,HS n’est pas un lieu de travail désagréable. En général, les prisonniers du quartier des condamnés à mort se tiennent tranquilles et se conduisent bien. Ils passent vingttrois heures par jour isolés dans leur cellule. De ce côté-là, pas de mutinerie à craindre. Ils dorment seize heures par jour et ont droit à une heure de promenade quotidienne, ce qu’ils appellent la ” récré “. Chacun d’eux a sa télévision, sa radio ou même les deux. Après le petit déjeuner, les quatre galeries se mettent àvivre. Bruits de musique, d’émissions, des feuilletons et des conversations tranquilles à travers les barreaux. Les prisonniers ne voient pas leur voisin, mais peuvent communiquer avec lui. De temps à autre, des disputes surviennent à propos d’une musique trop forte. Petites querelles vite apaisées par les surveillants. Les détenus ont certains droits et quelques faveurs. La suppression d’un poste de télévision ou de radio est une sanction très durement ressentie.
Une curieuse camaraderie existe dans cette population de pervers et de criminels endurcis. Ici, peu importent le passé et le casier judiciaire. Idem pour la couleur de la peau. Dans ce pavillon carcéral, on juge un homme à sa façon de résister à l’enfermement.
La mort de l’un d’entre eux peut signifier la mort de tous. Le bouche à oreille avait fait courir la nouvelle de la prochaine exécution de Sam. La veille, à l’heure des informations de midi, le QHS était particulièrement tranquille. Les prisonniers n’avaient plus qu’une obsession
parler à leur avocat, et réétudier attentivement leur dossier.
Packer franchit une lourde porte, et marcha d’un pas nonchalant dans la galerie A. Quatorze cellules de trois mètres sur deux y donnaient. Toutes semblables. Chacune d’elles fermée par des barreaux. Àaucun moment le prisonnier n’échappe aux regards des matons, qu’il dorme, lise, ou se soulage dans les toilettes.
Les détenus étaient encore couchés. La galerie était dans la pénombre. Un prisonnier modèle réveillait les condamnés à cinq heures du matin, parfois assez brutalement. C’était pour eux le retour à la réalité, à l’attente insupportable. Tout se passait au ralenti, jour après jour, sous un soleil implacable, dans une chaleur étouffante. Un petit coin d’enfer. Mais tout pouvait aussi s’accélérer dans les esprits, comme la veille. Il suffisait que des juges rejettent un appel, un sursis, et fixent la date d’une exécution.
Au QHHS, tout va pour le mieux tant que la routine est respectée et l’emploi du temps immuable. Le manuel contient une foule de règles, mais des règles justes et simples. Chacun les connaît. Alors qu’une exécution procède d’autres lois; cette procédure extraordinaire arrache le quartier des condamnés à mort à sa somnolence. Packer avait un grand respect pour Phillip Naifeh, mais pourquoi lui fallait-il tout chambouler avant et après chaque exécution. Car tout devait s’opérer légalement, constitutionnellement, humainement. Aucune exécution ne ressemblait à une autre.
Packer détestait les exécutions. Croyant, il admettait la peine de mort car, quand Dieu dit < oeil pour oeil “, il le pense vraiment. Mais Packer aurait préféré que d’autres s’en chargent, ailleurs. Heureusement, il y en avait eu trop peu dans le Mississippi pour lui compliquer la tâche. Il en avait vu quinze en vingt et un ans, et seulement quatre depuis 1982.
Le soleil commençait à filtrer par les vasistas du couloir. Cette journée serait suffocante. Elle serait aussi très calme. Moins de réclamations à propos de la nourriture, moins de demandes pour voir le médecin. Packer sourit intérieurement tandis qu’il cherchait une tête sous les draps. Aucun doute, la journée serait tout ce qu’il y a de paisible.
