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Comme Adam passait en voiture devant le poste de garde de (entrée principale, la gardienne lui adressa un petit salut amical. Adam lui rendit son geste et ralentit tout en actionnant la manette d’ouverture du coffre arrière. Au sortir de la prison, les visiteurs n’avaient pas à exhiber leurs papiers, mais on s’assurait qu’aucun détenu n’avait trouvé às’enfuir comme passager clandestin. Le jeune avocat en était à sa cinquième visite en deux semaines. Le Q,HS promettait de devenir son deuxième domicile dans les seize jours à venir. Charmante perspective.

Il prit la route vers le sud, à l’opposé de Memphis. Adam n’avait pas envie de se retrouver ce soir en présence de Lee. Il se sentait en partie responsable de sa nouvelle rechute, mais sa tante, de son propre aveu, avait choisi d’assumer sa vie d’alcoolique. Et rien ne pouvait (empêcher de boire quand elle y était décidée. Il la verrait demain. Aujourd’hui, il avait besoin de prendre l’air.

On était au milieu de (après-midi et la route vibrait sous la chaleur. Les champs étaient sec, poussiéreux. Les travaux agricoles s’effectuaient au ralenti. La circulation s’écoulait paresseusement. Adam s’arrêta sur le bas-côté et releva la capote. ll roula ensuite vers Greenville. Il avait une visite à faire, une visite assez désagréable, mais à laquelle il se sentait tenu. Il espérait avoir assez de courage pour s’en acquitter.

D arriva à Greenville peu avant cinq heures. Il tourna dans le centre-ville, passa à deux reprises devant le parc Kramer, aperçut la synagogue. Il se gara au bout de Main Street, à côté de la digue protégeant la, ville. Il resserra son noeud de cravate et fit environ deux cents mètres dans Washington Street avant de tomber sur un vieil immeuble en brique portant (enseigne du magasin de gros des Kramer. Il franchit de lourdes portes vitrées. Les lattes du parquet grinçaient sous ses pas. La partie du bâtiment donnant sur la rue abritait toujours un comptoir de vente au détail au mobilier désuet. Des vitrines montaient jusqu’au plafond. Des boîtes et des paquets d’alimentation d’un autre âge y étaient exposés. On avait également gardé la vieille caisse enregistreuse.

Toutefois, ce musée faisait rapidement place à une maison de commerce des plus modernes. L’arrière de l’énorme bâtisse avait été rénové. Un milr vitré séparait ces nouveaux locaux du hall d’entrée. Un large couloir recouvert de moquette conduisait aux bureaux. Au-delà se trouvait l’entrepôt.

Adam examinait avec curiosité les objets anciens. Un jeune homme en jean s’avança vers lui.

- Puis-je faire quelque chose pour vous ?

Adam sourit bien qu’il éprouvât à cet instant une grande tension nerveuse.

- J’aimerais voir Mr. Elliot Kramer.

- Êtes-vous représentant?

- Non.

- Acheteur ?

- Non.

Le jeune homme tenait un crayon à la main.

- Alors puis-je vous demander de quoi il s’agit?

- J’ai besoin de voir Mr. Elliot Kramer. Est-il ici?

- ll passe la plupart de son temps dans notre entrepôt principal.

Adam s’avança de trois pas vers son interlocuteur et lui tendit sa carte de visite.

- Je m’appelle Adam Hall, je suis avocat à Chicago. J’ai réellement besoin de voir Mr. Kramer.

I.e jeune homme prit la carte, l’examina quelques secondes puis jeta un coup d’oeil soupçonneux à Adam.

- Attendez ici une minute, dit-il en s’éloignant.

Adam se pencha sur le comptoir pour admirer la caisse enregistreuse. Un ancêtre des Kramer descendu d’un bateau à aubes avait décidé de faire de Greenville sa résidence. Il avait ouvert un petit magasin de nouveautés. Et, de fil en aiguille, avait fait fortune. À chacun des procès de Sam, la famille Kramer avait été décrite comme très aisée.