Durant les premiers mois du séjour de Sam dans le quartier des condamnés à mort, Packer ne s’était pas intéressé à lui. Le règlement interdisait tout contact avec les détenus en dehors des besoins du service et Sam était quelqu’un qu’on pouvait facilement ignorer. C’était un membre du KKK. Quelqu’un qui haïssait les Noirs. Au début, il était amer et renfrogné. Avec le temps, les deux hommes étaient arrivés à un niveau de communication satisfaisant. Quelques bribes de phrases et quelques grognements. Après neuf ans et demi de rencontres quotidiennes, Sam pouvait parfois adresser une sorte de sourire à Packer.
Pour ce dernier, il existait deux sortes de tueurs dans le quartier des condamnés à mort: les assassins de sang-froid qui récidiveraient à la première occasion et ceux qui avaient commis une erreur et ne penseraient plus jamais à répandre le sang. Ceux du premier groupe devaient
être exécutés rapidement, ceux du second mettaient Packer dans l’embarras. Les tuer n’avait aucun sens. Sam était l’exemple type du deuxième groupe. On pouvait le renvoyer chez lui où il mourrait bientôt sans l’aide de personne. Non, décidément, Packer ne voulait pas la mort de Sam Cayhall.
Cette galerie était la plus proche de l’isoloir contigu à la chambre àgaz. Sam s’en trouvait à moins de trente mètres, dans la cellule 6.
Le prisonnier était assis sur le bord de son lit. Packer s’arrêta, s’avança vers les barreaux.
- Bonjour, Sam, dit-il doucement.
- B’jour, répondit Sam en plissant les yeux en direction de Packer.
Il se leva et vint contre la grille. Il portait un teeshirt blanc et un short flottant, tenue habituelle dans cette fournaise.
- ll va faire chaud aujourd’hui, dit Packer.
Phrase rituelle.
- Attendez voir le mois d’août, répondit Sam.
Réplique obligée.
- Ça va? demanda Packer.
- Mieux que jamais.
- Votre avocat revient aujourd’hui.
- Oui. C’est ce qu’il a dit. Il semble que j’aie besoin d’un tas d’avocats, hein, Packer ?
- Sûr, si on voit les choses comme ça. À tout à l’heure, Sam, dit-il en s’éloignant.
Tous ses prisonniers étaient là. Il sortit. La porte cliqueta derrière
À (intérieur de la cellule, (unique source de lumière se trouvait audessus du lavabo en acier inoxydable - matériau incassable : pas de morceaux qui puissent servir d’arme ou de tranchant pour se suicider. Sam alluma sa lampe et se brossa les dents. Il était presque cinq heures trente. Il avait passé une mauvaise nuit.
Il alluma une cigarette et reprit place au bord du lit. Il regarda ses pieds et le sol de ciment peint qui retenait la chaleur en été et le froid en hiver. Sa seule paire de chaussures, des chaussons en caoutchouc pour la douche, qu’il détestait, traînait sous le sommier. Il avait aussi des chaussettes de laine qu’il enfilait en hiver pour dormir. Le reste de ses biens comprenait un poste de télévision noir et blanc, une radio, une machine à écrire, six teeshirts avec des trous, cinq shorts blancs, une brosse àdents, un peigne, une pince à ongles, un ventilateur orientable et un calendrier mural. Une collection de livres de droit qu’il avait mémorisés au cours des années constituait son seul trésor. Ils étaient placés en ordre sur la petite étagère en bois blanc accrochée au mur, en face de sa couchette. Par terre, dans une boîte en carton, entre (étagère et la grille, étaient rassemblés de gros dossiers, le compte rendu juridique et chronologique de l’affaire État du Mississippi contre Sam Cayhall. Il les connaissait, eux aussi, par coeur.
‘ L’état de ses finances n’appelait pas de longs calculs. La pauvreté l’avait gêné au début mais ce genre de souci l’avait quitté depuis longtemps. Une tradition familiale voulait que son arrièregrand-père ait été un homme riche avec des terres et des esclaves, mais aucun de ses successeurs n’avait jamais possédé la moindre fortune. Il arrivait que des condamnés transpirent à rédiger leur testament comme si leurs héritiers allaient s’écharper pour un vieux poste de télévision et des magazines pornos. Sain songeait aussi à rédiger ses dernières volontés. Il laisserait ses chaussettes de laine et ses sous-vêtements sales à l’État du Mississippi ou peut-être à une association antiraciste.
À sa droite, il avait pour voisin J.B. Gullitt, un garçon illettré qui avait violé et tué une étudiante. Trois ans plus tôt, Gullitt était arrivé àquelques jours de son exécution. Sain avait alors formulé pour lui une habile requête auprès de la cinquième chambre. Plusieurs points prêtaient à discussion et ce prisonnier n’avait pas d’avocat. Un sursis avait été immédiatement accordé. Gullitt était devenu un ami pour la vie.
À sa gauche se trouvait Hank Henshaw, un caïd célèbre. Hank et sa bande avaient attaqué une nuit un camion routier dans le seul but d’en voler la cargaison. Le chauffeur avait sorti une arme. Il était mort au cours de la fusillade. La famille de Hank lui payait de bons avocats, de quoi lui garantir une confortable espérance de vie.
Sain jeta sa cigarette dans la cuvette des w.-c. et s’allongea sur le lit. La veille de l’attentat contre les Kramer, il s’était arrêté chez Eddie àClanton. Il avait apporté des épinards frais de son jardin et avait joué dehors quelques minutes avec le petit Alan, le futur Adam. On était en avril, il faisait chaud et son petitfils était pieds nus. Il se souvenait de ses petits pieds potelés avec du sparadrap sur l’un des orteils. Alan lui avait expliqué avec orgueil qu’il s’était coupé sur un caillou. Cet enfant aimait le sparadrap et il en avait toujours un morceau sur le doigt ou sur les genoux. Evelyn avait pris les épinards en hochant la tête tandis que son gamin montrait fièrement à son grand-père une boite remplie de sparadraps de toutes tailles.
C’était la dernière fois que Sam avait vu Alan. L’attentat avait eu lieu le lendemain et il avait passé les dix mois suivants en prison.
On entendit un bruit de voix à l’autre bout de la galerie. Puis une chasse d’eau et une radio. Le quartier des condamnés à mort se réveillait sans entrain. Sain peigna ses cheveux gras, alluma une autre Montclair et examina le calendrier sur le mur. On était le 12 juillet. Il lui restait vingtsept jours à vivre.
Gullitt ouvrit son poste de télévision. Après les nouvelles locales -au menu du jour: vols, meurtres, accidents de la route -, le speaker annonça un événement important: une exécution allait avoir lieu àParchman. La cinquième chambre avait annulé le sursis de Sam Cayhall, le plus tristement célèbre pensionnaire de cet établissement. La date
était fixée au 8 août. L’administration considérait cette décision irrévocable. L’exécution aurait bien lieu.
Sain alluma son récepteur. Il entendit le procureur annoncer qu’après toutes ces années de sursis justice serait enfin faite. Un visage flou et éructant apparut ensuite sur l’écran. Puis Roxburgh, mêlant sourires et grimaces, expliqua de quelle manière Mr. Cayhall serait mené dans la chambre à gaz. L’image revint sur le présentateur, un garçon avec un duvet blond en guise de moustache. Il rappela le crime de Sain Cayhall, avec des mots d’une extrême violence. En arrière-plan, on voyait la silhouette caricaturale d’un membre du KKK coiffé de sa capuche et cagoulé. Un revolver, une croix en feu et les lettres KKK concluaient le reportage. Le blanc-bec mentionna de nouveau la date du 8 août comme si les téléspectateurs devaient la noter sur leur agenda afin de prendre une journée de congé.
Sain arrêta la télévision et s’avança vers les barreaux.
- Tu as entendu, Sam? demanda Gullitt dans la cellule voisine.
- Oui.