Après vingt minutes d’attente, Adam, soulagé, se préparait à partir. Il avait fait ce qu’il considérait être son devoir. Si Mr. Kramer ne voulait pas le rencontrer, il n’y pouvait rien.

Il entendit un bruit de pas sur le parquet et se retourna. Un homme âgé tenait sa carte de visite à la main. Grand et mince, il avait des cheveux gris ondulés, des yeux brun foncé aux cernes profonds, un visage émacié, autoritaire. Il aborda Adam les sourcils froncés.

Un court instant, Adam regretta de n’être pas parti cinq minutes plus tôt.

- Bonjour, dit-il, voyant que le vieil homme n’allait pas parler. Monsieur Elliot Kramer ?

Mr. Kramer fit un petit signe affirmatif. Cette simple question l’avait raidi.

- Je m’appelle Adam Hall. Je suis avocat à Chicago. Sam Cayhall est mon grand-père. C’est moi qui le défends.

 

Mr. Kramer l’avait déjà deviné.

- J’aimerais vous parler.

- Me parler de quoi? dit Mr. Kramer d’une voix sourde.

- De Sam.

- Qu’il pourrisse en enfer! lança-t-il comme s’il était déjà certain du sort qui attendait cet homme.

Ses yeux étaient d’un brun si foncé qu’ils paraissaient presque noirs. Adam fixa le sol pour éviter ce regard.

- Je comprends ce que vous ressentez. Je pense que c’est normal, mais je voudrais simplement vous parler quelques minutes.

- Est-ce que Sam vous a demandé de me transmettre ses regrets? demanda Mr. Kramer.

Quu’il appelât son grand-père simplement Sam parut à Adam assez bizarre. Pas Mr. Cayhall, pas Cayhall, simplement Sam, comme si les deux hommes s’étaient autrefois disputés et que l’heure de la réconciliation avait sonné. Que Sam formule des excuses et tout serait en ordre.

La tentation de mentir effleura Adam. 11 pouvait en rajouter, dire àquel point Sam se sentait mal durant les derniers jours qui lui restaient àvivre, à quel point il souhaitait le pardon. Mais il était incapable de s’y résoudre.

- Est-ce que cela ferait une différence ?

Mr. Kramer mit doucement la carte de visite dans la poche de poitrine de sa chemise et regarda la rue.

- Non, dit Mr. Kramer, ça ne changerait rien. C’est quelque chose qui aurait dû être fait depuis longtemps.

Ses paroles avaient les intonations chantantes de l’accent du delta. Si leur sens n’avait rien de chaleureux, la façon de les prononcer avait quelque chose d’apaisant. Les mots arrivaient lentement, posément, comme si le temps n’avait pas prise sur eux. Ils exprimaient des années de souffrance et, plus encore, semblaient dire que la vie s’était arrêtée depuis longtemps.

- Non, monsieur Kramer. Sam ne sait pas que je suis ici. Il ne peut vous envoyer ses excuses. En revanche, je vous présente les miennes.

Le regard qui, par-delà la vitrine, interrogeait le passé resta impénétrable. Néanmoins, le vieil homme écoutait.

- Je me sens dans l’obligation de dire, au moins pour moi-même et pour la fille de Sam, que nous sommes terriblement affligés par ce qui a eu lieu.

- Pourquoi Sam n’a-t-il pas dit ça depuis le début?

- Je ne peux répondre à cette question.

- Bien sûr. Vous êtes si jeune!

Ah, le pouvoir de la presse! Naturellement Mr. Kramer avait lu les journaux comme tout le monde.

- Oui, monsieur. Mais j’essaie de lui sauver la vie.

- Pourquoi?

- Le tuer ne ressuscitera pas vos petits-enfants ni votre fils. Il était coupable, mais le gouvernement l’est également en voulant sa mort.

= Vous pensez que je n’ai jamais entendu ces propos auparavant? . - ,Bien entendu que vous les avez entendus. Je ne peux imaginer vos-épreuves. J’essaie simplement d’éviter qu’il en soit de même pour moi.

- Que voulez-vous de plus?

- Pouvezvous m’accorder cinq minutes?

- Nous avons déjà parlé pendant trois minutes. Il vous en reste deux.

Il jeta un coup d’oeil à sa montre comme s’il voulait actionner une sonnerie, puis il enfonça ses longues mains dans les poches de son pantalon. Ses yeux retournèrent vers la vitrine et la rue.

- D’après le journal de Memphis, vous auriez dit que vous vouliez être présent lorsqu’on attacherait Sam Cayhall dans la chambre à gaz, que vous vouliez le regarder dans les yeux à ce moment-là.

- La citation est exacte. Mais je ne crois pas que cela soit possible.

- Pourquoi?

- Parce que notre système judiciaire est pourri. Cayhall a été choyé, dorloté en prison pendant presque dix ans. Il a fait appel sur appel. En ce moment même, vous tirez toutes sortes de ficelles pour le garder en vie. Ce système est corrompu. Nous ne croyons plus à la justice.

- Je peux vous assurer qu’il n’est nullement choyé. Le quartier des condamnés à mort est un endroit horrible. J’en viens.

- Oui, mais il est vivant. 11 vit, il respire, il regarde la télévision, il lit. Il discute avec vous, il rédige des requêtes. Et lorsque la mort viendra, si jamais elle vient, il aura tout le temps de s’y préparer. Il pourra dire au revoir à ses proches, faire ses prières. Mes petits-enfants n’en ont pas eu le temps, monsieur Hall. Ils n’ont pas pu embrasser leurs parents, leur donner un dernier baiser. Ils ont été pulvérisés alors qu’ils étaient en train de s’amuser.

- Je vous comprends, monsieur Kramer. Mais tuer Sain ne ferait pas revenir vos petits-enfants.

- Bien sûr que non. Mais nous nous sentirions réellement soulagés. Ça enlèverait un certain poids à nos souffrances. J’ai fait un million de prières en demandant de vivre assez longtemps pour voir votre grandpère mort. J’ai eu une crise cardiaque il y a cinq ans. On m’a gardé en salle de réanimation pendant quinze jours. C’est la volonté de survivre àSam Cayhall qui m’a tenu en vie. Je serai présent, monsieur Hall, si mes médecins me le permettent. Je serai là pour le regarder mourir, puis je rentrerai chez moi et attendrai ma fin.

- Je suis navré que vous voyiez les choses ainsi.

- J’en suis navré moi aussi. Et je suis surtout navré d’avoir un jour entendu prononcer le nom de Sam Cayhall.

Adam recula d’un pas et s’appuya au comptoir près de la caisse enregistreuse. Il fixait le plancher. Mr. Kramer regardait toujours vers la vitrine. Le soleil se couchait derrière les immeubles. La lumière, dans cet étrange petit musée, déclinait rapidement.

 

- J’ai perdu mon père à cause de ce drame, dit Adam doucement. - J’en suis désolé. J’ai lu qu’il s’était suicidé peu après le dernier procès.

- Sam a également souffert, monsieur Kramer. Il a détruit sa famille en même temps que la vôtre. Il a sur les épaules plus de culpabilité que vous et moi pourrons jamais le concevoir.

- Peut-être en sera-t-il délivré lorsqu’il sera mort.

- C’est possible. Mais pourquoi ne pas arrêter le massacre?

- Comment pensez-vous que je puisse l’arrêter?

- J’ai lu quelque part que le gouverneur et vous étiez de vieux amis.

- En quoi cela vous regarde-t-il?

- Je ne me trompe pas?

- C’est quelqu’un du pays. Je le connais depuis de nombreuses années.

- Je l’ai rencontré la semaine dernière pour la première fois. Vous n’ignorez pas qu’il peut accorder sa grâce.