- Ça commence à devenir dingue, vieux.
- Oui.
- Prends la chose du bon côté.
- C’est-à-dire ?
- Tu n’as plus que quatre semaines à croupir ici.
Gullitt gloussa en lançant sa plaisanterie, mais son rire s’étrangla. Sain sortit quelques feuilles de son dossier et s’assit au bord du lit. Pas de chaise dans la cellule. Il relut le contrat d’Adam. Deux pages dont une et demie de jargon juridique. Dans les marges, Sam avait porté des remarques extrêmement précises. Il avait aussi ajouté quelques paragraphes au dos des feuilles. Une cigarette dans la main droite, il relut le document. Puis il relut encore et encore.
Finalement, il prit sa machine à écrire, la cala sur ses genoux et commença à taper.
À six heures dix, les portes nord de la galerie cliquetèrent et s’ouvrirent. Deux gardiens pénétrèrent dans le couloir. L’un poussait un chariot avec quatorze plateaux parfaitement emboités les uns dans les autres. Les hommes s’arrêtèrent devant la cellule numéro 1 et glissèrent un plateau métallique à travers l’étroite ouverture ménagée dans la grille. L’occupant de la cellule numéro 1, un Cubain maigre à faire peur, attendait devant les barreaux, torse nu, en slip. Il s’empara du plateau comme un réfugié famélique et le porta sans un mot sur son lit.
Les deux gardiens gagnèrent la cellule voisine où un autre prisonnier attendait. Ils étaient toujours là à attendre, debout, près de la grille, pareils à des chiens mendiant leur pitance.
- Vous avez onze minutes de retard, dit le prisonnier d’un ton égal en prenant la nourriture.
Z.es matons ne lui jetèrent pas même un regard.
- Fais-nous un procès, dit l’un.
- J’ai des droits.
- Tes droits nous font chier.
- Ne me parle pas comme ça. Sinon je te poursuis pour insulte.
Les matons poussèrent le chariot vers la cellule voisine. Ces amabilités faisaient partie du rituel.
Sam n’attendait pas devant la grille. Il transpirait sur son texte.
- J’étais sûr de te trouver en train de taper, dit l’un des surveillants.
Sam posa la machine à écrire sur son lit.
- Des lettres d’amour,,dit-il en se levant.
- Ça ou autre chose, Sam, tu ferais mieux de te dépêcher. Le cuisinier compose déjà ton dernier menu.
- Je veux une pizza au micro-ondes. Même ça, il en fera du char-
bon.
Va.lium.
Sam s’empara du plateau.
- À toi de choisir, Sam. Le dernier type voulait des huîtres et des crevettes. Tu imagines? Des huîtres et des crevettes!
- On lui a donné?
- Non. Le moment venu il n’avait plus d’appétit. On fa bourré de
-Pas une mauvaise façon de partir.
- Bouclez-la, hurla Gullitt.
Les gardiens poussèrent le chariot de quelques mètres dans la galerie et s’arrêtèrent devant J.B. qui tenait les barreaux à pleines mains. Les deux hommes restèrent à distance.
- Nerveux, ce matin? demanda l’un.
- Pourquoi, bande de vaches, vous ne pouvez pas nous servir en silence? Vous pensez qu’on a envie de commencer la journée en écoutant vos conneries. Passez-moi la bouffe, les mecs, et fermez-la.
- Désolés, J.B. On pensait que tu te sentais seul.
-Erreur, dit J.B. en prenant son plateau.
- Quel râleur, ce matin! dit le maton en s’éloignant avant d’aller titiller le client suivant.
Sam posa son plateau sur le lit. Ce n’était pas fréquent d’avoir des neufs brouillés et du jambon. Il mettrait de côté les toasts et la confiture pour les manger durant la matinée. Il boirait son café à petites gorgées, se rationnant jusqu’à dix heures, l’heure de la promenade et du soleil.
Il remit la machine à écrire en équilibre sur ses genoux et recommença à taper.