- À votre place, je ne compterais pas là-dessus.

- Je n’y compte pas. Je suis désespéré, monsieur Krarner. Au point où j’en suis, je n’ai rien à perdre sauf mon grand-père. Si votre famille et vous êtes partisans de l’exécution, alors le gouverneur fera selon votre volonté.

- Vous avez raison.

- Et si vous décidez de changer d’avis, je pense que le gouverneur vous suivra.

- J’ai donc le choix, dit le vieil homme, bougeant enfin.

ll s’avança vers Adam.

 

êtes naïf.

 

- Non seulement vous êtes désespéré, monsieur Hall, mais vous

 

- Je ne vous contredirai pas.

- Ainsi j’ai donc tant de pouvoir. Si je l’avais su auparavant, votre grand-père serait mort depuis longtemps.

- Il ne mérite pas de mourir, monsieur Kramer, dit Adam en se dirigeant vers la porte.

ll ne s’était pas attendu à trouver ici la moindre sympathie. Ce qui était important, c’était que Mr. Kramer le voie, lui, et sache que d’autres vies étaient terriblement affectées par ce drame.

- Mes petits-fils et mon fils non plus.

Adam ouvrit la porte.

- Excusez mon intrusion et permettez-moi de vous remercier du temps que vous m’avez consacré. J’ai une sueur, un cousin et une tante, la fille de Sam. Je voulais simplement que vous sachiez que Sam a une famille. C’est tout. Qui souffrira s’il meurt. Si on ne l’exécute pas, il ne quittera jamais la prison. Il se laissera dépérir et mourra bientôt de mort naturelle.

- Vous souffrirez?

. - Oui. J’appartiens à une famille pitoyable, monsieur Kramer, plongée dans la tragédie. J’essaie d’en éviter une autre.

Mr. Kramer se retourna pour le regarder. Son visage était sans expression.

- J’en suis désolé.

- Merci encore, dit Adam.

- Au revoir, monsieur, dit Mr. Kramer, sans le moindre sourire de politesse.

Adam quitta l’immeuble et marcha dans une rue ombragée pour atteindre le centre-ville. II retrouva le square et le monument édifié à la mémoire des jumeaux. Il s’assit sur le même banc, pas très loin de la statue en bronze des petits garçons. Après quelques minutes, fatigué des souvenirs et de la culpabilité, il s’éloigna.

Il trouva un motel et téléphona à Lee. Apparemment, elle n’avait pas bu et semblait pareillement soulagée qu’il ne rentre pas le soir. Adam s’endormit avant la nuit.

 

Adam traversa en voiture le centre de Memphis peu avant l’aube. Il s’enferma dans son bureau dès sept heures. À huit heures, il avait déjà parlé trois fois à Garner Goodman, qui lui avait paru tendu. Il souffrait d’insomnie. Ils passèrent en revue toutes les erreurs commises par Keyes dans ses choix tactiques. Le dossier Cayhall comportait une masse de rapports, de documents, de recherches sur ce qui aurait pu faire échouer la défense. Malheureusement, presque rien n’avait été avancé contre Benjamin Keyes.

Le procès s’était déroulé voici de nombreuses années, lorsque la chambre à gaz représentait une éventualité trop lointaine pour qu’on s’en inquiète sérieusement. Goodman fut heureux d’apprendre que Sam pensait désormais qu’il aurait dû témoigner et que Keyes l’en avait dissuadé. Il restait cependant sceptique quant à la sincérité de cette affirmation.

Ce qui ne l’empêcherait pas de tirer profit de la déclaration de Sam.

Goodman et Adam savaient qu’on avait trop attendu pour soulever le problème. Chaque semaine, les revues juridiques rapportaient des décisions de la Cour suprême rejetant des requêtes légitimes parce qu’elles n’avaient pas été déposées à temps. Du moins examinait-on toujours la question. Adam était comme survolté.

Cette fois encore, la requête serait présentée d’abord à la Cour de l’État du Mississippi. Il espérait une décision rapide. Forcément négative. Après quoi, sa requête partirait devant la Cour fédérale.

À dix heures, il envoya par télécopie sa dernière mouture au fonctionnaire de la Cour suprême du Mississippi, et à Breck Jefferson, du bureau de Slattery. Des fax furent également adressés au fonctionnaire de la cinquième chambre qui siégeait à La NouvelleOrléans. Puis il téléphona à Mr. Olander, de la Cour suprême fédérale, pour l’informer de ses démarches. Celui-ci lui demanda d’expédier sur-le-champ un fax àWashington.

. Darlene frappa à sa porte. Un visiteur l’attendait dans le hall, un certain Mr. Wyn Lettner. Adam traversa le hall pour l’accueillir. Il était seul et habillé comme un homme qui règne sur une rivière à truites. Bottes en caoutchouc et casquette de toile. Ils échangèrent quelques politesses : le poisson mordait, Irene allait bien, Adam avait-il l’intention de revenir bientôt à Calico Rock.

- Je suis venu en ville pour affaire, et je voulais simplement vous voir quelques minutes, dit Lettner à voix basse.

- Bien sûr, répondit Adam sur le même ton. Mon bureau est au bout du couloir.

- Non. Faisons plutôt quelques pas.

Dans la rue, Lettner acheta un paquet de cacahouètes à un vendeur ambulant. Ils marchèrent lentement en direction de l’hôtel de ville. Lettner mangeait ses cacahouètes, et en jetait aux pigeons.

- Comment va Sain ? demanda-t-il finalement.

- Il lui reste quinze jours. Comment vous sentiriez-vous s’il ne vous restait plus que quinze jours à vivre ?

- Je crois que je ferais sérieusement mes prières.

- Il n’en est pas encore là, mais ça ne saurait tarder.

- Est-ce que ça va avoir lieu ?

- En tout cas, on s’y prépare. Aucun ordre écrit n’a été donné pour arrêter le processus.

Lettner se goinfra de cacahouètes.

- Bonne chance, mon vieux. Je me suis surpris récemment à songer à vous et à ce vieux Sam.

- Merci. Et vous êtes venu à Memphis pour me souhaiter bonne chance?

- Pas exactement. Après votre départ, j’ai repensé à l’attentat Kramer. J’ai consulté mes dossiers personnels et mes rapports. Bien des choses me sont revenues en mémoire. J’ai appelé quelques-uns de mes vieux copains, et nous avons échangé des histoires d’anciens combattants à propos du KKK. C’était le bon temps.

- Je regrette d’avoir manqué ça.

- Et je me suis dit qu’il y avait peut-être un certain nombre d’éléments que j’aurais dû vous confier.

- Par exemple ?

- Par exemple dans l’affaire Dogan. Vous savez qu’il est mort un an après avoir témoigné.

- Sam me l’a dit.

- Sa femme et lui ont été tués dans l’explosion de leur maison. Une fuite de gaz dans leur chaudière. Une étincelle et tout a explosé. Une énorme boule de feu. Les restes des victimes tenaient dans un petit sac en papier.

- Regrettable. Et alors?

- Nous n’avons jamais cru à l’hypothèse d’un accident. Dans nos laboratoires. on a reconstitué l’annareil de chauffage. Il était terrible-

 

ment endommagé, mais, de l’avis de nos experts, quelqu’un avait trafi-

 

qué le matériel pour provoquer une fuite.

- (Quel rapport avec Sam?

- Effectivement, aucun.

- Alors pourquoi en parler?

- Parce que ça peut vous concerner.

- Franchement, je ne vous suis pas.

- Dogan avait un fils, un garçon qui s’était engagé dans l’armée en 1979. Il avait été affecté en Allemagne. Au cours de l’été, Dogan et Sam ont été mis en accusation devant la cour d’assises de Greenville. Peu après, Dogan a témoigné contre Sam. Une sacrée affaire. En octobre 1980, le fils de Dogan s’est absenté sans permission en Allemagne. Volatilisé.

Lettner mâchonna quelques cacahouètes et lança les coquilles à une bande de pigeons.

- Jamais retrouvé depuis. L’armée a cherché partout. Le temps a passé. Dogan est mort sans savoir ce qui était arrivé à son fils.

- Que lui est-il arrivé?

- Mystère. À ce jour, il n’a jamais réapparu.

- Est-il mort ?

- Probablement. Pas la moindre trace de lui.

- Qui l’a tué?

- Peut-être la même personne qui a tué ses parents.

- Et ce serait qui ?

- Nous avons une théorie, mais pas de suspect. Nous pensions àl’époque que le fils avait été enlevé avant le procès. Un avertissement en quelque sorte. Peut-être que Dogan était en possession de secrets gênants.

- Alors pourquoi tuer Dogan après le procès?

Ils s’arrêtèrent à l’ombre d’un arbre et s’assirent sur un banc devant le palais de justice. Adam, finalement, accepta quelques cacahouètes.

- Qui connaissait les détails de l’attentat Kramer? demanda Lettner. Absolument tous les détails.

- Sam et Jeremiah Dogan.

- Exact. Et qui était leur avocat lors des deux premiers procès? - Clovis Brazelton.

- Peut-on supposer que Brazelton en connaissait, lui aussi, les détails ?

- Je l’imagine. C’était un membre actif du KKK, n’est-ce pas? - Oui. Donc ça fait trois bonshommes - Sam, Dogan et Brazelton. Quelqu’un d’autre ?

Adam réfléchit un instant.

- Peut-être le mystérieux complice.

- Peut-être. Dogan est mort. Sain ne parlera pas. Et Brazelton est

 

mort.

 

- De quoi est-il mort?

- Accident d’avion. L’affaire Kramer en avait fait une sorte de héros. Il s’en était servi pour asseoir sa réputation. Magnifique réussite. IL adorait l’avion. Il s’est acheté un appareil. Il aimait à le prendre partout où il allait plaider. Il revenait de la côte ouest, il y a quelques années, lorsque son avion a disparu des écrans radar. On a retrouvé son corps dans un arbre. La météo était excellente. L’administration de l’aviation civile a conclu à une panne de moteur.

- Encore une mort mystérieuse.

- Oui. Donc tout le monde est mort sauf Sam. Mais ça se rapproche pour votre grand-père.

- Y a-t-il un lien entre la mort de Dogan et celle de Brazelton ?

- Non. Elles sont survenues à des années de distance. Mais notre théorie, si l’on s’en tient à ce scénario, suppose que les crimes ont été commis par la même personne.

- Qui donc se tiendrait dans l’ombre?

- Quelqu’un qui tient beaucoup à ce que certaines choses ne soient jamais révélées. Ce pourrait bien être monsieur X, l’éventuel complice de Sam.

- Un peu tiré par les cheveux, non ?

- En effet. Nous n’avons aucune preuve. Mais je vous ai dit àCalico Rock que nous avions toujours pensé que Sam avait eu un comparse. Voire qu’il n’était là que pour aider monsieur X dans sa mission. En tout cas, quand Sam s’est fait prendre, monsieur X a disparu. Peut-être s’est-il employé par la suite à éliminer les témoins.

- Pourquoi aurait-il tué la femme de Dogan ?

- Il se trouve qu’elle était dans le même lit que son mari lorsque la maison a sauté.

- Pourquoi aurait-il tué le fils de Dogan ?

- Pour contraindre le père au silence. Souvenez-vous, lorsque Dogan a témoigné, son fils avait disparu depuis quatre mois. Un otage, qui sait ?

- Je n’ai rien lu à propos du fils.

- On en a très peu parlé. Ça s’est passé en Allemagne. Nous avons conseillé à Dogan de ne pas s’exciter là-dessus.

- Je m’y perds. Dogan n’a accusé absolument personne au procès en dehors de Sam. Pourquoi ce monsieur X l’aurait-il assassiné après?

- Parce qu’il détenait des secrets, et qu’il a témoigné contre un membre du Klan.

Adam écrasa quelques coquilles et lança les grains d’arachide à un gros pigeon. Il était presque midi. Des douzaines d’employés de bureau traversaient rapidement le parc à la recherche d’un déjeuner qu’ils auraient à expédier en moins d’une demiheure.

- Vous avez faim? demanda Lettner en consultant sa montre.

- Non.

- Soif? J’ai envie d’une bière.

- Non merci. En quoi cet assassin sans visage devrait-il me concerner, moi?

 

- Sam est le dernier témoin et on prévoit de le faire taire définitivement dans deux semaines. S’il meurt sans parler, monsieur X peut vivre en paix. Si Sam ne meurt pas dans deux semaines, alors notre homme ne peut s’estimer tout à fait tranquille. De plus, si Sam se mettait à parler, quelqu’un risquerait d’avoir des ennuis.

- Moi?

- Vous êtes le seul à essayer de trouver la vérité.

- Vous pensez qu’il est dans les parages?

- C’est possible. A moins qu’il ne soit chauffeur de taxi à Montréal. Ou qu’il n’ait jamais existé.

Adam jeta un coup d’oeil rapide pardessus son épaule, comme s’il se sentait en danger.

- Je me rends parfaitement compte que ça paraît absurde, dit Lettner.

- Monsieur X peut dormir sans crainte, Sam ne parlera pas.

- Néanmoins il y a un risque. Je voulais vous prévenir, Adam. - Je n’ai pas peur. Si Sam me donnait le nom de ce type, je le crierais sur les toits et j’ensevelirais les juridictions d’appel sous une avalanche de requêtes. En pure perte, bien sûr. Il est trop tard pour développer de nouvelles argumentations.

- Et le gouverneur ?

- Peu d’espoir.

- Bon. Mais je me permets d’insister: soyez prudent.

- Je dois sans doute vous remercier.

- Allons prendre une bière.

Dieu veuille que Lee ne rencontre jamais Wyn Lettner, se dit Adam. - Il est midi moins cinq. Vous n’allez pas vous mettre à boire si tôt. - Souvent je commence au petit déjeuner.

 

Monsieur X était assis sur un banc du parc derrière un journal, des oiseaux à ses pieds. Il se trouvait à plus de vingt mètres et n’avait pu capter la conversation. Il lui semblait reconnaître le vieux bonhomme, un agent du FBI. Sa photographie avait été publiée dans les journaux bien des années auparavant. Il allait le suivre pour découvrir qui il était et où il vivait.

Wedge commençait à en avoir assez de Memphis. Ce plan lui convenait parfaitement. Le gamin travaillait dans son cabinet, se rendait à Parchman, dormait dans la résidence et semblait pédaler dans le vide. Wedge était un malade du renseignement. Jusqu’à présent, son nom n’avait jamais été rendu public. Personne ne le connaissait. Absolument personne.

 

La date, sur le petit mot posé sur le plan de travail, était exacte. Lee avait même donné l’heure, dix-neuf heures quinze. L’écriture n’était pas

très ferme, mais pas non plus relâchée. Lee avertissait son neveu qu’elle était couchée avec ce qui semblait être la grippe. Ne la déranger sous aucun prétexte. Elle avait été voir un médecin qui lui avait conseillé de s’aliter. Pour rendre la situation tout à fait crédible, un flacon de médicaments provenant de la pharmacie du coin était posé à côté d’un verre d’eau à moitié vide. Il y avait même la date du jour sur l’étiquette.

Adam, rapidement, regarda dans la poubelle placée sous l’évier -pas trace de boisson alcoolisée.

Il plaça une pizza congelée dans le four à micro-ondes et se dirigea vers la terrasse pour observer les bateaux sur le fleuve.